Uzuri. 03 janvier 1552.
Ta visite annuelle a été retardée, et tu n’aimes pas ça. Chaque mois de novembre sans exception depuis la tragédie Kyritsis, tu es silencieusement venu bercer la belle Alstroemeria afin qu’elle puisse rêver de toi, qu’elle ne t’oublie pas. Ton humeur n’était pas la meilleure ces dernières semaines, d’autant plus que tu devais t'intégrer à cette Société hypocrite, étant donné tes récents projets. Ton soupir fend l’air de la nuit avec une certaine brutalité.

Peu avant de passer la nouvelle année, tu lui as violemment rappelé l’importance de ton être dans sa vie. Tu as accentué la nécessité de raviver ses souvenirs ensanglantés en te faufilant de nouveau dans sa chambre pour regarder sa silhouette dormir, transpirant de quelques mauvais cauchemars qui portent probablement ton nom. Tu es revenu la hanter, fouillant par-ci par-là les avancées de son enquête. Cela faisait longtemps, n’est-ce pas, que tu n’avais pas fouillé dans ses affaires, que tu n’avais pas mis le nez dans ses paperasses inutiles ?

Pourquoi chercher ?
Pourquoi enquêter ?
Lorsque tu es juste devant elle.

Tu n’as cependant pas décidé de sortir de sa vie. Pas quand le gentil Isaac est parvenu à toucher sa personne, au-delà de ce qu’elle peut bien avancer, au-delà de sa fierté ridicule et ses jeux de domination dysfonctionnels. Tu te souviens de votre dernière discussion, où elle est restée sur ses positions, à ne pas vouloir assumer le fait que tu l’intéresses plus que les “autres”. Mais toi, Isaac, tu le sais, non ?

Qu’une faille s’est ouverte.

La plus grande preuve, c’est que pendant presque une année entière, de novembre 1550 à septembre 1551, une ou deux fois par mois, vous vous êtes rencontrés et avez échangé quelques mots. Ces derniers ont bien souvent formé des phrases, puis des discussions. Mais la dernière fois, lorsque tu lui avais dit que tu ne reviendrais plus, elle n’a rien répondu.

Alors tu lui as donné le silence.
Tu lui as fait ressentir ton absence.
Car Isaac, le gentil Isaac, est taquin et n’a pas peur de lui dire qu’elle est amusante, ou que ce qu’elle propose n’a rien d’intéressant. Pourtant, il est bel et bien gentil, peut-être un peu simple, il se moque d’elle et revient à la charge régulièrement.
Mais pas cette fois.

De retour près du domaine des Kyritsis, tu observes la majestueuse demeure d’un regard sombre. Que devrais-tu faire cette fois ? Y retourner ? Il est plus intéressant de jouer avec elle sur les deux plans. Lorsque le démon vient la hanter, c’est vers Isaac qu’elle peut oublier, l’espace de quelques instants, ses cauchemars. Parce que chaque fois qu’il est là, c’est juste après ses cauchemars, non ?

Tu laisses de nouveau un soupir sortir, avant de rebrousser chemin et t’aventurer une nouvelle fois sur le sentier qui borde la mer. Ton regard se perd sur l’étendue d’eau assombrie par la nuit. T’arrêtant finalement à moitié du sentier, tu te diriges vers une hauteur afin d’avoir une meilleure vue. Tu délaisses ton étui et poses le bas de ta joue contre l’instrument, avant de commencer quelques réglages de vérification.

Cela fait longtemps que tu n’as pas joué quelques mélodies.
Ainsi, l’archet se met à glisser d’abord lentement pour tester la sonorité des notes.

Après un instant d’échauffement, quelques morceaux inachevés volontairement, tu t’arrêtes. Tu observes le calme de la mer. Tu écoutes le silence de la nuit. Tu ressens le vent qui souffle dans tes cheveux. Tu fermes les yeux, reposes convenablement ta tête dans la mentonnière et laisses la précipitation de tes gestes joindre le rythme soudainement effréné de ton cœur.
Musique

Uzuri. 03 janvier 1552.
Les sons s’envolent dans la nuit hivernale pour briser ce silence olympien. Les cordes vibrent pour laisser les notes accompagner les battements de ton cœur qui accélère, qui résonne en même temps que tes gestes. Tu te laisses emporter par la musique que tu produis, oubliant ton environnement, effaçant les autres bruits, quand bien même il est difficile d’entendre autre chose que l’archet qui grince contre les cordes du violon.

