Nordahl est une nation aux antipodes de ce qu’il a toujours connu dans les hautes structures dorées et sacrées du Palais des Ramses. Et s’il s’était jusqu’alors fait maître dans la culture de son pays, dans les différentes régions et les plus beaux atours. Mais il rougissait de n’avoir, en réalité, jamais eu l’occasion de s’y perdre comme il l’entendait. Parce qu’il y avait des protocoles, parce qu’il n’avait pas le temps pour cela, parce que la nature traditionnaliste estimée à un Prince Elu des Dieux n'est pas de se mêler aux autres.
Ils doivent rester protecteur de tous dans le sommet de leur tour, et se préserver des menaces aux alentours.
Et loin de ses chaînes dorées, lorsque venait le temps pour lui de voyager pour raisons diplomatiques : tout n’était qu’artifice. Chacun présentaient ce qu’il y avait de plus beau, mais principalement de ce qui pouvait plaire sans l’ombre d’un doute au Prince et à son père, le Roi de Djinn. Jamais alors, il n’a réussi à s’enthousiasmer de ces choses-là. Loin du monde, il découvrait les cultures dans le prisme de personnes qui, eux-mêmes vivent dans une pensée élitiste de leur propre nation : où tout est beau, où l’ont fait les plus belles choses, où les mets sont les plus merveilleux.
Mais qu’en était-il en réalité ? Est-ce que leur peuple vivait de la même façon ? Etaient-ils véritablement heureux, ou est-ce une manière de couvrir des sombres secrets sous un tapis ? Geb savait que Djinn n’était pas tout blanc, que les dorures et les fresques sur les murs ne reflètent pas le quotidien de son peuple. Que par-delà les artifices, il y avait quelque chose de plus enfoui.
Comment un Roi pouvait-il donc s’assurer que ses « fourmis » soient heureuses, mangent à leur faim et trouvent la sérénité dans leur vie, quand on se contente de les observer lorsqu’elles quittent la termitière ? Geb avait attendu toutes ces années pour le comprendre.
Sans succès.
Et lorsque finalement est venu le moment pour lui de creuser la chose, la première fois, une étoile tombe sur Daishan ; quand devant la peur notable de son peuple – une peur qu’il partageait malgré son masque de neutralité, il s’est présenté pour leur apporter une route à suivre, Héliopolis est en proie à une attaque. Sans doute aurait-on essayé de planter comme une graine dans son esprit que les signes étaient parlant, qu’il n’était pas de son ressort de s’éloigner du chemin. Mais les messages forts de sens dans ses délires – et l’ennui, le pousse à franchir une nouvelle fois le cap.
Il veut découvrir Nordahl, le vrai Nordahl, pas celui qui l’enferme dans une chambre à double-tour, mais celui qui lui donne des frissons et qui le dépayse. Celui qu’il se plaisait à lire dans les lettres de Sasori ou dans ses récits lors des soirées mondaines ennuyantes.
Mais cet enthousiasme s’est rapidement éteint avec le temps. Plus les choses allaient, plus… Il ressentait ce « dépaysement » qu’il avait attendu à une échelle plus importante. Il n’y avait aucune frontière notable entre le peuple d’Orvar et la Noblesse et, par de nombreuses reprises, le caractère taquin des Nordahlois devant la curiosité venue de Djinn qu’à rapporté leur Seigneur valait son pesant de cacahuètes. Contenant son mauvais caractère dans le fond de sa gorge, c’est finalement la pauvre domestique adolescente qui ressentait dans ses grognements mécontents le trouble de ses ennuis.
- « Certainement que tu n'écoutes pas assez dans l’espoir qu’on fera l’effort de te parler dans un langage qui te satisfait. Mais Nordahl n’est pas comme ça, on se plie à ses règles, ou on plie tout court. » Avait-elle finalement conseillé dans un franc parlé qui ébranla le Prince de Djinn.
Avait-elle eu conscience, pourtant, que fier comme il est, Geb n’était pas du genre à faire part de ses émotions aussi facilement ? Oui, mais certainement bien trop tard pour que le Prince téméraire s'engage, avant qu'elle puisse l'en empêcher, dans une route périlleuse dont elle ignore le dénouement. Geb a prétexté vouloir se promener et qu’il ne reviendrait pas avant la tombée de la nuit. En laissant dans quelques affaires mal rangées des écrits, des brouillons de cartes et les récits des coutumes Nordahloises et une monture empruntée avec quelques-unes de ses affaires, la demoiselle comprend qu'il n'était pas simplement parti se promener comme il le laissait suggérer. Par réflexe, la demoiselle s’était persuadée que, frêle et d’apparence aussi précieuse, le Djinn avait décidé de fuir Orvar. Mais elle ignorait bien, en réalité, les origines de ce Prince, de son tempérament de guerrier caché derrière cette carapace trop lisse et trop nette. Rapidement, elle expliqua tout ce qu’elle était apte à savoir au Seigneur de Nordahl, bafouillant maladroitement les interprétations erronées sur un Noble qu’elle imagine trop ingrat et trop imbu de lui-même pour s’intégrer dans le pays qui l’a accueilli.
