Une aura. Singulière était la tienne. Froide et professionnelle. Pourtant, ceux qui te connaissent, qui arrivent à voir certaines de tes facettes savent qu’elle peut devenir cruelle. Douce et complexe. Une chaleur inexistante sous un visage de marbre et pourtant… Il y a des gestes. Des actions. Des regards qui ne trompent pas. Mais comment était celle de l’homme en face de toi ? Tu ne parvenais pas vraiment à voir cette fameuse aura. Tu ne parvenais pas à l’imaginer, la ressentir. Tu ne pouvais donc pas la décrire. Tu ne pouvais pas deviner qui était la personne en face de toi. Tu agissais simplement de façon réfléchie. Calme. Tu ne pouvais que te reposer sur des suppositions. Tu n’étais pas assez réceptif sur ce genre de choses. Peut-être que son aura était bienveillante ? Peut-être qu’elle était mauvaise ? Tu ne pouvais que te baser sur sa façon d’être avec toi et… D’ici-là, le jeune Miharu avait été d’une grande patience, d’une grande douceur… Le simple fait qu’il t’ait laissé touché à son violon te suffisait.

Oui…
C’était plus que suffisant.

Tu avais l’impression qu’il te complimentait plus qu’il ne le devrait. Était-ce vraiment fascinant ? Avais-tu vraiment tant de talent ? Était-ce un don inné? Méritais-tu d’être lieutenant ? Ce n’était pas la première fois que tu entendais ces mots. Ce n’était pas la première fois qu’on te disait ce genre de choses. Certains soldats t’admiraient. D’autres te jalousaient. Tu ne te sentais pas plus que cela affecté par de telles paroles. La façon dont te voyait les autres t’importait peu en réalité. Mais tu n’arrivais pas à comprendre pourquoi tu inspirais ce genre d’idées. Tu n’avais rien de spécial. Tu étais juste dans un clan de guerriers. Tu te contentais de faire perdurer les traditions. Ah, peut-être était-ce génétique ? Ou bien avais-tu quelque chose de particulier ? Personne ne pourrait répondre. Absolument personne….

« Je ne pense pas avoir un quelconque don…. Quant à ma position… Elle ne fait que correspondre à mes capacités et à mon travail… Je suppose... Mais… Merci pour ces mots, j’imagine...»

Tu ne savais jamais comment réagir.
Tu ne pouvais que dire merci.
Sans savoir si tu méritais de le dire.

Heureusement pour toi, on te mettait dans une situation qui te convenait plus. Où tu n’avais plus besoin de réfléchir à trop de choses. Où tu n’avais plus besoin de te poser mille questions sans avoir de réponses. Combattre était plus simple pour toi. Bien plus simple que de te rapprocher des gens. Bien plus que de parler aux autres. Bien plus simple que de faire face à des émotions. Tu choisissais toujours la facilité… Tu préférais la facilité. Te laisser emporter par les courants. Te laisser emporter sans te demander quel chemin emprunter. Quel chemin était plus déchaîné ?

Quel chemin t’évitera la chute ?

Tu te mettais donc en position. Regardant Ryoji. Toute ta concentration était portée sur lui. Tu lui donnais de la valeur. Tu ne le sous-estimais pas. Tu faisais attention à ses moindres faits et gestes. Tu l’analysais. Où était son point faible ? De quelle façon pouvais-tu le parer ? Comment plaçait-il ses dagues ? Quels mouvements pouvait-il faire ? C’est parce que tu étais profondément calme que tu étais apte à faire ce genre de choses. Tu ne perds jamais ton sang-froid. Ou du moins… En combat. Lorsque le jeune voyageur se mit à t’attaquer, ton corps agissait naturellement. Une attaque. Un contre. Une esquive. Les armes s’entrechoquaient. Vos cœurs accéléraient. Mais toi… Tu t’es imposé. Pas une seule fois, n’avait-il réussi à te toucher ? Pas une seule fois, sa lame t’avait caressé.

Finalement, il avait déclaré forfait.

Dès qu’il avait annoncé sa défaite, tu t’es arrêté. Net. Il n’y avait plus de raisons de te fatiguer alors bon… Tu te permis un soupir. De reprendre un souffle plus correct. Tu posais tes yeux sur le jeune homme qui affirmait que tu étais fort. Qu’il avait encore beaucoup de choses à apprendre. Oui. Mais il n’était pas le seul.

« Tu as assurément moins de force que moi, mais c’est normal… Après tout, tu utilises bien plus la magie n’est-ce pas ? Ton corps n’y est pas habitué cependant avec de l’entraînement, ça viendra naturellement. Et, si je me dois d’être honnête, de mon expérience et de ce que j’ai vu, je pense que tu as de bonnes techniques. Tu n’es pas spécialement habitué à te battre contre un lancier pas vrai ? Surtout que j’ai… Ma propre façon de me battre… Tu sembles manier les dagues depuis longtemps malgré tout… Ce qui nous différencie, ce sont nos expériences, mais je trouve que tu as un potentiel au corps-à-corps. Tes connaissances de base avec des dagues pourront servir pour manier une lance. Tu as de la vitesse, de l’équilibre et une bonne maîtrise de ton corps, je dirais ?»

Tu l’avais bien observé toi aussi.

Il remettait ses dagues dans sa ceinture alors que son visage semblait s’adoucir. Il s’approchait de toi et tu ne t’attendais pas à sa main qui se pose sur ton épaule. Tu connaissais des gens tactiles, mais il t’était toujours difficile de t’y habituer. Sa question te laissait perplexe… Si tu voulais boire quelque chose en particulier ? Tu pris plusieurs secondes pour réfléchir. Il y avait bien quelque chose. Un goût que tu appréciais particulièrement… Cela faisait longtemps que tu n’en avais pas bu. Tu n’avais pas spécialement pris le temps d’en chercher. Tu pouvais te contenter d’eau. Néanmoins… Se souvenir de cette douce odeur te donnait envie d’en boire quelques tasses… Une saveur de ton enfance. De tes origines.

« Du thé…»

C’est toujours difficile de dire ce dont tu as envie.
De dire à voix haute un petit plaisir.
Un petit désir.

« Du thé blanc... »

Ta voix n’était pas très forte. Comme si tu n’osais pas avouer un mets qui plaît.

« Enfin… J’ai conscience qu’on n’en trouve pas facilement donc… Peu m’importe en réalité… Je ne suis pas très difficile en termes de boissons.»

Et voilà… Encore une fois, tu veux te laisser flotter. Ce n’est que trop souvent que tu finis par laisser le choix aux autres. Que que tu laisses errer dans l’ombre.