Tes pensées vont et viennent. Ces derniers mois n’ont pas été de tout repos, entre ton passage dans la Tour, la disparition soudaine de Liv, les entraînements à Makrinitsa en compagnie de Gaius et Slaine et ton objectif qui se dessine doucement à l’horizon. Sans mentionner les découvertes dans la grotte lorsque l’Archevêque, le Chevalier et l’astromancienne étaient à la recherche de Galdred.

Beaucoup de changements.

Et cette mélodie jouée représente le chaotique enthousiasme qui t’envahit. Il est si rare que tu t’exprimes, que tu laisses tes émotions se coucher sur les cordes de ton violon que le résultat est bluffant. Toi-même es le premier surpris, de pouvoir enchaîner les notes sans t’arrêter, sans aucune crainte de ralentir, ou de provoquer un son disparate.

Tu es serein.

La nuit est froide, et pourtant, ta peau brille à la lueur de la lune, épris d’une transe qui te rend vivant. La musique s’arrête sur une note brusque qui clôture cet instant de plénitude. Tu souffles, reprenant ta respiration qui semblait d’être stoppée lorsque l’archet a commencé à se mouver avec aisance contre les cordes. Tes yeux s’ouvrent tout en détendant ton bras, tenant l’instrument par le manche et la surprise éclaire tes traits l’espace de quelques secondes.

« Alstroemeria ? »

Tu ne t’attendais pas à la voir dehors à cette heure-ci, même si tu connais ses nombreuses insomnies. Voilà plusieurs mois que tu ne l’as pas vue derrière le masque du gentil Isaac, et ton regard, différent de ce qu’elle a pu connaître jusqu’à maintenant, la toise avec un ressentiment évident.

« Qu’est-ce que tu fais dehors avec ce froid ? »

Tu n’es pas aussi jovial ou taquin que lors de toutes vos discussions passées, sans doute qu’un peu d’amertume est gardée par ton personnage. Après tout, la dernière fois, l’idée que tu ne reviennes plus, n’avait pas semblé la déranger.

Uzuri. 03 janvier 1552.
La fièvre musicale descend doucement alors que tu la fixes de ton œil inquisiteur, remarquant son sursaut au son de ta voix qui perce le silence de la nuit. Que fait-elle dehors ? A cette heure-ci ? Dans ce froid ? Dans cette tenue ? Elle qui maintient tant les apparences, elle qui écarte toute nuisance d’un simple geste de la main … Se présenter devant toi et rester comme une statue de cire ainsi, ne prouve-t-il pas son humanité ? Sa faiblesse ? Encore une fois. Et sans doute contre son gré.

Un frisson roule sur ta peau, dressant tes poils, et ce n’est pas le froid qui provoque cela. Une occasion se présente, une parfaite occasion, une trop belle occasion pour que tu ne la saisisses pas. Que pourrais-tu lui dire à présent ? Comment la descendre encore plus dans ses travers, lorsque la folie l’a déjà bien entamée ?

La lueur de la lanterne rend sa peau encore plus blanche qu’à l’accoutumée, et son expression plus sombre que lorsque le soleil caresse ses traits. Tu l’observes sans faillir quelques instants, attendant patiemment sa réponse, et lorsqu’elle vient, tu te décides à bouger.

Rangeant ton violon dans son étui, tu lui jettes quelques coups d’oeil furtifs. Vient-elle de baisser les yeux ? Profitant du fait qu’elle ne te regarde pas, tu laisses un sourire dresser tes lèvres, jubilant face à ce tableau trop satisfaisant pour que tu ne puisses réellement te contenir.

Briser Alstroemeria est jouissif.
Au-delà de tout ce que l’on pourrait imaginer.
Dépassant les limites du combat le plus sanglant.
D’une veine explosant en un liquide rougeâtre et chaud.
D’une expression de terreur lorsque la Mort vient cueillir violemment une vie par ta main qui n’hésite pas une seule seconde.