***
Geb arrête sa monture lorsque finalement la carte le guide hors du sentier. D’après ses recherches, cette zone est la plus souvent empruntée par les jeunes en quête de leur « épreuve », mais qu’après plusieurs heures à suivre le sentier, il était nécessaire de s’en éloigner pour espérer retrouver la cachette d’un ours. Craintif que son projet ne soit ralenti, ou que l’on s’esclaffe à nouveau sous son nez, il s’est retenu d’interroger qui que ce soit sur sa traque. Il se sentait comme un jeune enfant en quête de reconnaissance face aux adultes et il avait suffisamment ressenti le fossé qui le séparait de Nordahl pour supporter, une fois de plus, ce goût dérangeant d’être mésestimé. Geb n’est pas le premier imbécile gringalet qu’on pouvait lui prêter, il n’avait pas autant de muscles, ni d’histoires de combat à mains nu à présenter, mais il avait déjà combattu des bêtes bien plus féroces que des ours. Ont-ils déjà fait face à des vers de Sable ? Ont-ils franchi nombreux étages de la Tour ? Sans doute pas, mais narrer ces exploits serait faire un nouveau pas en arrière. Il doit arrêter de se justifier, comme l’a si bien dit la jeune fille, il devait se plier à leurs règles, à leur langage. Alors s’il suffisait de mettre des claques à une bête pour imposer le respect, alors il le ferait… Avec ses propres armes.
Avec un bâton de soin et un tome de vent qu’il s’est procuré ces derniers jours, le Prince guide sa monture en-dehors des sentiers battus. Le nez plongé sur sa carte, il s’aventure toujours plus loin ; quelque fois, il dépose magiquement des traces de terre sur les arbres pour ne pas se perdre et préserver la forêt de sa présence de façon la plus barbare qui soit.
Alors qu’il s’imagine se rapprocher d’une grotte, des couinements plaintifs l’arrêtent. En balayant la zone du regard, il cherche la source du bruit, sur ses gardes. Il se détend bien vite en voyant des petits canidés qui s’ébrouent après avoir été surpris par la chute d'un tas de neige venu d’un arbre. Si ses connaissances devraient le pousser à rebrousser chemin au plus vite pour ne pas interrompre la vie naturelle des lieux, ce sont des couinements d’autant plus insistants qui le persuade du contraire. L’un des petits canidés était encore ensevelis sous la neige à en juger par le grattage de l’un d’eux. Placé plus loin pour ne pas les effrayer, il empoigne son tome, cherchant dans sa magie un sort de vent mineur qu’il laisse glisser sur la poudreuse afin d’aider le canidé à sortir son camarade de la neige en douceur. Une petite tête sort, complètement recouverte de neige, et rapidement cajolée par son compagnon de jeu.
Attendri par le spectacle, il espérait pouvoir repartir aussi vite avant que les canidés ne le remarque, mais le hennissement de sa monture le ramène à la réalité. Face à lui, un loup, tous crocs sortis, lui fait face. S’il s’imaginait encore pouvoir s’en tirer, d’autres semblent sortir de leur cachette, sondant l’humain avec la même hostilité. Devant le nombre, le cheval, froussard, fini par quitter la zone, oubliant son cavalier devant les loups. Geb était cerné et rapidement ces loups feraient de lui leur prochain repas. Il n’avait plus d’autres choix, se dit-il dans un soupir exaspéré, son livre s’ouvre à nouveau et dans sa main… Il révoque sa magie brusquement.
Parce que Geb savait d’avance qu’il avait fauté bien qu’il ne s’attendait pas à trouver des loups dans cette zone de chasse. Parce que bien que sa propre survie compte avant toute chose, il ne connaissait que trop bien le caractère sacré des loups en Nordahl.
Au-delà du respect de ces coutumes et de l’envie de ne pas s’enfoncer davantage face aux Nordahlois, il n’avait pas à cœur d’agir de cette façon. Pas alors qu’il se rappelle du regard brillant de Sasori lorsqu’il lui parlait de sa culture, pas alors qu’il a lu leur légende.
Mais comment se sortir de cette situation sans user de la force ?