Nordahl a insisté sur l’importance de maintenir les festivités de passage à l’année suivante. Orvar a pour habitude d’organiser des fêtes pour tout et rien, afin de partager de la joie et un moment avec leur Seigneur, mais depuis la chute de l’étoile, depuis l’arrivée du Prince de Djinn, les cernes se creusent sous les yeux du Maître des lieux et le peuple s’inquiète. Tu as cédé à prendre une pause, en te répétant qu’il ne pourrait rien arriver de plus durant une soirée. Une seule soirée où tu te permets de te relâcher, où tu bois et manges à ta convenance, où tu flirtes pour te changer les idées, où chacun danse et chante pour évacuer.

Mais tu es là, à une table, assis sur des carpettes de poils à même le sol, à regarder et seulement regarder ce qui se passe. Tu es rejoint par des gens cherchant ton attention, provoquant parfois quelques sourires de ta part, car tu le sens, ton peuple est là. Pour toi. Pour te soutenir. Pour te remonter le moral malgré les temps difficiles. Comme une immense famille tournoyant autour d’un haut feu de joie.

Ton Père te jette quelques œillades de temps à autre pour s’assurer que tu te prennes au jeu de la fête, tandis que Kiseki s’amuse à te ramener de quoi boire et manger lorsque tu te retrouves à sec. Décidément … Tu te sens comme un enfant couvé en ce moment-même et cela commence à t’agacer. Tu laisses cependant la musique prendre le dessus, l’écho des rires te fait un bien fou.

Depuis combien de temps n’avais-tu pas accéder à ce calme intérieur ?
Depuis combien de semaines aucune pause ne t’avait été permise ?

Tu te redresses et pars toi-même chercher une boisson pour remplir ton verre. Tu te fais bien évidemment accoster par trois femmes, qui de toute évidence, ont beaucoup trop d’Hydromel dans le sang pour ne pas ricaner à chaque mot. Tu te prends au jeu, après tout, cela te fera le plus grand bien de te laisser aller.

Bien vite, tes mots sont coupés par la présence de Ryoji qui débarque. Un sourire doux étire tes lèvres en le regardant. Tu as l’impression que cela fait une éternité que tu ne l’as pas vu lui aussi. Tu plonges ton regard dans celui des trois femmes, tour à tour et t’excuses.

« Navré mes dames, puis-je avoir un moment avec Ryoji ? »

Elles gloussent et sans faire d’histoires passent leur chemin. Le regard perdu sur le buffet rempli de nourriture en tout genre, tu t’adresses à ton vassal et fils.

« J’essaie de ne pas penser à demain. J’ai constamment l’impression de devoir survivre plutôt que de m'amuser pleinement. Et … Vous êtes tous inquiets, je le sais mais mon rôle est de vous protéger. J’en étais conscient lorsque j’ai accepté d’être Seigneur. »

Tu pousses un soupir et le regardes, déposant une main sur le haut de sa tête.

« M’enfin … Tu sais qu’ici tu es libre de m’appeler comme tu le souhaites. Ne te prives pas. »

Ryoji semble sur ses gardes ce soir, ce qui te fait plisser les yeux. Tu le fixes quelques instants en écoutant ses mots, et la politesse engagée dans sa voix. Quelque part, tu n’as pas souvenir d’avoir profité d’une fête en sa compagnie. Il a toujours été effacé, préférant le calme aux festivités. Dans un coin, à observer, prêt à agir si l’on te voulait un quelconque mal. Mais que risques-tu, ici, à Nordahl ? Absolument rien.

Tous, seraient capables de se mettre devant toi pour prendre un coup mortel, ou non. Ryoji y compris, même si tu ferais tout ce qui est en ton pouvoir pour éviter que quiconque soit blessé à ta place.

Tu essaies de chasser ces possibilités de ta tête. Lorsque tu penses à Geb et la flèche prise, le poison volontairement répandu dans ses veines, un frisson te parcourt. Te revoilà plongé dans tes inquiétudes habituelles, dans un léger silence qui dénonce les responsabilités qui s'accumulent à nouveau dans ta tête.

Tu clignes plusieurs fois des yeux pour revenir sur terre, te rendant compte que tu regardais Ryoji sans vraiment le voir. Tu passes une main sur tes paupières, de toute évidence, tu es fatigué et de bien des façons.

