Un souffle glacé, tes yeux se posent quelques instants sur ce paysage hivernal. Sur cette ville où tu n’as que rarement posé les pieds. Une ville que tu connais à peine, que tu n’avais jamais vraiment visité. Une ville qui ressemble à ton pays, qui pourtant, n’en fait pas partie. Il est toujours un peu étrange d’être à Uzuri, tu as l’impression d’être encore à Kanagawa. À la fois, tu remarques certaines différences, certaines bâtisses, technologies que tu ne trouves pas chez toi. Tu remarques qu’il y a moins l’angoisse et la peur sur les visages…

« Lieutenant. »

Ton attention se reporte sur ton interlocuteur.

« Oui ? »

Homme à tes ordres qui avait pris le bateau avec toi. Qui avait tenu la conversation durant toutes ces heures où vous avez divagué sur l’océan. Même si vous étiez parti tôt, il avait trouvé assez d’énergie pour parler encore et encore. Sans que cela ne soit ennuyant. Que cela ne te dérange.

« Reposez-vous bien. »

Ton regard est particulièrement fatigué.

« Oui. »

Le maquillage ne permettait pas de tout cacher.

« Pensez à manger surtout. »

Tu avais perdu un peu de poids...

« Oui...»

Tu n’arrives plus vraiment à penser à ce qui est pourtant une priorité.

« Pas d’exercices, vous êtes là pour vos congés !»

« Je sais ne vous en faites pas... »

En effet, tu n’étais pas là pour travailler. Nombreux de tes soldats dont lui avaient soutenus l’idée depuis un moment à ce que tu prennes quelques jours. Parce que ton état se dégrade et cela se voit. Surtout pour ceux qui te côtoient tous les jours. Tu t’étais montré particulièrement têtu là-dessus, avec la crise à Kanagawa, tous les problèmes, tout le travail à faire… Mais ils avaient fini par trouver les bons arguments, par utiliser l’excuse de ton anniversaire qui arrivait bientôt. Tes grands-parents s’y étaient mis aussi lors de ta dernière visite, finalement, tu avais fini par t’arranger pour avoir ces 4 jours consécutifs. On voulait te faire sortir du pays, pour que tu puisses véritablement souffler, pour que tu quittes ces mauvaises ondes, pour complètement t’empêcher de travailler.

Parce qu’en Akielos, tu n’as aucun droit.
Tu ne peux rien faire.
Tu n’es pas soldat.

Tu n’es qu’Ozora.

« Lieutenant… Ne culpabilisez pas et rentrez en forme. »

Des mots étranges à entendre…
Qui pourtant en réalité font sens si tu t’écoutais réellement.

« Je ne culpabilise pas. Et je rentrerais en meilleures conditions pour faire mon travail.»

Ce n’était probablement pas ça qu’il voulait entendre, mais bon, il n’avait pas insisté. Un geste pour se dire au revoir et le voilà qui embarque sur le bateau prêt à repartir pour Nagano. Te voilà seul, silencieux, laissant un long soupir franchir tes lèvres.

Et maintenant ?

Tu te mets en marche, longeant le port, observant la mer, les soldats de la ville, les habitants, les marins… Tu sembles un peu ailleurs… Le regard un peu vide, trop fatigué. Pourtant, il y a soudainement une lueur. Comme si quelque chose avait retenu ton attention, réveillé légèrement… Enfin, plutôt une personne. Tu n’étais pas bien sûr alors tu décides de t’approcher délicatement. Et cette silhouette, ce visage, cette voix… Tu les reconnais.

« Ryoji ? »

Tu te poses de nombreuses questions.
Aussi bien sur la raison de sa présence en ces lieux, que sur ce curieux battement de cœur en le voyant.

Un battement de cœur un peu plus fort.
Une douce chaleur qui s’y loge.
Sensation étrange…

Vous ne vous êtes vus qu’une fois. Une seule. Vous vous êtes dits au revoir il y a des mois, alors, ainsi le retrouver… C’est un peu perturbant. Tu ne sais même pas comment réagir. Si tu devais dire quelque chose en particulier. Est-ce lors de retrouvailles, il y a des choses à faire ? Des mots à dire ? Tu ne sais pas vraiment… Tu as complètement été pris par surprise… Tu ne lui as pas dit que tu venais ici, en réalité, tu n’avais envoyé qu’une voir deux lettres. Celle que tu lui avais promise après la Tour et ensuite… Et ensuite tout s’était enchaîné. Ensuite, tout a basculé. Et les papiers que tu essayais de remplir ne faisaient que s’entasser péniblement dans ta chambre. Tu n’avais jamais le temps de les finir. Tu finissais toujours par t’endormir dessus, ou bien tu n’étais pas assez satisfait et tu les mettais de côté. Tu étais resté dans le silence… Tu n’avais que peu communiqué avec lui. Alors pourquoi lui, semblait être là pour toi. Comme s’il t’avait attendu ?