Une arme forgée. Une âme dépourvue de vraie liberté. Prête à duper. Pourtant incapable d’imiter. Imiter des expressions. Des émotions. Même si tu analysais… Même si tu observais… Tu étais comme une statue. Une statue qu’on a sculptée dans le marbre. Un visage qui ne parvient pas à étirer ses traits. Tu étais incapable d’afficher un sourire. Tu ne songeais même pas à t’y essayer. Depuis des années, tu n’avais pas offert de rictus. Depuis des années, tu n’avais pas fait entendre ton rire. Depuis trop longtemps… Bien trop… Et cela te dévorait lentement, mais sûrement… Tu n’avais plus d’attaches. Plus rien. Des modèles ? Pleins… Mais tu n’avais pas appris à les imiter. Pas appris à les comprendre. C’est ce qui te rendait si différent. C’est ce qui te rendait si distant. Pouvais-tu faire comme lui ? Esquisser un quelconque sourire ? Non. Non, c’était impossible. Tu n’étais qu’une poupée. Une marionnette.

Et ça, il l’avait sans doute compris.

Pourtant, même si votre petit combat semblait lui en avoir dévoilé plus sur toi et ta façon d’être… Il ne te rejetait pas pour autant. Bien au contraire… Il te remerciait pour ton rendu si détaillé. Toi qui te disais que ça avait pu le mettre mal à l’aise de savoir qu’il avait été si finement observé… Voilà que le jeune voyageur te demandait si c’était possible que vous continuiez à vous entraîner comme ça dans le futur… Un léger silence… Tu le regardes… D’une façon bien étrange. Dépourvu de sentiments et pourtant ? Qu’il y avait-il derrière ces yeux ? Ton visage était tout aussi calme, mais il y avait comme une amertume. Une mélancolie. Du froid. Quelque chose d’indescriptible. Que nul ne pouvait décrire. Ce n’était pas de la tristesse… Ce n’était pas de la peur… C’était complexe. C’était toi qui acceptais la réalité.

Toi qui savais que ce chemin t’emmenait tout droit vers le danger.

« Cela… Me convient... »

Ta voix était pourtant douce. Sereine.

« Si jamais... »

Comme si rien ne pouvait la troubler.

« Si jamais je sors vivant de la Tour d’Argos... »

Comme si tu avais déjà accepté cette destinée.

« Je te contacterais. Il faudra simplement me dire comment… Et que nous trouvons du temps pour nous retrouver. »

Tu savais pertinemment que tu avais des chances de mourir. Comme trop de personnes avant toi. Tu savais pertinemment que c’était peut-être votre première et dernière rencontre. Tu ne pouvais pas prédire l’avenir. Tu ne pouvais pas savoir si tu allais t’en sortir. Tu vivais le moment présent, tout en ayant conscience de cette éventualité. Pourtant… Ces mots… Cette demande… Peut-être était-ce suffisant pour te rappeler, que des gens t’attendent. Que tu dois essayer de survivre. Faire tout ton possible. Mais peut-être que cela te rappelait pourquoi tu ne te liais pas aux autres. Tu n’as pas peur des adieux. Tu n’es pas affecté par le deuil. Mais, si c’était le cas, pourrais-tu dire ce genre de choses avec tant de calme ?

Peut-être pas…

De toute façon, tu te concentrais plus sur les minutes à suivre. Sur sa question. Sur ton désir… Si Ryoji n’avait pas hésité à te dire ce qu’il souhaitait… Pour toi, ce n’était pas une mince affaire. Naturellement, une réponse t’était venu. Comme un souvenir d’enfance. Un doux souvenir. Le dire, c’était autre chose. Si tu es quelqu’un d’effacé, en général, tu réponds toujours de façon claire. Tu dis le nécessaire. Même si, parfois, cela nécessite un temps de réflexion intense. Là, c’était différent. C’était avouer un de tes plaisirs. Comme si tu avouais un péché. Comme si tu te dévoilais. Cela te mettait profondément mal à l’aise. Tu n’osais pas vraiment élever la voix. Tu n’osais pas le regarder dans les yeux. Lui faire face. Tu n’osais pas te regarder toi.

Tu ne t’assumais pas.

« Oui... »

Tu étais un grand amateur de thé. Tu appréciais les saveurs. Aussi bien du vert, du noir ou du blanc. Mais tu avais une préférence pour ce dernier. Son goût te… Plaisait. Oui. Tu éprouvais une satisfaction certaine lorsque tu t’en abreuvais. Le dire à voix haute, n’était cependant pas ton genre. Mais tu ne t’attendais pas à grand-chose. Tu savais que c’était égoïste de ta part. Que vous n’en trouverez probablement pas. Tu te contentais donc de le regarder, te demandant s’il allait te proposer quelque chose d’autre. Un jus de fruit ? De l’alcool ? Il rangeait son étui… Peut-être voulait-il tout simplement partir ? Peut-être que lui aussi, tu l’avais fait fuir…

Ce n’était pourtant pas le cas.

Alors que le jeune Miharu te disait connaître un endroit dans le coin et qu’il était aussi très pointilleux sur la qualité de cette boisson… Tu t’es contenté de le regarder. Sans dire un mot. Tu l’écoutais jusqu’au bout. Tu essayais d’assimiler les informations. Il marchait de façon juvénile. Comme un enfant. Toi, tu restais bloqué. Comme une statue. Mais lorsque son regard avait croisé le tien, qu’il t’avait posé des questions, tu finis par te reconnecter à ce monde.

« Oui je- »

Veux.

« Je te suis. C’est assez étonnant qu’il y ait du thé blanc dans le coin… Néanmoins, si tu dis qu’il y en a de bonne qualité… Je n’ai pas de raison d’en douter.»

Tu récupérais toutes tes affaires, vérifiant plusieurs fois si tu n’avais rien oublié pour finalement te poser à ses côtés. Tu ne disais pas un mot. Un pas après un pas. Muet comme une carpe. Pourtant, dans ta tête, mille pensées t’envahissaient.

Tu as toujours accepté le fait de mourir. Mais t’es-tu déjà laissé vivre ? Ton cœur est vide. Terriblement vide…. Tu ne connais que trop peu de plaisirs. Trop peu de désirs… Peut-être que si tu n’as pas peur de la Mort, c’est parce qu’elle a déjà embrassé ton âme ? Dévorez une partie de ton cœur. Tes parents sont ceux qui lui ont ouvert la porte. Imprudents ! Ils n’ont pas fait attention à leur fils. Ils n’ont pas cherché à préserver son sourire. Ils ont laissé les démons entrés, dévorer ton innocence. Ils t’ont pris tes larmes, arrachées la joie. Ils n’ont pas entendu tes cris, ils t’ont ignoré… Ils ont oublié ton humanité. Les fenêtres sont closes… Dans cette salle, tu es plongé dans l’ombre. Sans lumière. Prêt à te laisser crever dedans. Prêt à mourir seul, sans jamais avoir senti le soleil te caresser…

C’était ainsi que tu vivais.
Mais ce n’était pas quelque chose que tout le monde pouvait accepter.


« Je ne comprends pas non plus… »

Car tu n’as pas de souhait à demander.


« Je n’ai pas de vœu… »

Tu n’as rien.


« Je ne fais que mon devoir… Je ne fais qu’obéir à mes parents… C’est une raison plus que suffisante pour moi. J’ai grandi en tant que soldat, alors mourir ne me fais pas peur. Cependant, j’ai conscience que tout le monde n’a pas la même approche face à la Mort. Et en soit c’est normal d’en avoir peur. C’est normal de vouloir se préserver d’un tel danger… Je pense que c’est dans la nature humaine.»