Alors oui. Alstroemeria, dans sa tenue de nuit, dans le froid, grelottant, penaude, tu ne peux laisser passer. Si tu dois faire un pas, c’est maintenant ou jamais. Tu récupères dans tes doigts soignés la hanse de ton étui et marches lentement vers elle. Tu t’approches jusqu’à presque la frôler. Ta main libre se lève et effleure une mèche rouge virevoltant au vent.

« Tu vas prendre froid. »

Encore une fois ce ton faussement dénué d’intérêt pour elle. Tu as suffisamment couru après elle, il est temps de jouer la carte de l’homme blessé, déçu par son comportement. Tu ne quittes pas son visage des yeux, attendant de rencontrer de nouveau son regard, pour y apprécier l’or qui danse entre ses paupières.

« Alstroemeria … Tu devrais rentrer chez toi. »

Uzuri. 03 janvier 1552.
Lorsque tes doigts effleurent ses cheveux, elle ne réagit pas. Tu ne peux que constater que son esprit est bel et bien brisé pour cette nuit. Et tu ne peux t’empêcher de voir des brèches partout. Comme si tu possédais un pouvoir capable de visualiser avec précision les fissures de son corps et de sa psyché déjà fracassée depuis des années. Ton personnage garde ses distances, alors que tu aimerais la posséder maintenant, toute entière.

Tu forces ta patience.
Parce que c’est important.
Travailler Alstroemeria est nécessaire.
Qu’elle ne devienne finalement qu’une petite poupée modulable selon tes souhaits, c’est ton petit plaisir à toi, bien ancré au fond de ta personnalité tordue.

Le ton que tu prends doit lui sembler extrêmement distant, car le personnage que tu as incarné avec elle est jovial, taquin et apprécie flirter avec elle malgré qu’elle ne soit pas réceptive. Pourtant, elle a une bonne partie du véritable toi en face d’elle, et naïve comme elle est, elle ne le remarque même pas.

Regardes-moi Alstroemeria. Regardes bien, au fond de mes yeux. Qui vois-tu à cet instant ? Ne suis-je pas le monstre de tes cauchemars ? Cette couleur que tu redoutes de voir la nuit … Elle est là, à peine un mètre de distance nous sépare.

Sa canne tombe au sol et tu as presque peur qu’elle se rende véritablement compte que tu n’es que ce prédateur qu’elle craint du plus profond de son âme. Cependant, ses doigts saisissent la manche de ton long manteau noir et malgré toi, ton regard s’apaise. La folle lueur qui y gisait se tarit pour autre chose. Un sentiment inexpliqué. Violent.

Tu t’agenouilles devant elle pour récupérer sa canne abandonnée sur le sol, et de cette position, la regardes sans te relever dans l’immédiat. Vient-elle de demander à te parler ? Tu plisses les yeux, légèrement surpris par son initiative.

« De quoi exactement ? Je croyais que tu t’en foutais de plus me voir. »

Tu te relèves finalement et surplombes son petit être. Tu la vois en cet instant comme une petite fille recroquevillée sous ses draps pour échapper à des monstres imaginaires.

« Tu vas vraiment attraper froid si tu restes dehors … » dis-tu après un soupir en abandonnant le ton trop dur que tu employais sur elle.

Le personnage revient doucement, ne pouvant s’empêcher de se préoccuper de sa santé qu’il sait déjà fragile. Parce que c’est comme ça, que tu l’auras.

Uzuri. 03 janvier 1552.
Elle a menti.
Le simple fait de l’entendre sonne presque comme le murmure du vent contre ton oreille, mais tu connais sa voix, quand bien même elle n’est qu’un susurre mélangé à la brise hivernale. Tu ne dis rien, préférant ne pas relever cette fois, pour lui laisser croire que tu n’as pas entendu. Cependant, intérieurement, c’est un sourire démoniaque qui anime ton âme souillée par ton passé.

Ses yeux ne veulent pas tomber dans les tiens, elle s’efforce à se focaliser sur le sol, ce qui est frustrant, tu dois bien l’avouer. Tu aimerais qu’elle te regarde et que son honnêteté te frappe de plein fouet. Cependant, la petite fille qu’est Alstroemeria en ce moment, en donne déjà bien assez. Tu le sais parfaitement.

Tu ne peux donc pas lui en demander plus.
Même si tu aimerais la tourmenter davantage.