« Attendre ? Trompé ? »

Tu ne comprends pas ce qu’il dit.
Tu penches légèrement la tête, tu lui montres ton incompréhension face à ses propos.

Et tu prends le temps de l’observer. Un visage inoubliable, un long manteau qui semblait peiner à complètement le réchauffer... Un petit rire familier… Une lueur dans ses yeux que tu parvenais à distinguer. Lueur qui semblait être bien vite disparue. Tu sens son regard sur toi et tu te doutes plus ou moins de ce qu’il remarque.

« Plutôt oui. »

Beaucoup même.

À peine, tu y repenses ton visage s’assombrit. De nombreuses réflexions, des pensées pesantes, qui affaissent tes épaules, qui forcent un soupir de tes lèvres. Cette culpabilité silencieuse qui t’envahit, qui te laisse un goût amer.

Non…
Ce n’était pas le moment.
Tu n’étais pas là pour réfléchir à tout ça…

« C’est aussi le cas à Althéa, j’imagine…»

Ce n’était probablement facile pour personne. Et tu devrais le remercier d’être venu à toi, peu importe le pourquoi il était là, si ce n’était qu’un hasard ou non. Parce que sa voix, ses paroles, te permettaient un peu de sortir de tout ça.

Veux-tu qu’on aille se poser quelque part ?
Pourquoi refuser ?

Je suis sûr qu’on a une tonne de choses à nous dire.
Oui… Probablement, avec ce long silence que tu lui avais imposé…

Je suis heureux de te voir.

Une note légère.
Des mots surprenants qui pourtant semblent adoucir ton regard…

« La seule chose que j’ai à faire est d’aller à l’auberge qu’on m’a réservée pour poser mes affaires et récupérer les clés de ma chambre… Sinon… Non… J’ai tout mon temps à t’accorder. Enfin… Je ne sais guère si c’est aussi ton cas donc, si besoin, je poserai mes affaires plus tard... »

Tu n’étais pas capable de lui dire.
Moi aussi, je suis heureux de te voir.
Ça ne veut pas sortir.
C’est trop difficile.

Mais il y avait bien quelques mots que tu pouvais lui offrir.

« Ah… Euh… Ryoji… »

Ta voix est un peu timide.
Peut-être était-ce aussi lié à la fatigue.

« Je suis rentré en vie… »

Oui.
Tu étais en seul morceau.
Dans un triste état, mais vivant.

« Même si je l’ai déjà dit dans la lettre… Je me suis dit que ce serait bien de le dire de vive voix... »

Peut-être n’était-ce pas vraiment utile pourtant ça te semblait un peu plus symbolique.

Cheldis va mal… Tous les pays ont leurs lots de soucis… Tout le monde a ses petits problèmes à régler. Tu savais pertinemment que la situation à Althéa était particulièrement compliquée. Que bien des choses s’étaient passées. Tu ne doutais pas sur le fait que Ryoji aussi avait eu son lot de travail… Peut-être que lui aussi avait besoin de souffler ? Peut-être que lui aussi avait choisi Uzuri pour se ressourcer ? Non… Ce hasard était bien trop étrange. Mais en réalité, tu t’en fichais un peu. Le plus important n’était pas juste de profiter de cette chance ? De la saisir.

Et puis ni lui, ni toi, ne semblez vouloir vous poser sur les soucis de vos pays respectifs.
Il voulait juste suivre.

Mais avant tout, tu avais souhaité lui dire que tu étais rentré en vie. Lui dire de vive voix, ces mots qui ont bien plus d’impacts lorsqu’ils ne sont pas simplement écrits sur un papier. On peut facilement prétendre être quelqu’un d’autre par le biais d’une lettre. On peut la falsifier. Néanmoins, là, il avait bel et bien une preuve. Une preuve que tu étais là. Il pouvait entendre cette nouvelle. T’entendre, te voir de nouveau, sans que cela ne soit un rêve, une hallucination. Il pouvait mettre de côté ses inquiétudes.

« Tant mieux alors... »

Et tu espérais…

Qu’il se libérait du poids de cette promesse.
Il n’y en avait plus besoin.

Ton regard se pose sur son sourire, sourire que tu n’avais pas vu depuis longtemps que pourtant, tu avais parfaitement mémorisé. Comme tout… Tout ce qui s’était passé durant votre rencontre, durant ces deux jours. De votre premier échanger, à votre au revoir.