C’est toi qui es étrange.
C’est toi qui n’es qu’une poupée.


« Alors je ne pense pas que ton avis soit biaisé. Il faut bien qu’il y ait des gens qui savent la valeur de leur vie et qui cherchent à la protéger. C’est parce que ce genre de personne existe que les Hommes continuent de peupler ce monde aujourd’hui. Tout comme c’est parce que certains n’ont pas peur du sacrifice que nous pouvons progresser.»

Oui… Tu n’avais pas peur. Tu te fichais bien si le jour où tu entreras dans la Tour était le jour où ton existence prendra fin. Néanmoins… Néanmoins entendre quelqu’un espérer que tu t’en sortes vivant… Cela te donnait un étrange sentiment. Bien sûr, il n’était pas le seul. Ton subordonné et les soldats de ta faction souhaitaient sans aucun doute te revoir. Mais était-ce par simple esprit de camaraderie ? Parce qu’ils avaient peur d’avoir un nouveau supérieur ? Ou bien est-ce qu’ils tenaient à toi en réalité ? Tu ne saurais dire. Mais… Le fait est… Qu’un jeune homme que tu venais à peine de rencontrer te souhaitait de survivre… Le fait qu’un jeune homme que tu connaissais à peine te disait des mots que même tes parents ne t’ont pas offerts… C’était étrange. Très étrange...

Son soupir.
Son sourire.
Ses mots.


« Merci. »

Un visage mélancolique.
Une voix faible.
Un murmure sincère.


« Je ne pensais pas que tu tenais à ce point-là à t’entraîner avec moi… Mais, en effet, trouver un professeur et quelqu’un avec qui s’entraîner n’est pas toujours chose aisée. Alors, je ne ferais pas de promesse, mais je peux te garantir que je ferais mon possible pour m’en sortir. »

Suite à cet échange un peu plus sérieux, tu t’étais contenté de le suivre, silencieusement, l’écoutant attentivement. Il est vrai que Ryoji, bien que « fils » du seigneur de Nordhal, il avait traversé plusieurs pays. Découvert de nombreuses choses, fait beaucoup de rencontres. Ce n’était donc pas étonnant qu’il connaisse un tel coin… Une petite maisonnette en bois, que tu dirais, plutôt charmante. Quelque chose d’authentique s’en dégageait… C’était le bon endroit pour se poser boire. Devant s’y trouvait une pancarte en bois, le jeune homme te fis signe de t’approcher, te faisant un petit clin d’œil à la même occasion. Tu ne sus pas comment réagir face à une telle action, alors, tu t’étais contenté de te poser à côté de lui, détournant le regard, l’écoutant calmement.


« Un salon de thé… Je vois… Je serais sans doute passer à côté sans toi… »

Suite à sa demande, tu te crispes un peu… Choisir hein… Est-ce qu’il faisait exprès de toujours te laisser prendre des décisions ? Sans doute, n’était-ce que de la courtoisie. Mais pour toi, c’était bien embêtant. Un soupir s’échappe de tes lèvres alors que réfléchir à la question semblait te demander un effort considérable. Tu regardais l’extérieur. Tu ressentais le bon temps… Oui… C’était agréable ce petit vent. Le paysage méritait d’être regardé encore et encore… La réponse devenait alors évidente.


« Je... »

La dire à voix haute te demandait encore un peu de temps.


« Je préfère aller m’installer tranquillement dehors... »

De nouveau, un soupir.


« Je te laisse choisir une place... »

Cette fois-ci, tu pris les devants. Tu ne voulais pas faire un choix encore une fois. Tu aurais eu l’air idiot si tu étais juste resté debout à regarder pendant des minutes les tables sans savoir où t’installer. Ce serait dérangeant aussi bien pour Ryoji que les responsables de l’établissement. Et qui sait si d’autres clients ne vous aurez pas regardé de façon étrange… Tu te fichais d’être jugé, mais, peut-être que cela mettrait mal à l’aise le voyageur à tes côtés… Donc oui. Si tu pouvais fuir cette situation… Tu le ferais.

De nouveau, on comptait sur toi. De nouveau, on mettait des attentes sur tes épaules. Cependant, c’était différent. Bien différent. Cela n’avait rien à voir avec tes devoirs, avec de l’honneur. Ce n’était pas une demande faite pour ton pays. Cela concernait ta vie. C’était bien plus égoïste. Et pourtant… Peut-être que ça te faisait du bien de l’entendre. Qu’on attende autre chose de toi que ton dévouement. Ton sacrifice. Mais la discussion était désormais close. Tu avais simplement ancré ces paroles en toi. Peut-être qu’elles te porteront chance. Peut-être que ça te donnera un peu de force. Peut-être que ça te rendra un peu plus humain…

Au moins un petit peu...

Finalement, le jeune Miharu t’avait emmené dans ce fameux salon de thé. Dans ce lieu inconnu qui malgré tout te charmait. Même si… Tu n’étais non plus à l’aise, surtout avec les questions du jeune homme. Il n’avait rien dit sur le temps qu’il t’avait fallu pour lui répondre. Peut-être qu’il s’était montré compréhensif ? Tu n’arrivais pas à savoir s’il faisait exprès de te demander ce genre de choses. De te forcer à faire de choix. Tu… Tu n’étais pas très à l’aise avec ça. Pourtant, probablement, que tu en avais besoin. Après tout… Si tu ne te permets pas ce genre de choses… Si tu ne te forces pas à prendre des décisions… Tu ne seras jamais capable d’être heureux. Tu ne seras jamais capable d’être libre. Tu resteras un oisillon.

Un pauvre garçon enfermé avec ses démons.

Ah… Si tu avais fait un petit effort, rapidement, tu t’es caché. Tu as fui. Lui laissant le plaisir de choisir une place. C’était quelque chose de stupide. Pourtant, tu ne t’étais pas senti capable de le faire. Tu n’as pas voulu essayer surtout… Tu t’es contenté de hocher la tête silencieusement pour lui suivre dans un coin agréable. Un coin un peu plus à l’écart. Si le voyageur s’y dirigeait de façon bien candide, toi, tu te déplaçais de façon noble élégante. À chacun de tes pas, jusqu’à ta façon de t’asseoir. Des gestes calmes et délicats. Bien différents de ce que tu montrais en combat ou lorsque tu t’essayais au violon. Mais sans doute que tu étais bien trop calme. Tu ne parlais pas. Tu ne savais pas trop comment te comporter dans ce genre de situation. Heureusement pour vous, une vieille dame vint mettre fin à ce silence. Elle avait un grand sourire. Elle semblait… Terriblement gentille… Et elle semblait surtout connaître Ryoji. Respectueusement, tu inclines un peu la tête pour la saluer.

« Enchanté. Je me nomme Ōzora Yùzhū. »

De nouveau muet.
Immobile.
Le regard posé sur eux.