Tu lui tends sa canne à la manière d’un gentleman qui ne lui veut aucun mal, et dont le geste est anodin, pur, innocent. Bien qu’il n’en soit rien, elle ne semble pas apte à comprendre ce qui se passe depuis des mois sous son nez, ni même faire la différence entre ses rêves et la réalité. Si elle affrontait son passé, probablement que tu ne t’amuserais pas autant. Disons plutôt qu’elle ne te donnerait pas autant d’occasions. Parce qu’il est évident qu’elle verrait que ce regard est le même que le monstre fantaisiste de son sommeil agité.

Tu hausses un sourcil à ses paroles, laissant un soupir bref s’échapper, dépité devant son attitude en reprenant les traits de ton personnage.

« Difficile d’être sincère hein … »

Tu plisses légèrement les yeux à la lueur de la lanterne et croises les bras sur ton torse, refermant par la même occasion ton long manteau afin de ne pas attraper froid, toi non plus.

« Qu’est-ce que tu veux ? Me parler ou me rejeter sans arrêt ? Je pense savoir plus ou moins quel genre de femmes tu es, mais je peux pas t’ouvrir mon cœur si tu me balances aux requins à chaque fois. »

Vas-tu trop loin ? Non, certainement pas. Tu as simplement besoin de créer une autre ouverture, de la mettre suffisamment à l’aise pour qu’elle ne te fuit pas, pour qu’elle accepte de nouveau ta présence. Car c’est important qu’elle le fasse d’elle-même, pensant avoir le pouvoir de te donner son autorisation, alors que tu t’es déjà introduit dans sa vie depuis bien des manières. Depuis bien longtemps.

Uzuri. 03 janvier 1552.
Son attitude change. Son corps semble se détendre malgré le froid qui mord ses joues, à l'entente de tes mots remplis d'une émotion nouvelle. Mensonge. Tu es fort pour jouer et attendrir pour qu'on te laisse entrer. Oui, tu as joué plein de fois, trop pour compter en réalité, mais cette comédie avec Alstroemeria est plus amusante que tout ce que tu as pu faire jusqu'à aujourd'hui. Ses yeux humides remontent enfin sur toi, quémandant une attention qu'elle n'avait jamais osé demander auparavant.

Tu la regardes.
Tu la regardes vraiment.
Ne pouvant ignorer sa beauté.
Les cheveux virevoltant au vent,
Ses yeux pétillants d'un sentiment inconnu,
Cette couleur dorée que tu apprécies pour leur valeur,
Sa bouche qui se mouve en quelques syllabes,
Et finalement, un sourire qui se dessine.

Un véritable sourire qui malgré toutes tes barrières, malgré ta haine profonde pour les Kyritsis, provoque quelque chose au fin fond de ton être malsain. Tu le sens. Tu le sais. Tu n'aimes pas ça. Ton personnage n'est justement qu'un personnage. Il est toi, sans véritablement l'être, comme un acteur sur la scène d'un théâtre. C'est un jeu. Un spectacle. Rien d'autre. Alors peut-être que comme cet acteur à la fin de sa pièce, il est ému que le public soit réceptif.

Oui.
C'est l'émotion d'avoir accompli ce que nul autre n'est parvenu à faire avant.

Posséder Alstroemeria toute entière.

Il n'y a qu'un pas entre tes idées et tes gestes. Qu'un seul petit mètre entre elle et toi. Qu'une barrière qui subsiste à présent, et il te faut malgré toi y mettre du tien. Des sentiments, quelques émotions inconnues et enfermées depuis longtemps.

L'amour.
C'est ce que tu veux donner à Alstroemeria.
Tu veux qu'elle se réfugie dans tes bras lorsque le monstre lui rend visite.
Tu veux qu'elle pense à toi chaque fois que ses cauchemars la réveillent la nuit, en sueur, le cœur battant.
Tu veux que chaque fois qu'elle regarde les étoiles, c'est à cette soirée qu'elle songe.

Tu brises son intimité, laissant tomber ton violon sur le sol comme un objet inutile, n'ayant aucune valeur. Tu entres dans son espace de confort personnel, et avant même qu'elle ne puisse objecter ou reculer, tu attrapes son visage de tes mains parfaites. Ton regard franc la transperce de toute part, comme mise à nue devant toi.

Et tes lèvres se posent sur les siennes sans demander son autorisation. N'écoutant que l'impulsion de ton envie et ce terrible besoin de ne l'avoir rien que pour toi.