« Très bien… »

Lorsqu’il parle d’une personne qui a besoin de reprendre ses forces, tu ne penses pas à toi. Tu te dis que son voyage jusqu’ici avait dû être éprouvant. Qu’il avait sans doute besoin de se nourrir en effet.

« Hmm.. Tu séjournes à Uzuri ?»

Tranquillement, tu reprends ta marche. Il n’y avait plus cette solitude pour t’accompagner. Cette fois-ci, tu n’étais pas seul, il y avait une présence à tes côtés.

Surprenante mais point déplaisante.

Tu sortais un petit papier où était notée l’adresse de ton auberge, tu lisais les indications parfois de façon un peu pénible. L’écriture était un peu petite et te concentrer dessus n’était point agréable pour tes yeux. La lumière du jour ne t’aidait pas à aller mieux, mais bon, au moins tu arrivais quand même à lire et à te repérer. Un chemin guère long et difficile, c’était à quelques rues seulement, en à peine 10 minutes vous y serez. Ce n’était pas plus mal, au moins, cela voulait dire que vous irez plus rapidement manger quelque chose ensemble…

Oui...
C’était même une bonne chose.

« C’est par ici. »

Il y a quelque chose d’étrange dans cette rencontre. Dans ces retrouvailles… C’est comme si vous revoir était naturel. Peut-être un peu trop…

Tu aperçois un peu au loin le lieu où tu allais séjourner. Belle bâtisse qui, à sa simple façade aux allures typiques de Nagano, disait que c’était un endroit riche, où les chambres avaient un beau petit prix. Tu restais devant la porte, mais.. Silencieux… Une petite idée en tête…

« Ryoji… Je ne t’ai jamais vraiment rendu la pareille pour la dernière fois… Lorsque tu m’as offert un toit pour la nuit… Si tu le désires… Je peux m’arranger pour que tu dormes ici… Enfin j'imagine que prendre une autre chambre sera un peu plus difficile mais la mienne devrait être assez grande pour deux, connaissant mes grands-parents ils ont du réserver l'une des plus spacieuses... Ah, je ne te force à rien cependant. »

C’était juste une proposition sincère. Histoire de payer une dette... Tu lui devais bien ça non ?

Un simple hasard ?
Non.
Tu n’y crois pas.

Plus tu l’entends parler, plus les coïncidences te paraissent étranges. Le fait qu’il soit arrivé en même temps que toi... Dans la même ville. Qu’il semblait savoir que tu serais ici. Mais il semblait rester mystérieux. Il avait des secrets qu’il ne voulait guère te dévoiler, or, tu ne comptais nullement insister. Si tu n’as pas besoin de savoir alors soit. S’il veut te laisser dans ce flou, très bien. Tu t’en fous. Les questions resteront sans réponse, et ce ne sera tout simplement pas la première fois.

Alors silencieusement, tu avances.
Discrètement, tu poses ton regard sur lui.
Tu n’es pas habitué à cette présence…
Pourtant, tu te sens étrangement à l’aise…

Peut-être même heureux.
Si seulement tu savais ce que c’était.

Devant l’entrée de l’auberge, tu te décides de lui proposer un logement pour la nuit. Ainsi, tu pourrais le rembourser, tout comme tu aurais une information en plus. Il comptait donc bien rester plus d’une journée à Uzuri… Combien de temps exactement, tu lui demanderas quand ce sera l’occasion. Pour l’instant, tu te contentais d’ouvrir la porte délicatement, gardant en tête sa réponse.

« Très bien, je vais voir ça alors. »

Tu allais donc te présenter à l’accueil, donnant ton nom et demandant si une présence en plus ne serait pas de trop. C’est avec sourire particulièrement chaleureux qu’elle t’expliquait que cela ne lui posait aucun problème alors que délicatement, elle posait les clés dans le creux de tes mains. Tu lisais dans son regard un peu d’inquiétude.

« Ne vous en faites pas, reposez-vous jeune homme. Il y aura toujours quelqu’un à disposition, n’hésitez pas. »

Reposez-vous.

Des mots qui résonnent alors que sans un mot, tu te diriges vers ta chambre. Avais-tu l’air si fatigué ? Tu as conscience que tu n’as pas bonne mine, mais bon… Enfin, tu laisses tout ça derrière toi par un simple soupir. Alors que tes pas entrent dans ce lieu bien trop spacieux pour une seule personne. Tu n’étais pas vraiment étonné, tu connais tes grands-parents, ils ont un certain goût du luxe. Une simple auberge ? Non, ce n’était pas leur genre. Enfin, qui sait, peut-être avaient-ils aussi pensé à t’offrir un lieu vraiment confortable, où ils seront sûrs que tu pourras te ressourcer…

Mais une telle pensée ne pouvait pas traverser ton esprit.