Tu te demandais s’il avait déjà découvert de nombreux endroits comme ça. Comment est-ce qu’il faisait pour entretenir des relations aussi éphémères ? Comment est-ce qu’il faisait pour lui sourire comme ça ? Néanmoins, toutes ces pensées se sont volatilisées lorsqu’une fameuse question avait traversé les lèvres de la femme. Encore un autre choix ? Tu t’étais légèrement crispé. Tes yeux croisaient ceux de Ryoji et… C’est comme s’il avait lu en toi. Tu n’eus guère besoin d’élever la parole. Guère besoin de réfléchir à quelque chose d’aussi difficile. Tu ne pus empêcher un petit soupir. Tu ne pus t’empêcher de te sentir soulagé…

Était-ce vraiment aussi compliqué ?
Pour toi… Oui

Ryoji retira son chapeau, se secouant un peu la tête. Il avait les coudes sur la table. Le menton posé sur ses mains. Le sourire aux lèvres. Il semblait bien plus détendu que toi. Bien différent. Toi, tu te tenais bien droit. Les mains jointes, posées sur la table. Sans un sourire. Juste en ayant les yeux ancrés sur la personne en face de toi. Sans… Un mot… Tu n’étais vraiment pas doué pour ce genre de choses. Tu n’étais pas doué pour entamer une conversation. Tu avais accepté de le suivre pour finalement t’enfermer dans le silence ? Mais qu’y pouvais-tu ? Tu ne sais pas ce que les gens se disent. Tu ne connais pas les sujets intéressants. Les sujets qui ne sont pas déprimants.

Mais, au moins, tu étais accompagné d’une personne qui savait un peu mieux comment s’y prendre.

De simples questions, mais tu y prenais malgré tout beaucoup de réflexion. Tu posais ton regard tout autour de vous. Tu observais. Analysais l’ambiance. Les paysages. Tu essayais de mettre des mots sur ce que tu pensais. Tu essayais de te demander si tu aimais ou non. Tu essayais de trouver une vraie réponse. Une réponse claire. Mais… Il restait toujours difficile pour toi de dire que tu apprécies quelque chose. Alors… Tu t’étais contenté d’ignorer sa première question. Tu préférais donner simplement tes impressions. C’était plus simple ainsi.

Ça te prenait moins la tête.

« Je dirais que c’est une bonne ambiance pour un salon de thé. Le bâtiment semble bien entretenu et son côté rustique et authentique est un atout qui attire les clients. De plus, c’est bien situer… Il y a une belle vue. Ce n’est pas si loin d’Ios, grâce à ça, j’imagine qu’ils n’ont pas trop de problème pour leur marchandise et acheter des feuilles de thé exportées de Kanagawa. L’établissement a donc beaucoup d’atouts. Tout comme la gérante, semble généreuse et amicale. Un comportement qui met en confiance les clients et leur donne envie de revenir. J’imagine que ce sont surtout les mêmes personnes qui viennent. Ça permet au couple d’avoir des affaires stables en plus d’un lieu de travail plaisant. Le thé est une boisson qui a des bienfaits pour l’Homme et je trouve que l’environnement de ce lieu accompagne bien les vertus de cette boisson. »

Tu reposes tes yeux sur le jeune homme.
Tu te rendais compte que ta réponse était un peu étrange. Peut-être trop analytique.

« Enfin… Veuillez m’excuser, je ne crois pas avoir bien répondu aux questions… Euh… Non… Excuse-moi… Pas de vouvoiement...»

Soupir.

Ce n’était peut-être pas très clair… Tout comme c’était bien plus un relevé d’informations et d’analyses du lieu. Tu étais… Vraiment pas sociable, ça se comprenait bien vite...

Est-ce dérangeant d’être différent ? Est-ce un problème de ne pas être comme les autres ? Non. À tes yeux, cela n’a pas vraiment d’importance. Original. Bizarre. Ce ne sont que des mots. Des paroles qui ne peuvent t’affecter. Ça ne t’empêche pas de vivre et pourtant… Pourtant, ce manque de sentiments, d’émotions ne pourra que te ronger. C’est une chaîne qui finira par t’emporter. C’est ce qui t’enferme dans cette solitude qui dure depuis des années. Tu n’as rencontré personne te ressemblant. Personne qui pouvait vraiment te comprendre. Tu n’es qu’un étranger. Comme tous ceux qui t’entourent. Seras-tu un jour seulement réellement compris ? Tes mots sont étranges. Originaux. Tout comme ta personne. Cela pouvait laisser différentes réactions chez l’interlocuteur, mais un sourire ?

Avait-il à ce point réussi à te lire ?

« Fascinant ? »

Tu ne comprenais pas toujours ce qu’il disait. Pourtant, tu essayais. Ton regard était plongé dans le sien. Tu le regardais lever son index. Te dire que tes paroles étaient vraies, mais qu’il te demandait e que tu ressentais au niveau du cœur. Est-ce que l’endroit te plaît ? Est-ce que tu le trouves chaleureux ? Pouvais-tu dire ce genre de choses ? Ryoji… T’affirmait qu’il avait lui-même du mal. Ah… Tu te sentais enfin un peu plus proche de lui. Enfin, tu te disais qu’il n’était pas tant un étranger. Qu’il n’était pas si différent… Une pensée légère mais présente quand même… Toi… Tu n’avais jamais su dire, je t’aime. Probablement parce que tu ne l’avais pas assez entendu. Tu n’avais jamais réussi à dire à haute voix à quel point ton masque t’est précieux…

Peut-être que lui aussi était dans ce cas ?
Peut-être que lui aussi avait ces difficultés ?
Sans doute pas autant que toi…
Ou au moins, il réussissait parfois à franchir le pas.

Tu l’écoutais dire pourquoi il aimait ce lieu. Pourquoi à ses yeux, venir ici était agréable. En même temps, la dame vint poser les deux tasses de thé sur la table. Une odeur singulière. Une odeur familière. Humer ce parfum, te rappelait tes belles contrées. Tu revoyais les rues vivantes de la capitale. Les salons de thés. Tu entendais de nouveau les rires. Tu voyais ces sourires. Ton regard s’était adouci et pourtant, il semblait profondément mélancolique en entendant la demande du jeune voyageur. Ton cœur hein… Tu saisis la tasse de façon élégante, montrant tes allures de nobles. Délicatement, tu la portais jusqu’à tes lèvres, une simple gorgée et le goût floral venait régaler tes papilles.

Un soupir.
La tasse de nouveau sur l’assiette.
Le regard incapable de croiser celui du jeune homme.

« Avec mon cœur…. »

Ta gorge se noue. Les pensées se brouillent. Les mots se confondent. Ta voix peine à ressortir. Comme si on essayait de te l’arracher. Comme si on voulait te rendre muet. Te rendre fou.

« J’ai… J’ai profondément du mal à dire ce que j’aime ou non. Dire que j’aime ta musique pourtant me semble plutôt naturel. Et encore, je suis incapable de dire pourquoi en particulier. C’est toujours comme ça. Pour tout. J’ai déjà eu ce genre de conversation. Il y a quelques années déjà. J’ai l’impression d’être toujours au même point. Mais… »

Inspiration.
Une nouvelle gorgée.
Le cœur qui s’apaise.