Alstroemeria t'appartient.
Cœur, corps et âme.

Uzuri. 03 janvier 1552.
Tu ne ressens aucun mouvement de recul, ni aucune réticence face à ton geste. Sans doute qu’un peu de surprise aura fait tressauter son cœur, mais rien à l’extérieur ne rebute son corps au point de t’écarter, au point de te détester, au point de te gifler. Tu cesses alors de trop réfléchir, de nourrir ton esprit tordu, même si tu es comme un fou à lier qui s’excite de l’effet que tu produis chez elle.

Elle se relâche, laissant à nouveau tomber cette canne sur le sol. Elle rebondit une fois sur ton étui avant de finir sa course sur le sentier, entre quelques touffes d’herbes résistant encore à l’hiver mordant. Timidement, c’est une main qui remonte sur ton dos pour s'agripper, pour ne pas perdre pied dans ce flot d’émotions. Tu es parvenu à ce que tu voulais.

Ah, Isaac, quel acteur tu fais.
Quel menteur tu es.

Tu aimes la bercer d’illusions en imaginant un instant le choc de la révélation, de la vérité qui éclatera lorsqu’elle ouvrira réellement les yeux sur le monde qui l’entoure. Petite fille naïve tombera profondément dans ses pires tourments en prenant conscience qu’elle se jette dans les bras de celui qui lui donne des sueurs froides.

Contre ses lèvres, tu esquisses un léger sourire de satisfaction. Tu n’es pas certain qu’elle le ressente, mais sans doute mettra-t-elle cela sur le compte de ce pauvre musicien chanceux d’avoir contre lui une aussi jolie noble. L’une de tes mains quitte son visage pour se glisser au creux de son cou, rencontrant sur son chemin, quelques mèches éparses de ses cheveux qui glissent entre tes doigts comme de la soie.

Alstroemeria s’accroche. Elle se blottit un peu plus contre toi, attrapant ton épaule à la manière d’un naufragé sur un bout de bois flottant. Elle essaie de ne pas se noyer quand il est déjà trop tard, quand ses poumons manquent d’air avant même qu’elle n’en prenne conscience.

Après quelques secondes où tes lèvres se sont simplement posées sur les siennes pour ne pas la brusquer, pour ne pas offusquer son besoin de commander et gérer les choses, tu t’es écarté, ouvrant doucement tes paupières sur son expression divine. Tu graves cet instant dans ta mémoire, à tout jamais, pour jubiler lorsque ce souvenir reviendra. Excité comme un fou furieux, tu te contiens pour ne pas éclater en un rire dément qui dévoilerait ta véritable identité.

Ta lèvre inférieure est mordue.
Dans un réflexe nerveux pour intérioriser.

Tes iris à la couleur aussi froide que l’hiver vacillent en se perdant dans le chaleureux doré des yeux de cette femme. Il est rare, voire inédit que tu sois aussi doux, force est de constater que ton personnage est efficace à bien des égards. Ton front rencontre le sien, alors que tu fermes de nouveau tes paupières, respirant son odeur doucement pour ne pas simplement renifler comme un prédateur devant sa proie.

« Alstroemeria … »

Un souffle.
Un simple murmure.
Ta main joue avec quelques-uns de ses cheveux, sans retenue à présent.

Que devrais-tu faire ? Si elle reste dehors avec ce froid, avec sa santé fragile, elle risque de tomber malade. Devrais-tu la pousser à rentrer chez elle ? Mais cette action ne signerait-elle pas la fin de votre échange ? En soi, les évènements les plus courts sont les meilleurs. Ainsi, suivant cette pensée, tu t’écartes complètement d’elle, récupères d’une main sa canne et ton étui sur quelques doigts et t’abaisses afin de venir la porter comme les princesses des contes pour enfant.

« Tu es venue de par là, donc tu dois vivre dans le coin. Je te ramène chez toi. »

Uzuri. 03 janvier 1552.
Tu t’es presque attendu à ce qu’elle râle, à ce qu’elle prenne de nouveau cet air supérieur et dédaigneux lorsque tu l’as portée. Mais elle ne fait rien, ne se débat même pas. Sa silhouette mince et son poids plume ne sont pas difficiles à soulever pour toi. Elle pèse autant qu’un oiseau tout juste sorti de sa coquille, mais probablement que tes nombreux actes de violence ont raffermi ta prise, développé tes muscles et façonné ta carrure. Depuis combien de temps ne t’es-tu pas regardé dans une glace ? Des années.