« J’essaie mais il est difficile de se détendre lorsque chaque jour passé depuis des semaines n’est rempli que de préoccupations diverses et variées. »

Tu laisses un franc soupir s’échapper, vidant le contenu de ton verre d’une seule traite. Tu aimerais te déconnecter du reste, et flirter jusqu’au matin. Pourquoi ne pas retrouver les trois femmes et profiter d’une nuit complète pour décompresser et laisser quelques mains s’occuper de toi ? Tu en aurais bien besoin. Surtout en ce moment.

Le surmenage … Et bien, tu l’éviteras à tout prix si tu ne veux pas manger des horreurs préparées par Kiseki pour se venger de ton incapacité à prendre soin de toi. Tu laisses un léger sourire t’échapper à cette réflexion, et te concentres de nouveau sur Ryoji.

Tu hausses un sourcil à ses mots, puis penches la tête, concerné.

« Que dis-tu ? Ai-je un jour prêté attention aux regards que l’on porte sur moi ? Ou bien encore, sur les choix que je fais ? Allons, tu sais bien que je ne laisserai personne me prendre de haut. Pas même un Roi. »

Tu t’approches de lui, tes bras entourant son petit être sans lui laisser l’occasion de dire ou faire quoi que ce soit.

« Ne dis pas de bêtises Ryoji. Tu es mon fils quoi qu’en disent les autres. »

Tu caresses doucement ses cheveux, pensif, le regard perdu dans une soudaine mélancolie.

« “Il” n’aurait pas apprécié que tu tiennes ces propos Ryo. »

Chiaki aurait probablement attrapé son visage dans ses deux mains, écrasant ses joues par la même occasion. Il lui aurait certainement dit qu’un lien du sang ne fait pas tout, et que quoi qu’on en dise, Ryoji est son petit poussin, peu importe l’avis et le regard des autres.

Tu fermes les yeux, le serrant un peu plus fort contre toi en pensant de nouveau à “lui”. Cela fait bien longtemps qu’il n’est pas apparu dans tes phrases, en règle générale, tu te refuses de le mentionner ou de parler de lui. Mais Ryoji est la seule personne à l’avoir connu aussi bien que toi.

Finalement, la pensée est trop lourde pour ton cœur, et tu t’écartes de lui pour passer à côté à grands pas.

« Allons prendre l’air, veux-tu. »

L’étreinte le surprend, mais qui est en état de regarder ce que vous faites ? Qui irait s’offusquer d’une accolade entre un Seigneur et son Vassal lors d’une fête Nordahloise ? Personne. Car si l’on met de côté le fait que tu es quelqu’un de peu affectueux depuis des années, l’alcool coule à flots ce soir, et chacun fait ses petites affaires sans réellement se préoccuper de ce qui se passe autour.

Ainsi, la surprise de Ryoji se ressent dans l’embrassade d’abord. Puis il se détend à mesure que les secondes passent. Il se reprend à la mention de Chiaki, sous-entendu dans un murmure presque douloureux. Tu ne veux pas te rappeler, pas maintenant. L’alcool te rendrait-il émotif ce soir ? Tu n’es pourtant pas sensible à ses effets en temps normal. Mais peut-être que la fatigue et le stress jouent un grand rôle sur tes émotions ces derniers jours. Tu n’écarte donc pas cette possibilité.

Un léger sourire plane sur tes lèvres, tu fermes les yeux.

« Ce n’est pas le cas. »

Puis l’étreinte se termine, lorsque tu le sens, tes souvenirs remontent. Tu as besoin de prendre l’air, d’oublier ce qui te travaille. Pour une soirée de nouvelle année, tu ne fais que penser aux évènements du quotidien, comme un rappel de tes importantes missions en ce monde.

Tu remplis de nouveau ton verre, avant de te diriger à grands pas vers l’extérieur, cette immense porte ouverte sur le froid mordant de l’hiver. Tu t’écartes légèrement, pour ne pas subir les regards indiscrets, pour ne pas être embêté alors que tu souhaites simplement retrouver ton fils quelques minutes. Tu regardes le ciel, l’immensité des nuages suffit à te sentir minuscule, comme un grain de sable sur une plage.

Tu sembles bien insignifiant à présent.

Finalement, c’est Ryoji qui te ramène sur la terre ferme. Tu gardes les yeux perdus dans les quelques flocons de neige qui commencent à tomber sur Nordahl. Tu tends ta main, attendant qu’une poussière blanche se pose et fonde immédiatement.

« N’est-ce pas une soirée pour oublier ce qui me préoccupe ? » dis-tu avec un petit sourire en coin.

Un soupir s’échappe.