« Je… Ce thé me rappelle beaucoup Kanagawa. J’ai l’habitude d’en boire quand je travaille à mon bureau par exemple. Peut-être que ça me rend nostalgique ? Relaxant n’est pas le mot que j’attribuerais pour décrire ce que je… Ressens… Mais j’ai l’impression de pouvoir un peu plus souffler. Cela faisait longtemps que je n’avais pas bu un aussi bon thé blanc… »

Éviter de partir dans l’analyse est difficile. Décrire ce que tu ressentais, bien plus encore.

« C’est doux. Sans amertume.»

Tu n’arrivais pas à dire plus. C’était ton maximum. Les mots ne pouvaient pas sortir plus.

« Voilà…. »

Voulais-tu faire plus d’efforts et essayer de décrire le lieu de façon plus personnelle ? Non. Chaque chose en son temps. Tu avais déjà réussi à exprimer quelque chose bien compliqué. Tu ne pus t’empêcher de boire quelques gorgées de plus. Pour t’apaiser. Pour te récompenser.

Ce n’était pas la première fois qu’on cherche à te faire sortir ces mots qui sont comme des ronces coincées dans ta gorge. Mais peut-être était-ce bien la première fois que tu décrivais le thé de cette manière. Que tu évitais réellement l’analyse. Que tu essayais de répondre à Ryoji… Avec ce cœur que tu as emprisonné. Avec ce cœur que tu veux garder enfermé. Les mots sont passés à travers une fissure. Trouvant un chemin, brûlant ces épines affreuses. C’était un travail éprouvant pour toi… Mais tu fus récompensé par un sourire. Celui de ce jeune garçon qui ne cesse de te lire. Qui te dit qu’un jour, tu arriveras à t’exprimer. Qu’il suffit de t’entraîner. Mais en avais-tu le désir ? Tu ne sais pas. Tu écoutais ses paroles, tu comprends vos ressemblances. Vos différences… Apathie. Tu la connais, c’est une amie. Une ennemie. Mais en toi, elle vit. Depuis des années, forgées par des dires, des leçons trop difficiles.

« Je... »

Un regard froid.

« Je n’ai jamais appris à exprimer quoi que ce soit. Si ce n’est du respect. Du moins, mes parents m’ont éduqué de cette façon. On... »

Non… Les gens ont tendance à te fuir lorsque tu en dis trop. Sur ta façon de voir la vie, de voir la Mort. Sur ton apathie. Ton indifférence pour tant de choses. Trop de choses… Oui… Tu préférais te taire. Profiter encore un peu de cette compagnie. Tu n’avais pas besoin trop en dévoiler. Tu ne devais pas trop parler. Sinon tu allais finir encore par être rejeté. Tu allais répéter les mêmes erreurs que dans le passé.

Et tu te dis n’être qu’un insensible ?

« Je ne pense pas vraiment avoir besoin d’apprendre ce genre de choses… Mais j’imagine que le violon non plus n’est pas si utile que ça, pourtant je… Je t’ai demandé de m’apprendre... »

Un soupir.

« C’est compliqué… Enfin, en tout cas, tu ne sembles pas être si apathique que ça si tu veux mon avis… Mais peut-être est-ce parce que tu as travaillé dessus. »

Aimer ou ne pas aimer… Des principes simples… Peut-être que tu avais peur d’avoir des distractions ? Que cela te fasse faire des détours dans ton chemin de guerrier. Pourtant, tout le monde aime des choses. Certains de tes soldats aiment boire et se bourrer. D’autres aller chercher des armes dans des boutiques de la citée. D’autres simplement allaient retrouver leur famille et en profiter. Souvent, tu ne savais pas quoi faire de tes congés. Tu n’as sans doute jamais vraiment osé avouer aimer la musique. C’est bien quelque chose qu’on a du mal à associer avec toi. Tu laisses souvent cette impression froide. Si on sait que tu prends aussi soin de tes subordonnés, que certains t’apprécient tel que tu es et si tu es quelqu’un de respecté… Il n’empêche que tu ne dévoiles jamais rien sur toi. Tu ne leur a jamais dit que tu aimais le thé. Que jouer avec des enfants n’est pas un problème. Que tu apprécies faire des siestes et te prélasser.

Étrange qu’un garçon que tu venais de rencontrer sera le premier à t’entendre dire ces choses essentielles.

Mais au final, pouvait-on dire que tu avais réussi ?

Lorsque Ryoji t’avait dit que c’était un bon début, tu ne savais pas si cela devait te faire plaisir ou non. Mais tu n’eus pas vraiment le temps de te poser sur la réflexion. Le mari de la gérante venait alors avec une boîte suite à une communication étrange avec le voyageur. Il lui remettait cette dernière et lorsqu’il fut parti, quelle ne fut pas ta surprise en voyant le vassal te la tendre ? Tu restas béat devant. Ne bougeant pas d’un millimètre. Ne comprenant pas ce qui se passait. Ton regard se posa sur cette magnifique boîte pour finalement se plonger dans celui du jeune Miharu.

« C’est… Pour moi ? »

Tu avais toujours du mal à réagir correctement lorsqu’on t’offrait quelque chose. Probablement parce que tu n’en avais pas l’habitude. C’était toujours un peu embarrassant pour toi, même si tu ne t’en rendais pas spécialement compte. Tu ne pouvais que la prendre timidement. La regarder silencieusement. Comme si, la situation te dépassait. Méritais-tu seulement une telle chose ? Est-ce que cela valait une simple rencontre ? Tu n’avais rien fait pour qu’on t’offre cela. Parce qu’il t’apprécie ? Tu n’avais rien fait pour qu’il pense ainsi. Au contraire… Tu l’avais dérangé lorsqu’il jouait du violon. Tu n’avais pas réussi à entamer correctement une conversation.

Oui. Lui aussi était étrange.

« Euh… M-Merci… Il ne fallait pas…»

Tu avais cette impression de lui devoir quelque chose.
De profiter de sa gentillesse.

« Je vais… En prendre soin… Mais… Souhaites-tu vraiment m’offrir un tel objet ? Je peux te le rendre ou te le rembourser si tu le souhaites. »

Tu ne savais même pas si tu étais heureux. Si cela te faisait plaisir. En réalité, ce n’était pas si difficile à savoir. C’était toi qui ignorais ce que tu ressentais. C’était toi qui ignorais que recevoir du thé, te plaisait. Qu’à ce moment-même, ton cœur s’était allégé.