Tu as déjà vu le reflet de tes yeux dans les vitres du domaine Kyritsis, l’étonnante touffe de cheveux noirs qui couvre ton crâne avec un certain esprit de rébellion, tu sais aussi que tu es grand puisque souvent, tu regardes les gens de haut. Mais cela s’arrête là à vrai dire. Tu n’es pas comme tous ces nobles qui se regardent mille fois par jour pour vérifier que les plis de leur vêtement sont impeccables.

En l’ayant ainsi contre toi, tu peux la voir sous un angle différent. Et bien qu’elle semble garder un certain contrôle, elle ne peut pas empêcher ses oreilles de brûler. Ainsi, son point faible se trouve ici. Tu esquisses un léger sourire, mais veilles à ne pas faire de remarques là-dessus. Tu te contentes de rester silencieux, t’avançant doucement sur le sentier qui mène chez elle.

« C’est bien par là ? Faut me dire, j’sais pas où tu vis moi. »

Mensonge.
Tu connais le chemin par cœur.
Tu pourrais y aller les yeux fermés.

Elle s’installe mieux contre toi, profitant de ce contact, de la chaleur de vos corps qui se réchauffent considérablement l’un contre l’autre. Tu es légèrement surpris qu’elle se laisse faire à ce point, mais également par l’audace dont tu fais preuve en ce moment. Entre les deux Isaac qu’elle connaît, tu prends garde à ne pas en exposer un plus que l’autre, pour garder ce terrain d’entente entre eux. Car tu le sens, quelque chose te donne envie de froncer les sourcils, et de réfléchir à ce que tu fais.

Ce n’est pas le moment.
Tu le feras plus tard.

« Partir ? Oui c’est possible. Mais … Il fait froid, tu sais. Et j’aimerai m’assurer que tout va bien pour toi. T’es pas sortie juste pour prendre l’air, je le vois. »

Petite manière détournée de t’inviter quelques instants de plus avec elle, pour manger un peu de sa nuit et nourrir l’espoir qu’elle puisse trouver la paix.

Et alors que tu aperçois le manoir, tu t’arrêtes soudainement lorsqu’un faible flash lumineux éclaire le ciel. Tu te tournes avec appréhension, les yeux fixant cette colonne qui déchire le ciel jusqu’aux étoiles, pour tomber sur la terre, où que ce soit. Qu’est-ce donc ? Une nouvelle étoile qui tombe ? Non, cette fois-ci, cela ressemble à une colonne, et non à un objet sur le point de s’écraser.

Tu restes interdit devant cette vision, à la fois fasciné et méfiant.
Un nouveau signe.
Mais lequel ?

Uzuri. 03 janvier 1552.
Le sarcasme d’Alstroemeria te fait simplement hausser un sourcil, avant de laisser un petit sourire se dessiner sur tes lèvres. Tu es amusé, oui, c’est vrai. Que son véritable caractère déborde ainsi en ta présence, aussi facilement, suivi d’une excuse tout aussi sincère, presque adorable. Tu la regardes, sans rien répondre. Après tout, ton expression parle pour toi. Tu ne te vexes pas si aisément, mais probablement qu’elle l’aura compris après tous les rejets que tu as essuyés de sa part auparavant.

Amusante, c’est un qualificatif que tu lui as donné à votre dernière rencontre. Sûrement parce que tu l’as déjà percée à jour et que ces tours de passe-passe visant à dissimuler sa propre personnalité ne fonctionnent pas sur toi. Au plus, elle a essayé d’entamer tes limites, au plus tu t’es montré patient et persévérant. Pourrais-tu le regretter, après ce baiser échangé, et son corps lové contre toi ? Bien sûr que non. Tu as semé tes graines, et aujourd’hui, la récolte est délicieuse.

Le silence s’allonge alors que tes yeux observent cette colonne de lumière traverser le ciel. Qu’est-ce donc encore ? Tu n’en as foutrement aucune idée, et pour le moment, même si la méfiance peut aisément se lire sur ton visage, tu aimerais profiter de ce moment avec Alstroemeria. N’est-ce pas la soirée idéale pour renforcer ton lien avec elle ?