Tu poses tes affaires alors que ton corps te semble toujours si lourd. Comme si tu avais toujours un poids. Ah, tu pourrais presque tomber au moindre coup de vent… Tu te sens si faible, c’est perturbant… Néanmoins, alors que tu te sens un peu divagué, une voix te rappelle. Tu poses tes yeux sur lui, écoutant ce qu’il avait à dire. Le regardant chercher, tu ne sais quoi dans son sac.

Si je suis ici, ce n’est pas par hasard.
Tu t’en étais douté.
Mais quelle était la raison ?
Allais-tu enfin la découvrir ?

…
Joyeux anniversaire.

Tu le regardais avec surprise. Autant à cause de ses paroles que de cette boîte qu’il te tendait. Une boîte que tu n’étais pas capable de tout de suite accepter. Comme si tu avais besoin de temps pour associer les informations. Pour comprendre. Tu restais muet, quelques secondes. De bien trop longues secondes où ton cœur s’était mis à battre étrangement un peu plus fort.

« C-C’est... »

Tu ne savais pas vraiment comment réagir. Quoi dire ? C’était tellement inattendu. Alors c’est hésitant que tu saisissais son présent.

« C-Comment, as-tu su ? »

Tu n’étais pas stupide… Il avait dû faire des recherches sur toi. Trouver un moyen de se renseigner. Tu ne savais pas trop comment il s’y était pris cependant, il semblait ne pas avoir fait les choses à moitié. Ta part professionnelle veut se montrer méfiante, qui sait ce qu’il avait pu apprendre sur toi ? Et bien… En réalité, il n’y avait pas grand-chose à savoir donc tu ne t’inquiétais pas vraiment… D’une certaine façon, tu étais touché… Touché, parce qu’il avait fait ce chemin pour toi… Parce qu’il avait fait tout ça pour te souhaiter un bon anniversaire de vive voix…

Ah…
Tu as l’impression qu’une douce chaleur vient te réchauffer.

Tu ouvres délicatement son présent, te décidant enfin à découvrir ce qu’il y avait dedans. Et l’intérieur avait de quoi te surprendre. Du thé… De nombreux thés bien rangés, venant de différentes contrées, avec des goûts divers et variés. Tu reconnaissais certaines marques assez coûteuses et tu n’avais pas besoin de lui demander pour comprendre qu’en acquérir certains avait dû être difficile… Cependant, plus que le thé, c’est un accessoire qui attire particulièrement ton regard. Tu le sortais de la boîte pour l’observer. Des courbes qui te rappelaient ton masque, un objet fait sur commande sans aucun doute.

Une belle épingle à cheveux.

« P-Pourquoi m’offrir autant ? »

Combien cela lui avait coûté ? Tu n’oserais presque pas demander. Cependant, cela t’empêchait encore plus de refuser.

« Merci... »

Tes yeux s’adoucissent, comme si tu exprimais un sourire timide.
Un sourire invisible.
Malgré la fatigue.

Tu venais poser la boîte sur une commode à côté.

« J’en prendrais grand soin. »

Finalement, tu venais tendre l’épingle qu’il venait de t’offrir, les joues légèrement pourpres.

« Voudrais-tu me la mettre ? »

Après tout peut-être que cela lui ferait plaisir ? Ce serait un peu plus symbolique...

Comment avait-il su ?

Il y avait bien des façons de savoir. Mais c’était son secret. C’était une question à laquelle il n’y répondra pas. Ses lèvres resteraient scellées pour que tu restes dans l’ignorance. Il te le disait de lui-même. Qu’il en soit ainsi. Qu’on apprenne des choses personnelles sur toi, ne te dérange pas, parce qu’il n’y probablement pas grand-chose à savoir. Tu n’es qu’un soldat, l’héritier d’un vieux clan et ta vie personnelle n’est clairement pas assez palpitante pour qu’on daigne s’y intéresser. Ton anniversaire ? Tu n’y as jamais accordé de l’importance. Ce n’était qu’une modalité à tes yeux. Ce n’était qu’un jour comme un autre.

Alors pourquoi là ça semblait un peu différent ?

Même si ce n’était pas exactement le bon jour. Même si une part de toi a du mal à accepter autant. À du mal à prendre ce présent si coûteux. À tes yeux, ça restait trop. Trop pour être simplement revenu en vie. Trop juste parce que tu gagnais une année en plus bientôt. Pourtant, c’est une habitude de recevoir des objets, des tenues chères de ta famille et de leurs connaissances. Cependant, dans ces moments-là, il t’était impossible de savoir si c’était seulement pour les apparences ou si c’était sincère. Le problème de la noblesse certains diront… Mais là ?