En le voyant pour la première fois, tu t’étais tout de suite senti différent. Parce qu’il était apte à jouer du violon. Parce qu’il était apte à sourire, même si à ses yeux, tu n’étais qu’un étranger sans nom. Tu te rendais bien compte, que quelque chose vous différenciait. Ses expressions. Sa façon d’agir, de parler. Mais… Plus les minutes passaient, plus, tu te disais que tu partageais peut-être un point commun avec lui. Et tu n’aurais jamais cru que ce serait en rapport avec l’apathie. En l’entendant parler, tu comprenais, qu’il avait travaillé dessus pour ainsi se comporter. Que lui aussi, il avait des difficultés. Qu’il avait eu ce grand problème de ne pas savoir s’exprimer. C’était peut-être la première fois, que tu avais senti ton fossé rétrécir. Que tu t’étais senti, un tant soit peu, proche de quelqu’un. Que tu t’es senti, un petit peu compris.

C’était étrange.

« Il y a un métier pour ça ? Je ne pensais pas qu'il existait des professionnels là-dessus… Mais de rien. Ce n’était pas un compliment, mais la vérité à mes yeux.»

Oui. Tu ne mentais pas. Tout, n’était que sincérité à ce moment-là. Et son geste à lui, l’était aussi. Tu ne le connaissais pas vraiment. Cela faisait à peine quelques heures depuis que tu avais appris son nom. Mais il te tendait déjà un cadeau. Un cadeau que tu avais du mal à accepter. Après tout, tu ne pensais pas le mériter. Tu te disais que tu devrais le rembourser. Lui rendre cet objet. Mais, index levé, ayant toute ton attention, Ryoji te disait que c’était plutôt malpoli. Même s’il ne le prenait pas mal. Que cette décision a été prise sous un coup de tête. C’était vrai… Tu savais que ton comportement, était de l’irrespect. On te l’avait dit. Mais… Tu n’avais pas pu t’en empêcher. Tu ne reçois que trop peu de choses. Sinon, ce sont des modalités. Des choses pour lesquelles tu n’as pas vraiment d’attaches. Que tu prends, pour un échange convenable, pour garder des bonnes relations. Pour ne pas te créer d’ennemis.

Tu savais, que cette fois-ci, c’était aussi différent.
Comme avec Orion.

« Pardonne-moi… Je ne souhaitais pas me montrer irrespectueux. »

Un geste de la tête. Une excuse qui semblait bien pure. Tu n’arrivais pas à comprendre pourquoi il était aussi gentil avec toi. Mais… En le regardant. En observant ce sourire candide. Tu compris, qu’il voulait réellement te l’offrir. Que c’était un geste sincère. Comme s’il était heureux de le faire. Tu n’avais pas pu dire quoi que ce soit de plus. Tu n’avais plus envie de rejeter ce geste. En même temps, comment en être capable en le voyant ainsi ? Tu t’étais contenté de l’écouter. Silencieusement. Son histoire concernant son tatouage… C’était presque ironique. Un point commun ? Pas vraiment... Si lui, avait été heureux de s’être fait tatoué, ce n’était pas vraiment le cas pour toi. Tu n’avais jamais refusé. Tu t’étais contenté de suivre ce petit rite traditionnel. On avait attendu de toi de la fierté à le porter.

Ce n’était que pour te rappeler, ce destin dont tu ne peux t’échapper.

« Je n’aurais jamais pensé que tu as un tatouage. Enfin, après tout, il ne se voit pas, mais… J’imagine que ce n’est pas si étonnant vu la personne que tu sers. Ce sont aussi mes parents qui m’ont tatoué et qui ont décidé de le faire… Mais je n’ai jamais vraiment réfléchi à si je le souhaitais ou non. »

Soupir.

« En soit… Je serais honoré de recevoir un tel présent. Je le suis d’ailleurs. Mais je me disais que je profitais de ta gentillesse. Que je n’ai rien fait pour mériter de tel. Néanmoins… Je l’accepte. Je n’ai pas, spécialement besoin de comprendre pourquoi. Savoir que c’est un geste sincère, suffit largement. »

Mais une question qui fâche sort de ses lèvres. À peine, tu as entendu ses mots. Tu t’es crispé. Tu t’es enfermé dans un silence presque trop pesant. Comme si quelque chose t’écrasait. Te paralysait.

« Si je suis heureux ? »

Tu répètes. Tu ne peux que répéter. Être incapable de lui répondre. Être effrayé de lui donner une réponse. À peine, tu y réfléchis, tu sens tes pensées qui s’embrouillent. Ton cœur lourd.

« .. Non… J’en suis incapable. Je ne peux… Je ne peux pas. »

Mensonges. Tu es dans le déni. Tu fuis. Tu as trop peur de te plonger dans cette question. Trop peur de finalement ressentir un quelconque sentiment. D’exprimer du bonheur. Ce dernier, n’est que trop lié aux émotions. Cette phobie te ronge. Tu restes entouré de tes démons. Tu es bien trop effrayé à l’idée de changer. À l’idée de quitter cette chambre solitaire dans laquelle tu as été enfermé. Tu joins tes mains. Tu enlaces tes doigts. Comme si tu cherchais à apaiser, ton âme terrifiée. Dans un geste de prière. Un appel à l’aide. Pourtant, ton visage ne montre rien. Ton corps est toujours aussi droit. Ta posture toujours aussi élégante. Mais c’est à l’intérieur que s’y trouve un enfer endormi.

Respect. C’est un mot d’ordre dans ton éducation. C’est quelque chose qu’on t’a appris avant les émotions. C’est quelque chose qui se ressent dans tes gestes. Dans tes mots. Dans ce regard solennel. Cette élégance pleine de noblesse. On comprend bien vite quel est ton statut social. Que ce ne sont pas des roturiers qui t’ont appris à parler. Il était normal, qu’en comprenant que ton geste avait été impoli, que tu t’excuses de façon si sincère. Courbant le dos. Baissant la tête. Même si Ryoji t’affirmait qu’il ne l’avait pas mal pris…. Peut-être essayait-il simplement de te rassurer ? Pour toi, tu avais commis une faute. Peu importe ce qu’il ressentait, tu avais le devoir de demander pardon. Tu es un être difficile. Un mur inaccessible.

Un mur rempli de fissures.
De blessures.

Lorsque le jeune homme esquisse un sourire amusé, tu te demandes quelle en était la raison. Rapidement, tu le vois relevé sa manche pour dévoiler son tatouage. Un tatouage qu’il semblait porter avec fierté. Des arabesques. Des courbes. C’était beau. Cela apportait quelque chose. Un certain charme. Même si, toi dans ta tête, tu ne savais pas trop quoi en penser. Serais-tu même capable d’assumer ce genre de pensées ? Le fait est… Que tu te demandais à quel point, cela avait été douloureux pour lui. Dans tes souvenirs, ce n’était pas un moment agréable. On tranche ta chair. Te laissant un goût amer alors que silencieusement, tu acceptais ce qu’on t’imposait… Ton tatouage était aussi sur le long de ton bras, mais tu n’étais pas sûr d’en avoir autant.