Et lorsque tes yeux se reposent sur elle, tu le vois, ce regard étrange, sombre, chaotique. Elle se cache vite fait dans ton manteau, mais c’est trop tard. Tu l’as aperçu une nouvelle fois, sans parvenir à en comprendre le sens. Tu as beau retourner la situation dans tous les sens, tu ne parviens pas à trouver une raison à cette expression. Que pourrait-elle penser de ce faisceau lumineux ?

Une adoration pour le chaos ?

Tu prends une longue inspiration avant de continuer ton chemin vers l’immense domaine qui se fait de plus en plus immense à mesure que tu t’avances. Délicatement, tu reposes la jeune femme sur le sol, restant à proximité, tout en reportant ton attention dans la direction du faisceau lumineux, même s’il a complètement disparu. Comme un mirage.

« Ce monde est foutu … » prononces-tu dans un soupir en secouant tes cheveux, comme embêté par ce qui vient de se passer.

Tu finis par tendre la canne d'Alstroemeria en sa direction et te permettre de l’observer avec une insistance presque perverse.

« T’as pas répondu. T’es pas juste sortie pour prendre l’air, pas vrai ? »

La relancer sur ses faiblesse, toujours, pour qu’elle n’oublie pas.
Tu la regardes, pour de vrai, et tu vois tout, jusqu’à la couleur de son âme.

Uzuri. 03 janvier 1552.
Son regard et son expression te font trop plaisir, alors que ton visage ne laisse rien apparaître dans une retenue intense. Alstroemeria, la fière, la prudente, revient au galop se confiant malgré elle sur ses nuits perturbées par des cauchemars. Tu la regardes, plongeant tes mains dans tes poches, l’écoutant sans faire de nouveaux commentaires. Que pourrais-tu dire ? Chercher à comprendre la raison de ses insomnies ? Tu la connais déjà.

Immense paradoxe que cette situation.
Quand tu es le sujet de ses tourments, mais aussi le remède à ses angoisses.
Tu aimes trop ce jeu.
Tu prends goût à t’amuser d’elle, comme tu aimerais planter tes dents dans un morceau de viande bien juteux.
Tu jubiles.
Ton cœur s’accélère.
La folie te gagne.
Mais il faut tout enfermer avant qu’elle ne comprenne.
Avant que la flamme de la sauvagerie danse dans tes yeux en la regardant.

Tu te contentes de hocher la tête à ses propos, ne souhaitant pas la mettre de mauvaise humeur, il faut que tu continues à faire la balance entre la curiosité et l’intrusion. Tu t’es déjà suffisamment immiscé dans sa vie pour te rendre important, il ne faudrait pas qu’elle t’échappe en te pensant lourd ou dérangeant.

La dernière question te fait sourire, très franchement, dévoilant tes dents qui ne sont visibles qu’en de très rares occasions. Tu te baisses vers elle, approchant ton visage du sien, quelques centimètres vous séparent alors que tu plonges tes iris bleu gris dans la dorure des siens.

« Tu m’as entendu jouer, tu peux plus douter du fait que je sois un musicien. J’ai pris mon violon cette fois. »

Tu plisses les yeux, et te recules un petit peu, perdant ton regard sur l’immense bâtisse derrière elle. Cette maison que tu as visitée maintes et maintes fois, que tu as arpentée des centaines de fois pour la chercher, elle. Pour la dorloter, veiller sur son sommeil, parcourir ses rêves et effleurer sa silhouette camouflée dans ses draps luxueux.

Ton regard dévie sur ses lèvres, de nouveau une terrible envie de lui voler un baiser te secoue. Prendre possession de ses croissants de chair, particulièrement tentants pour des dizaines de raisons qu’il serait inutile d’énumérer. Tu joues sur votre proximité presque intime, et sur les récents évènements. Maintenant que tu l’as, il est difficile pour toi de rester raisonnable, de garder une distance convenable.

« Comment c’était ? Le morceau au violon. »

Tu précises, car tes yeux viennent seulement de remonter sur ses joues, puis dans ses prunelles sombres à cause de la nuit. Tu n’as pas envie de partir, pas maintenant, alors toi aussi, tu fais durer ce moment. Avec espoir qu’elle t’invite à entrer.