« Il y a tant à faire et si peu de temps. Si j’avais plusieurs bras, je gagnerai du temps. Si j’avais plus de pouvoir, je pourrai déléguer plus efficacement et reprendre mes investigations en personne. Même avec l’appui d’Iris, je suis coincé à devoir faire de la paperasse plutôt qu’avoir mon mot à dire sur les grandes décisions. Je sais qu’elle me fait confiance, j’en ai pris grandement conscience lorsque je fus envoyé à la Réunion des Dirigeants mais … C’est frustrant en un sens. »

Même si tu ne vois aucune solution immédiate. Tu n’as pas l’audace de prétendre à un autre poste que celui que tu possèdes déjà, tu ne quitterais jamais Nordahl de toute manière. Tes liens avec ton peuple sont trop étroits pour que tu penses une seule seconde à les abandonner ou les mettre en retrait.

Tu passes une main sur ton visage, comme pour essayer de faire disparaître la fatigue creusée sur tes traits, en vain.

« Une nouvelle année hein … Je n’ai toujours pas récupéré son dernier tableau, et avec les évènements concernant Djinn, cela me semble un peu compromis. Je te l’ai dit ? Que Geb Ramses possède la toute dernière œuvre ? »

Une piètre ironie en un sens. Une farce du destin. Une blague divine sûrement. Car celui qui possède l’art qui clôturera un chapitre de ta vie, est celui qui a ressorti d’anciens sentiments.

Naturellement, tu exprimes quelques-unes de tes pensées à Ryoji. Il est le seul qui te connaît suffisamment pour n’émettre aucun jugement sur tes songes, tes actions, tes doutes. Tu sais que Nordahl serait disponible pour t’écouter, mais en un sens, il faut aussi les préserver. Car même si la fatigue possède ton visage, ton corps tout entier et ton esprit, qu’il est aisé de voir ce qui pèse sur tes épaules, ta province ne mesure probablement pas l’étendue de tes responsabilités.

Tu te sens dépassé, mais seulement parce que tu es confiné en un seul endroit. Non pas par choix, mais parce que c’est rendu nécessaire au vu des derniers évènements. Un Prince à garder sous le coude pour éviter que quelqu’un n’attente à sa vie et y parvienne ; des missives à envoyer à droite à gauche pour pouvoir obtenir la moindre petite information utile. Malgré cela, tu cherches du temps pour t’évader, t’entraîner, aider Orvar dans certaines tâches, et parfois, aller jusqu’à Miklagard pour donner un coup de main sur le chantier naval. Quelque part, ça te manque de passer des journées entières à travailler le bois, redéfinir les contours d’une création sur le point d’être commencée …

Tu jettes un regard à Ryoji, et plisses les yeux avec affection à ses propos quelque peu acerbes à propos de Geb et le tableau.

« Nous avons conclu un marché. Le Prince de Djinn n’est pas ce qu’il prétend être. Sans vouloir prendre sa défense, il a été mentionné le fait qu’il veuille me céder le tableau en rentrant chez lui, mais n’est-ce pas trop facile ainsi ? Je me suis engagé à lui construire le plus beau et robuste bateau Nordahlois à égale valeur du tableau à mes yeux. Ne serait-ce pas bafouer son importance si je l’acceptais … Juste comme ça ? »

Tu as des principes, et le plus simple étant le donnant-donnant. Le plus ancré en toi est celui de l’honneur. Sans doute un peu de discipline quant à tes actions dûe à ton long séjour à Kanagawa. Dans tous les cas, tu ne peux tout simplement pas accepter le tableau sans lui donner ce pour quoi vous avez “signé”.

« Peut-être que je recule l’échéance de mon côté. Avoir cette œuvre signerait la fin de nos recherches. Comprends-tu, Ryoji ? Cela signifierait qu’il est … »

Tu contractes ta mâchoire sans parvenir à prononcer ce mot ou même à l'accepter. Tu préfères autant changer de sujet, et lorsque Ryoji émet cette idée de devenir Roi, tu t’arrêtes un instant de respirer. Tu le regardes comme s’il venait de t’avouer avoir vu la traîtresse de ses yeux, avant de te mettre à rire.

Il blague sûrement.

Un rire comme on n’en a probablement pas entendu depuis des années.
Tu jettes ta retenue habituelle aux orties et te laisses aller à ce fou rire qui te prend aux tripes, qui contracte tes abdos et qui te permet, dans un élan de nervosité presque exagéré, d’extérioriser toutes tes frustrations, toutes tes responsabilités, toutes tes inquiétudes.

Il blague, n’est-ce pas ?