Il s’était déplacé pour toi.
Il n’y avait personne pour se soucier des apparences.
Il n’y avait que vous.
C’était un présent offert de bon cœur.
Et c’est ce qui le rendait précieux… Mais, ça, ce n’est pas quelque chose que tu avoueras facilement.

Ni à lui. Ni à toi.

« Je ne mérite pas d’être gâté, ni pour être revenu en vie, ni pour mon anniversaire. Si je suis là aujourd’hui, c’est grâce à des compagnons d’armes, tout comme j’ai eu beaucoup de chance…. Et je fais que gagner une année de plus, il n’y a point à être félicité pour cela… »

Et pourtant, cela semblait te plaire. Tu aurais pu attendre, tu aurais pu patienter pour mettre cette épingle, et pourtant… Tu n’avais pas attendu très longtemps pour lui demander de le faire.

Tu n’es pas assez honnête pas vrai ?

Suivant ces instructions, tu venais retirer ton manteau avant de t’asseoir délicatement, dos à lui. Tu le laissais prendre ta chevelure, s’amuser à te coiffer, te faire une tresse… Il semblait aimer t’en faire, lors de votre première rencontre, il l’avait fait aussi. Était-ce dû à cette fameuse tradition de Nordhal ? Tu te le demandes, mais tu restes silencieux. Le temps d’un instant, le temps qu’il finisse. Tu te contentais de profiter de ce moment si doux. Trop tendre, pour qu’il te paraisse réel.

Qui contraste trop avec le mal qui ronge Cheldis.
Ton pays.

Ah, tu ne devrais pas être ici…

Puis alors que tu tentais de te relever, tu sens des mains qui retiennent tes épaules.

Ne crois pas que je n’ai rien vu.

Il avait eu à peine besoin de forcer, que ton corps était tombé en arrière, ta tête sur ses genoux, ton regard posé sur lui avec surprise et incompréhension. Autant par son comportement que par ta résistance inexistante.

Ton état… M’inquiète. Endors-toi.

Ah, tu entends en résonance dans ta tête ces mots.

Lieutenant. Reposez-vous bien.
Rentrez en forme.
Reposez-vous jeune homme.

Encore et encore ces mots.
Toujours cette même inquiétude dans leurs yeux...

« J-Je ne vais pas faire ça maintenant. »

Surtout quand il est là.

« Ne voulais-tu pas manger d’abord ? »

Le voyage avait dû être long pour lui après tout… Le froid, le vent glacial… N’en avait-il pas besoin après tout chemin, fait pour toi ?

Un anniversaire.

Qu’est-ce qui rend, ce jour, si spécial ? Qu’est-ce qui le rend si différent ? Le fait d’avoir survécu jusqu’ici ? Quel intérêt quand on est mort à l’intérieur ? Quand on se fiche de notre propre vie… Parce que ça définit notre identité ? Tes parents t’ont déjà bien trop inculqué ce que tu es. Ce que tu dois faire, accomplir… Ah… Tu as bien du mal à le comprendre… Les autres… Ou même Ryoji. L’opportunité d’avoir une journée où on est Roi ? Qu’est-ce que ça signifiait ? Quel intérêt ? Tu n’as pas envie d’être important. Pas envie d’être au centre. Cela incombe des responsabilités… Plus que tu n’en as déjà, toi le jeune lieutenant. Et des désirs ? Se faire plaisir ? Ce sont des mots qui laissent un goût amer dans ta gorge.

« Ce n’est pas quelque chose que je peux comprendre… »

Enfin… Essayais-tu vraiment ?
Non.
Bien sûr que non…

Ah… Devrais-tu te sentir fier ? Fier d’avoir survécu ? Fier d’être toujours vivant malgré cette épreuve ? On pouvait considérer la tour comme un abattoir certes. Tu as vu la Mort si proche de toi et ce, plus d’une fois. Comme une caresse, une brise qui te rappelait qu’elle n’était jamais très loin… Mais….

À tes yeux, survivre n’est pas un honneur.
Mourir n’est point un malheur.

Et puis ce soldat qui s’est battu jusqu’à sang dans cette Tour est désormais dans un bien pitoyable état. Faible. Sans résistance. Le cœur lourd. Écrasé par la fatigue, par le poids des responsabilités, par la situation qui te dépassait… Incapable de se reposer, incapable de ne penser à rien, de prendre soin de sa santé… Oui, il fallait définitivement te forcer. Peut-être que Ryoji l’avait compris. Il s’imposait. Néanmoins, il le faisait avec douceur, avec tendresse, posant délicatement sa main sur ton front. Ce n’était que de l’inquiétude à ton égard… Même si la vérité qui sortait de ses lèvres n’était point plaisante à entendre.