« Je savais que les tatouages étaient courants là-bas, mais je ne pensais pas qu’il s’agissait d’une véritable tradition… Tu sembles réellement en être fier. J’imagine que c ‘est une bonne chose que le seigneur Jötunheim te l’a fait. »

Le jeune Miharu était définitivement heureux d’avoir ce nouveau père dans sa vie. Cela se voyait quand il parlait de lui. Quand il le mentionnait… La discussion aurait pu continuer d’être aussi douce que le thé… Mais désormais, tu ressentais toute son amertume. Il n’avait suffi que d’une question. Une seule pour te laisser sans voix. Tu avais beau faire comme si de rien était. Il y avait des signes qui ne trompent pas. Mais tu as trompé ce monde trop longtemps. Tu as trompé ta propre âme depuis bien trop d’années. Elle semble être intacte, mais elle est torturée. Enchaînée. Tu continues de te berner. De te leurrer derrière ce que tu crois être une protection.

Heureux ?
Heureux de quoi ?
Heureux de vivre ?
Mais tu vis à peine Ozora.
Tu n’es que l’ombre de toi-même.

C’est avec une certaine grâce que Ryoji se lève. C’est d’un pas doux, qu’il se rapproche et se baisse. Une de ses mains se posent sur les tiennes. Celles en geste de prière. Tu ne comprends pas. Pourquoi fait-il donc cela ? Pourquoi te regarde-t-il avec ce regard si livide ? Pourquoi te dit-il ces mots ? Il te demande de le croire. Il t’affirme que ce n’est pas facile d’exprimer ce que l’on ressent. D’exprimer ses sentiments. De se les autoriser. De les accepter.

Exprimer ?
Exprimer quoi ?

Peine ? Bonheur ? Joie ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est pour toi ? Ce sont des inconnus. Des étrangers. Des êtres avec qui tu as pu conversé, seulement lorsque tu étais innocent. Lorsqu’on ne t’avait pas jeté aux démons. Tu ne comprends plus ces mots. Tu n’as pas l’impression qu’ils existent en toi. Les larmes n'ont jamais coulées. Pas une seule fois. Ta gorge ne t'a jamais brûlé, car tu as toujours été incapable de crier. Pourtant, ta peine est grande. Profonde. C’est une plaie que tes parents ont entamée. Qu’ils ont agrandi de leur main. Et tu as scellé tes lèvres, les laissant faire. Les couleurs de ta vie ont été piétinées. La joie que tu possédais a été meurtrie. Assassinée. Et tu as scellé ton cœur. Pour ignorer cette douleur. Cette angoisse. Cette peur. Oui peur. Car c’est ce que tu ressentais. Quelque chose d’intense que pourtant, tu arrives à ignorer. À faire croire à toi-même qu’elle est inexistante. Mais la voilà, plus que présente. Parce que Ryoji te fait faire face à des mots qui te paralysent. Qui t’angoissent. Tu commences à avoir mal à la tête.

Tu cries à l’aide.
Pourquoi tu ne le vois pas ?
Pourquoi tu fais semblant de ne pas le voir ?

Une seconde main se pose.

Ton regard est posé sur lui. Quelques instants. Buvant ses paroles. Pourtant, tu finis par être incapable de le soutenir.

« Je... »

Ta respiration se coupe.
Les mots sont flous.

« Je ne dis pas que je n’ai pas le droit d’être heureux… C’est simplement que j’en suis incapable… Je ne sais pas ce qu’est le bonheur… J’ai déjà demandé à quelqu’un… C’est quelque chose de propre à chaque personne. Mais lorsque je me pose la question, je n’ai jamais trouvé de réponses… Tout comme… Je n’ai pas besoin d’exprimer quoi que ce soit. »

Le cœur bat.
Il frappe.
Tel un tambour.
Il est lourd.

« Je n’en ai pas besoin et je n’en suis pas capable. »

Tes mains tremblent légèrement.
Rien qu’à l’idée d’exprimer des choses.
Tu as la nausée.
L’envie d’arrêter toutes tes pensées.

Comment décrire ce visage ? Indescriptible. Il est indescriptible. Et ce regard… Froid ? Triste ? Mélancolique ? Apeuré ? Qu’est-ce que tu montres ? Qu’est-ce qui te ronge ?

Un coup de poignard. À chaque seconde. À chaque minute. Derrière cette carapace, ton cœur ne cesse d’être planté par une lame invisible. Encore. Encore. Et encore. Tu crois que derrière ce torse il y a un trou, mais c’est faux. Ton cœur bat. Il saigne. Il est plongé dans une mare de sang et de ténèbres. Il est dévoré. Rongé. Rongé, parce que tu essayes d’ignorer. Rongé, parce que tu ignores. Tu ignores qui tu es. Tu ignores tes blessures. Tu fuis tes peurs avec lâcheté. Toi qui ne fuis pas devant la Mort. Toi qui n’es pas effrayée par ce qu’elle laisse… Toi qui as tant de courage sur le champ de bataille. Qui ne recule jamais d’un pas. Voilà ta vérité. Tu ne peux pas faire semblant. C’est vivre qui t’effrayes. C’est montré que tu es vivant qui t’épouvantes.

Montré, que tu es humain,
Comme tous les autres.

Tu avais beau essayé, prétendre, Ryoji ne pouvait que le remarquer. Il suffit d’être un peu observateur pour voir tes failles. Voir la peur qui t’accable. Tu trembles Oz… Tes mains tremblent. Malgré tous les cadavres que tu as piétinés. Toutes les morts que tu as vues, donné. Tous les combats que tu as affronté. Toi qui n’en étais pas effrayé… Te voilà, plus vulnérable que jamais. À cause de simples de mots. À cause d’une petite question. Ça frappe dans ta tête. Comme si ton crâne se prenait des coups. Encore et encore. C’est l’angoisse. C’est le stress. Ça te ronge. Tu te montres si fragile. Tu dévoiles, ton plus grand secret.

Celui que tu essayes d’ignorer.
Que tu as du mal à contrôler.

Arrête. Tu voudrais lui dire d’arrêter. Tu ne veux plus entendre ces mots inconnus. Tu ne veux pas qu’ils pénètrent ton mur. Tu voudrais te boucher les oreilles. Faire le sourd. Continuer ce que tu fais depuis toujours. Mais, en cet instant, tu as bien du mal. Tu es perdu. Pourquoi ça te détruirait ? Pourquoi ça te poserait problème ? Tu te mens à toi-même. Pour toi, ce n’est pas un mal. C’est comme ça que tu dois être. C’est comme ça que tu as été éduqué. Pour ne jamais te plaindre lorsque tu t’entraînais, lorsque tu étais blessé. Pour ne jamais ressentir la culpabilité, lorsque tu tuais, que tu torturais. C’est ce que tu as appris. Balayer tout ce qui était inutile. Balayer ce qui pourrait te faire obstacle en tant que soldat. En tant qu’héritier de ton clan. Tu ne fais que suivre, ce que l’on t’a toujours dit non ? Tu ne fais que suivre, ce que tu as compris de leurs dires…

« Alors tout va bien… Je suis une arme avant d’être humain.»

Oui. Une arme. Une poupée. Voilà ce que tu es. Voilà ce que tu crois être. Tu ne peux donc pas ressentir les choses.

Tu ne peux pas ?