Pourtant, plus les secondes défilent, et plus les propos de ton fils résonnent dans ta tête. Plus tu y penses, plus ton regard se perd sur le visage de Ryoji, comme cherchant la moindre trace de blague sur ses traits, comme cherchant une raison de ne pas y croire, de ne pas arroser cette graine plantée dans ton esprit.

Tu t’approches de Ryoji et le tires contre toi dans une étreinte soudaine, en ébouriffant ses cheveux.

« Allons mon fils, il n’est pas question d’essayer ou de vouloir être Roi. Ce titre se mérite à plus de raisons qu’il n’y paraît. Moi ? Roi ? Je ne suis pas certain qu’il s’agisse de la meilleure idée qui soit. »

Et pourtant, l’idée en elle-même ne te déplaît pas.

« J’ai trop de respect pour Iris pour oser penser voler sa place. Même si je ne suis pas certain qu’elle tienne ce rôle pendant des années, elle n’a jamais voulu de ce titre, ni même de ces responsabilités. C’est une battante aux origines Nordahloises, et elle s’épuisera s’il le faut pour protéger son peuple. Je suis simplement là pour la soutenir, je n’ai pas l’ambition de gérer un pays. M’y vois-tu réellement ? Devenir un Souverain ? »

Un rire nerveux, qui s’expulse comme le sort le plus dévastateur qui existe. Tu sens que Ryoji n’est pas aussi “joyeux” que toi face à sa proposition, que ton hilarité le vexe plus que tu ne le pensais. Tu plisses les yeux et le serres finalement contre toi. Il ne devrait probablement pas être aussi sérieux à propos de ce genre de choses. Tu n’aurais jamais imaginé que Ryoji puisse songer à un tel avenir pour toi, pour Nordahl, pour Althéa.

Tu restes perplexe malgré tout.
Intérieurement, tu es confus.

Tu ne prononces aucun mot lorsqu’il développe son idée, comme s’il y avait déjà sérieusement pensé. Comme s’il avait déjà préparé une sorte de discours pour te convaincre, plantant une petite graine dans ta tête qui ne pourra que pousser dans les prochains jours. Toi ? Roi ? A-t-il perdu la tête ? Un homme aussi égoïste et impulsif que toi ?  Tu n’es pas certain d’être un choix judicieux pour le futur du pays. Pour Nordahl oui, car tu as été élevé ainsi, car l’on t’a éduqué dans cette région d’une certaine manière. Tu as les us et coutumes Nordahloises, et si tu devais devenir Roi … Certaines choses devraient changer.

Tu ne l'interromps pas, parce que tu sens qu’il a besoin de dire ce qu’il a sur le coeur. De ton côté, tu réfléchis à sa manière de penser, à ses arguments sans parvenir à t’y projeter sur l’instant présent. Cependant à l’évocation de l’Empire, au sous-entendu sur sa propre vie à Kanagawa, tu ne peux t’empêcher de réagir.

« La pauvreté est partout Ryoji. On ne peut pas avoir les yeux sur chaque village, c’est un fait. Si tu penses que diriger un pays est aussi simple que régner sur une région, tu te trompes. Il y a un multiplicateur de vies en jeu lorsqu’il s’agit d’un pays, c’est plus complexe, plus grand. J’ai été éduqué à Nordahl, à la manière Nordahloise, c’est “normal” que tout se passe bien. »

Tu le laisses s’éloigner, retrouver une respiration libre de toute étreinte en levant le nez vers le ciel, perdant ton regard sur les nuages de nouveau. Cette fin d’année est plus que surprenante, il n’y a pas à dire, tu es bouche bée face à Ryoji.

Tu entends son murmure malgré le bruit ambiant et poses doucement une main sur sa tête, comme un papa à son enfant.

« J’apprécie la manière dont tu me perçois, mais je ne suis sans doute pas le choix numéro un sur la liste des “prétendants” au trône. »

Que pourrais-tu dire à Iris ? De te céder sa place pour qu’elle retrouve un semblant de liberté, qu’elle puisse retrouver cette mer qu’elle aime tant, tandis qu’un autre prendra la vie des Althéens sur les épaules ?

« J’ai confronté le Roi car il est dans ma nature d’aller au-devant du problème, de taper du poing sur la table quand rien ne bouge, quand rien n’avance au rythme qui me convient. En protégeant Iris, je n’ai fait que mon devoir envers ma Reine. N’importe qui aurait pu en faire autant. »

Peut-être, mais qui l’a réellement fait lorsque l’épée d’Alexander s’est levée sur Iris pour la couper en deux ? Tu as été le seul à rester suffisamment proche, à analyser ses intentions malgré la colère dans ton esprit, malgré la tension qui régnait. Tu as gardé le contrôle sur tes émotions. Pour le bien de tous.