« C’est... »

Silence.

« N-Non ce n’est pas normal... »

Tu détournes le regard.

« Cependant… Tu n’es pas venu jusqu’ici pour que je dorme en ta présence… »

Toi qui préfères toujours qu’on ne te laisse jamais le choix, voilà que lorsqu’il le fait, tu veux le contredire… Tu es compliqué, n’est-ce pas ?

« Enfin… Si tu souhaites que je me repose un peu… Très bien… Une vingtaine de minutes devrait me suffire…»

Un soupir.

« Mais ne te soucie pas de moi… Tu devrais aller t'occuper…»

Tu ne pense pas que rester là à rien faire soit intéressant pour lui. Tu n’es même pas sûr que ce soit confortable pour lui.

Et tu n’as pas envie d’être un poids.

Un silence.

Tu restais silencieux. Les lèvres scellées alors que sa voix venait te bercer encore un peu. Que son désir, celui que tu te reposes, te parvenait. Ce n’était pas spécialement une note agréable à entendre. Néanmoins, tu avais bien compris qu’il allait insister et tu n’as pas la force de débattre. Ce n’est pas ton genre de base… Alors même si, une part de toi culpabilise à l’idée de le laisser seul le temps d’une petite sieste… Tu te décides à le croire, de lui faire confiance. De l’écouter un peu… Et tu fermes les yeux, alors que plus aucun son n’est perçu. Il ne restait que le vent qui tapait légèrement sur les fenêtres, les gens qui faisaient vivre les rues de la ville. Il n’y avait plus de paroles entre vous, seulement la sensation de sa main dans tes cheveux. Juste une présence chaleureuse que tu ressentais si proche de toi.

Peut-être trop proche.

Et tu sens petit à petit ton esprit qui divague. Petit à petit, tout devient plus sombre, tu te plonges complètement dans le noir, jusqu’à rejoindre tes songes les plus profonds. Il n’était point étonnant que tu t’endormes aussi vite. On sent, on voit ce corps affaibli. Tu n’as pas appris à prendre soin de ta santé, à te ménager. Tu ne sais pas te reposer dans ce genre de moments, quand le travail, les problèmes ne cessent de s’accumuler. Quand tu sais que tu as des choses, des devoirs à accomplir. Tu as juste appris à supporter la pression, le stress… Alors au moindre répit et tu t’écroules, tu ne peux que complètement t’effondrer.

Mais au moins, ça t’offrait un instant de paix.

…

Enfin, si seulement tu n’étais pas envahi par des rêves qui te dévorent, qui te pèsent lourd sur le cœur. On dit que les songes sont inspirés de ce que l’on vit, ce que l’on voit. Mais ces derniers temps, à part la douceur de la neige, tu ne fais qu’apercevoir des paysages désolés, les terres de ton enfance mourir alors que les habitants sont voilés de peurs. Dans leurs mots, sur leurs visages. Les changements sont violents. Et toi, l’observateur… Pouvais-tu vraiment rester de marbre ? Tu entends encore ces voix autrefois si vivantes… Tu entends encore les paroles de ce Dieu, cette pression si grande…

La Traîtresse…
Ielle…


Une odeur vient te caresser alors que tu ouvres péniblement les yeux. Tu ne sais pourquoi, mais tu sens que ton cœur est lourd, tout comme ton corps… De quoi as-tu rêvé ? Tu es incapable de te souvenir. Incapable de comprendre ce qui t’arrive. Tout est flou. Tu te redresses péniblement, avec un peu de difficulté. Les cheveux en désordre, l’épingle tout juste offerte qui y était emmêlée, l’air un peu perdu alors qu’une tasse t’est tendue. Ton regard se pose sur le visage de Ryoji et tu restes silencieux quelques instants :

« Hein ? Ah… M-Merci ? »

Tu saisis la tasse timidement alors peu à peu, tout s’éclaircit autour de toi, dans ta tête. Sa voix, son rire, tout était désormais clair.

« Ah… Désolé… Je me suis laissé aller... »

Tu devrais comprendre pourtant qu’il ne te faisait pas un reproche. Tu le savais sûrement. Cependant, tu n’avais sans doute pas su quoi dire d’autres que des excuses…

Il y a des perturbations. Des remous dans cette eau habituellement si calme. Et si à ton réveil, aucun souvenir ne reste… Les sensations te semblent réelles. Un poids étrange, un sentiment presque amer dans ta gorge, comme si tu avais fait un bien triste rêve. Néanmoins, il n’y avait pas de larme, seulement un vide presque pesant. Pesant parce que les émotions te manquent, parce qu’il n’y a aucune façon pour toi de te libérer, de t’exprimer. Tu restais enfermé dans une cage dont toi seul avait la clé. Mais tu n’ouvrais pas…

Tu n’en étais pas capable.