Ryoji se coupe dans sa phrase alors que le début de celle-ci t’avait paralysé encore plus. Te donnant toujours plus la nausée. Tu ne savais pas à quoi il pensait. Tu ne comprenais plus rien à la situation en réalité. Tu le regardais timidement. Tu le voyais se redresser. Allait-il partir ? Découvrant finalement que tu n’es qu’un objet. Avait-il lui aussi pris peur de toi en entendant ces paroles dénuées de vie ? Mais non. Oublier ? Oublier quoi ? À la place, il veut te montrer encore quelque chose. Mais quoi ? Tu sursautes instinctivement quand ses bras entourent tes épaules. Quand il rapproche ton corps du sien. Quand il te serre contre lui. Sa voix te semble plus proche. Ses paroles s’immiscent bien plus dans ta tête. Tu restes silencieux quelques instants. Quelques secondes seulement.

« Je… »

Ta voix ne sort pas.

Tu ne sais jamais comment réagir. Tu n’as pas l’habitude de ces gestes d’affection. Tu ne te souviens que d’un. Celui de l’Archevêque il y a des années de cela… Tu as oublié ceux de ta famille. Oubliés tellement, ils étaient rares. Oubliés, car la dernière fois, tu n’étais qu’un enfant. Ton corps tremble encore. Devais-tu t’abandonner à cette chaleur ? L’accepter ? Allais-tu abandonner ? Encore une fois ? Tu lèves les bras. Cherche à y répondre. Mais tu n’y arrives pas. Tu te contentes, de poser ta tête contre lui. Ce n'était peut-être rien. Pourtant, ce geste était un miracle. Mais ton regard était si vide.

« C-Cela ne m’ait arrivé qu’une fois…. Avec quelqu’un que je connais à peine… Ou alors, je ne me souviens pas…»

Et alors que tu sentais quelques regards sur vous, probablement ceux des autres clients… Tu t’apaisais un peu malgré tout. Tu respirais mieux. Même si tu ne t’en rendais pas compte. Que tu ne l’avouerais peut-être jamais.

C’est un regard innocent, tourné vers ses parents. C’est un sourire candide, qui s’agrandit lorsqu’il caresse ta tête tendrement. Fièrement. C’est un petit garçon, qui attend une étreinte. Une récompense. Mais ce sont des paroles qu’il reçoit à la place. Ce sont des reproches. Des attentes. Encore et encore. Toujours plus d’attentes. Toujours trop. Trop pour un enfant. Trop au point où ça t’a éteint. Des yeux qui ont perdu leur lueur, qui sont devenus trop sérieux. Un air trop grave sur un gamin qui avait à peine atteint l’âge d’aller à l’école. Déjà trop morbides étaient tes paroles. Ces mots que tu as appris par cœur. Que tu répétais, comme une chanson, comme le ferait un acteur.

Amour.

Étranger. Ce n’est qu’un étranger par lequel tu es effrayé. Que pourtant… Au plus profond de toi, tu voudrais connaître. Le laisser t’enlacer. Ne serait-ce qu’une fois. Ne serait-ce qu’une seule fois… Mais en toi, il n’existe pas. Ce n’est qu’une illusion. Quelque chose que tu observes silencieusement chez les autres. Toi derrière ton fossé. Toi qui ne peux que te poser des questions. Qu’est-ce ça fait ? Est-ce que c’est doux ? Amer ? Agréable ? Douloureux ? Qu’est-ce qu’on ressent ? Est-ce qu’on se sent… Vivant ? Non… Tu n’as pas besoin d’avoir ces pensées inutiles. Tu n’as pas besoin… Tu n’es qu’une arme. Fait de chair et de sang. Mais une arme malgré tout.

Une marionnette.
Une poupée qui se perd dans une étreinte.

N’était-ce pas ironique ? À chaque fois, ce sont des personnes que tu connais à peine qui t’en offrent. À chaque fois… Tu reçois plus d’affection d’inconnus que de ta propre famille. N’est-ce pas tragique ? Tu reçois tendrement une caresse dans ta chevelure d’ébène. Un geste si doux... Ton cœur voudrait pleurer. Crier. Mais il n’en est pas capable. Il encaisse, il ne fait que ça. Parce qu’on ne t'a pas appris à faire couler tes larmes. Seras-tu capable de te libérer un jour de ce poids ? Tant que tu l’ignoreras…. Tu en seras incapable. Tant que tu continueras de faire le lâche… Tu ne pourras pas. Tu continueras à te blesser, de façon malsaine.

Ce n’est pas une vie ça.

« J’en ai besoin ? »

Cette question était sincère… C’était peut-être le plus horrible. Tu ne te rends pas compte à quel point tu es blessé. À quel point ce simple câlin t’avait apaisé. Calmant tes tremblements. Calmant ta respiration. Calmant cette migraine. Ce cœur en peine. Mais alors pourquoi le jeune homme s’excusait ? Pour sa question précédente ? Tu n’avais pas envie de la répéter. Pas envie d’y repenser. Néanmoins, tu ne comprenais pas pourquoi il disait cela. Il ne t’avait nullement blessé… Certes, ses mots t’ont fait faire face à la peur. Ils t’ont fait trembler. Ils t’ont donné la nausée. Et même lorsqu’il te dit que tu es bel et bien humain, tu as du mal à approuver. Mais pas une seule fois, tu n’avais pensé que c’était sa faute. En fait… Tu n’avais pas vraiment accepté ce qui venait de se passer… Pouvais-tu te l’avouer ? Que tu as été vulnérable ? Que tu as eu peur ?

Non.

« Tu… Tu n’as pas besoin de t’excuser… Tu ne m’as pas fait de mal. Et... »

Soupir. »

« Je suis un être humain… Mais je pense comme une arme. Je me considère comme tel. Cela me va. »

Alors pourquoi tu ne bougeais pas ? Pourquoi tu n’osais pas le regarder ? Que tu te contentais de garder ta tête contre lui ? Pour sentir sa chaleur. La douceur qu’il t’offrait. Tu n’arrivais pas à partir. Tu n’avais probablement pas envie. C’est trop rare pour que tu t’en sépares aussi vite. Mais tu ne comprends pas ce qui arrive à Ryoji. Pourquoi il demande comment faire pour se faire pardonner. Tu voudrais qu’on te dise pourquoi il est aussi gentil. Pourquoi est-il aussi attentionné ? Tu ne le méritais pas. Tu n’avais rien fait pour mériter ça.

« Tu… Tu n’as pas besoin de te faire pardonner. Je… Je n’ai rien à te demander. Tu m’as déjà offert du thé, que pourrais-je demander de plus ? Ce serait irrespectueux de ma part… Ce serait profité de toi. Tu n’es pas en faute. Tu n’as rien fait. »

Tes paroles étaient sincères. Autant dans le fait qu’à tes yeux, il n’avait pas besoin de poser une telle question. Autant dans le fait que tu ne saurais pas quoi demander. Tu n’as pas l’habitude. Tu ne demandes que peu de choses dans la vie. Et inconsciemment… Tu demandes ce genre de petites attentions. Il t’avait déjà offert trop de choses.