Tes pensées s’éclaircissent et tu remarques alors les différences entre l’instant où tu t’es endormi et celui de maintenant. Tu n’étais plus sur ses genoux, mais allongé, une couverture te bordant… Était-ce Ryoji qui s’était embêté à bien t’installer ? À te porter et te couvrir pour que tu n’aies pas froid ? Avais-tu été un poids ? Tu aimerais lui demander, cependant ce n’était pas le sujet de la conversation. Tu le feras, lorsque ce sera le bon moment, lorsque tu seras persuadé que tu pouvais te permettre de lui poser la question. Alors tu te contentes de souffler sur ta tasse de thé, sentant sa chaleur se répandre sur tes mains, sa douce et délicieuse odeur t’apaiser tandis que sa voix te berçait.

« Tu aurais malgré tout dû me réveiller… Mais… Merci... »

Merci de m’avoir accordé ce repos.
Merci de ne pas m’en tenir rigueur.

Tu t’apprêtais à goûter ta boisson, néanmoins une question tombe. Tes yeux se posent sur lui et tu observes, tu remarques cette inquiétude à ton égard. Il n’y avait plus son sourire, il n’y avait pas de joie, juste une triste mine. Tu restais silencieux quelques instants alors que tes yeux se plongeaient dans cette eau légèrement colorée, là où tu y voyais péniblement ton reflet.

« … Hmmm… Je ne dirais pas ça… Ce n’est pas que mon travail m’empêche de me reposer assez… Enfin, avec mes nouvelles responsabilités, il est vrai que mes horaires sont plus chargés. Mais...»

Un soupir.

« Disons simplement que… Je ne peux pas me permettre du repos. Pas dans ce genre de moments…»

Ce n’était pas ce qu’on t’avait appris. Pour toi, le peuple et les besoins du pays passeraient toujours avant. Ton état de santé n’était que secondaire, tant pis si tu t’épuisais, tant pis tant que tu faisais ce qu’il fallait, que tu donnais ton maximum. Tu peux t’oublier. Tu le fais déjà depuis des années. Ton existence se perd quelque part, dans une eau trop profonde, là où il fait noir, là où on ne voit rien, où l’on est perdu, sans savoir où va, où on se trouve.

Tu venais finalement prendre une gorgée de thé. Ça t’allégeait. Ça rendait ton regard plus doux, légèrement plus apaisé. Malgré ces pensées intrusives, ces questions, cette culpabilité qui venait t’accabler.

« La situation nous dépasse tous… »

Et pas que du côté de Kanagawa, tu en as conscience. Cependant tu n’es pas sûr que la conversation soit plaisante… Pour lui tout du moins. Il n’était pas là pour supporter tes propres problèmes ou se souvenir de ceux qui le pesaient de son côté.

« Ah sinon, le thé est très bon, merci... »

Tu aimerais lui offrir un moment plus doux. Un peu de paix.

« Hmm… Après notre thé… Je me recoiffe et on va manger quelque part ?»

Tout comme lui t’en avait donner.

Une gorgée de thé, une saveur qui parvient à te charmer, une douceur dont tu avais besoin pour te réveiller, pour t’apaiser. Tu la savourais un peu, avant que tu ne doives te préparer pour que vous puissiez aller manger. Mais… Si toi, tu t’étais déjà posé sur la suite de la journée… Ryoji semblait s’être perdu dans tes premières paroles. Lorsque tu lui avais avoué que tu ne t’accordais pas de repos. Alors qu’il semble chercher ses mots, tu te demandais ce qu’il se passait dans ta tête. Qu’est-ce qui le troublait ? Que voulait-il dire ? Tu le regardes, silencieux. Patient.

Et il s’exprime.
Une question perturbante.

Perturbante parce qu’à tes yeux, elle n’a pas de sens.

« Oui.»

Une réponse catégorique.
Sans une once d’hésitation.

Oui, c’est normal.

Pour toi, la question ne se pose pas. Elle n’a pas lieu d’être. Bien sûr, tu as conscience que tout le monde n’est pas comme toi. Que tout le monde n’a pas eu la même éducation. Mais tu n’es pas capable de réfléchir à ce problème. Pas capable de remettre en cause cette doctrine, ces règles qu’on t’a apprises. Pourtant, lorsqu’il te dit qu’il s’inquiétait juste pour toi… Tu sens une drôle de sensation au niveau de ta poitrine. Comme si ça serrait un peu. Était-ce douloureux ? Tu ne sais pas, tu ne comprends pas.

Tu ne cherches pas à savoir.

« Ne t’en fais pas, c’est toujours passager. »

Comme si quelque chose de similaire t’était déjà arrivé.
N’essayais-tu pas à la base de le rassurer ?

« La situation actuelle est juste particulièrement compliquée, et m’imaginer me reposer alors qu’une région entière meurt… Je n’en suis pas capable. Ce n’est pas ce qu’on m’a appris… Enfin… J’ai plusieurs jours de repos donc je n’ai pas d’autre choix que de me ressourcer et… Mettre de côté le travail… .»

Puis Ryoji se lève, souhaitant recoiffer tes cheveux terriblement emmêlés dans ton épingle. Tu restes silencieux le temps qu’il aille chercher la brosse, et tu en profites pour finir ton thé. Cependant, lorsqu’il revient, lorsqu’il te parle, tu remarques un sourire sur son visage… Un sourire qui paraissait particulièrement faux. Comme s’il avait se forçait. Une façade qu’il cherchait à te montrer. Ce ne serait probablement pas la première fois néanmoins… Néanmoins, il y a comme une amertume.

Et tu sais pertinemment que ce n’était pas le thé.

« O-Oui... »

Cependant, tu te tais. Tu n’étais pas sûr alors, le silence te paraissait plus approprié. Après tout, peut-être que ce n’était qu’une impression.

Tu l’espérais…

La fatigue n’est pas inhabituelle. Certes, rarement, elle vient te frapper de cette manière, néanmoins, plus d’une fois, tu l’avais senti t’accabler. Même si c’était sans doute la première fois que c’était si intense, si lourd… Tu te disais que ce n’était pas si différent des autres fois, que ça passera, comme toujours. Tu pourrais même dire qu’au moins ça t’avait permis ce petit séjour… Qu’au moins tu n’en vomissais pas, comme lors de tes entraînements ou de ces années à l’Académie… Cependant, ces pensées, ces petits détails, tu les garderas pour toi. Parce que si tu es aveugle sur bien des sujets, tu vois très bien dans le regard de Ryoji que cela lui déplaît. Tes mots. Ta façon de dire les choses.

Et ironiquement…
Ta façon de vivre.

Et tu l’écoutais silencieusement, le regardant droit les yeux jusqu’au moment où il t’indiquait de te retourner. Tu t’étais exécuté et alors que tu sentais tes mèches te tirer un peu à cause de l’épingle qu’il retirait... Ses paroles raisonnaient en toi. Des paroles pleines de vérité, tu ne pouvais pas lui enlever ça. Pourtant, allais-tu rejoindre son avis ?

Ce serait trop facile.

« Ne t’en fais pas, je ne prends pas tes mots pour un sermon et… Je comprends ce que tu dis. »

Pourtant, si tu comprends… Tu n’arrives tout simplement pas à te l’implanter dans le crâne. À te dire qu’il a raison. Qu’il faut que tu cesses tout ça. Non… Les phrases de tes parents, elles sont trop ancrées dans ta tête. Indélébiles. C’est une plante qu’ils ont faits germés dans ton esprit, elle s’est enracinée.

« J’ai conscience d’avoir un corps humain, d’avoir mes propres limites. »

Un soupir.

« Mais... »

Il y a toujours un mais, pas vrai ?

« L’Homme est aussi capable de se dépasser. Non pas que ce soit mon genre après, bien au contraire.»

Tu venais joindre tes mains, alors que tu lui tournais le dos, que tu sentais la brosse dans tes cheveux… Que son expression t’était invisible. Et si tu étais honnête, cela t’arrangeait. Tu n’es pas sûr qu’il a envie d’entendre ça. T’entendre continuer encore et encore, le contredire.

« Je me contente de faire ce qu’on m’a appris… Et on m’a appris à offrir mon corps, mon âme à Kanagawa, à l’Impératrice et à son peuple. C’est une fierté de notre clan… Bien sûr, c’est un fait que mes capacités se dégradent au fur et à mesure que la fatigue s’accumule… Mais je ne finis toujours pas me reposer et récupérer. Avec ça en tête… Je préfère contribuer à mon pays jusqu’au bout. C’est comme pour un champ de bataille, je n’ai pas peur des conséquences que je pourrais subir voilà tout. À la différence qu’ici, je sais que je ne vais pas en mourir. Même si tu pourrais en douter, au sein de l’armée, on veille entre nous, si cela peut te rassurer un minimum.»

Il est vrai que ce sont tes soldats qui t’ont plus ou moins forcés. D’ailleurs… Peut-être que sans eux, que peut-être sans les médecins de l'armée, sans ton petit entourage… Tu pourrais te tuer toi-même. Déjà que depuis plusieurs années, intérieurement, tu te laisses mourir à petit feu... Tu ne t’en rends pas compte cependant...