« Je suis fier de toi, Ryoji. Tu es devenu un jeune homme capable de penser au futur. Tu cherches même à m’élever, à vouloir plus pour moi … Je ne suis pas certain d’avoir les capacités pour être Roi mais si cela devait arriver … Je ferai de mon mieux à ma façon, comme je l’ai toujours fait. »

Car jusqu’à aujourd’hui, le peuple de Nordahl ne s’est jamais plaint.

Tu soupires à ton tour, laissant de la fumée blanche disparaître dans l’air aussi vite qu’elle apparaît. Puis, un regard de biais, un sourire taquin sur tes lèvres.

« Serais-tu prêt à me partager avec autant de gens ? Avec Nordahl, c’est une chose mais un pays … »

Ryoji semble lire dans tes pensées, car il dit à voix haute ce que tu pensais tout bas. Personne n’a osé lever le petit doigt pour protéger Iris ou s’interposer face à Alexander et sa folie, personne sauf toi. Car tu te fiches presque complètement des conséquences. En réalité, tu as agi sur un coup de tête, un coup de sang, sur une impulsion, qui s’est révélée être totalement juste. Car Alexander avait déjà perdu la notion de raison, et que Iris est un choix qui s’est imposé de lui-même. Protéger une vie … Pour le bien commun. Voilà, ce que tu avais fait.

L’inaction des autres personnes de la salle pourrait probablement être expliquée par le choc. Tu le sais, il peut paralyser, mais tu ne peux t’empêcher de te féliciter d’être qui tu es, de t’être interposé, d’avoir actionné un levier malgré le chaos provoqué. Les choses changent. Toi aussi. Nordahl avec. Le monde tout entier tourne comme des engrenages liés les uns aux autres, et il ne devrait plus tarder avant que l’on ne voit le début de véritables changements.

Tu gardes le silence face aux mots de Ryoji, car il a raison en un sens. Tu préfères cependant ne pas exposer ton avis, il doit avoir compris ce que tu penses de la situation. Après tout, il est la personne qui a vécu le plus longtemps possible à tes côtés, et son éducation dépend de ta manière de vivre, de faire, de parler, de penser.

Les nouveaux propos te font sourire doucement, lorsque cela confirme ce que tu pensais un instant auparavant. Ce gosse est parfois trop identique à toi, tu sais que tu as une bonne relève, qu’il est un pilier solide, prêt à prendre des vies pour te protéger. Toi.

« Je suis touché, Ryoji. Merci. »

Comme il a grandi, l'enfant se cachant dans les buissons pour observer votre simple vie à Chiaki et toi. Comme il a mûri, l’enfant qui ne savait pas bien parler, mais qui aujourd’hui, peut employer de nobles mots et des termes complexes. Comme il est beau ton fils sous la lueur de quelques flocons de neige, sous ce blanc éclatant qui cherche à manger l’obscurité de la nuit.

Sa langue claque après ta petite blague, qui allait forcément le faire réagir. Il croise les bras, reprenant cette attitude d’enfant qui aime beaucoup trop son papa, pour son propre bien. Ton regard attendri se pose sur lui, gardant un sourire doux sur tes lèvres.

Il est là tout l’intérêt de vivre. Profiter des petites choses et s’émerveiller de voir son enfant grandir et prendre le bon chemin. Ton regard se perd au loin, dans la rare neige de Nordahl, laissant tes pensées aller çà et là sans aucun sens, jusqu’à ce que le sujet évoqué quelques minutes auparavant ne revienne sur le tapis.

Tu baisses les yeux.
Puis les perds de nouveau devant toi.

Un silence.
Et puis …

« Alors je deviendrai Roi, et tu seras aux yeux de tous, un Jötunheim. »

Son visage s’éclaire d’une mine enfantine, ce qui adoucit davantage ton regard lorsque tes yeux se perdent dans les siens. Tu retrouves doucement le petit garçon trouvé dans la maison de Chiaki, au beau milieu d’une petite clairière, entourée par une forêt dont un unique chemin se dirigeait en ville. Emprunté de nombreuses fois pour vendre ses tableaux et acheter en contrepartie, de quoi se nourrir, réparer l’habitat et s’habiller, se réchauffer. Tes connaissances Nordahloises avaient aidé tant de fois à surmonter quelques hivers difficiles, et ta maîtrise du bois, pour l’avoir déjà travaillé sur la construction des bateaux, te donnait un avantage certain quant à la réparation de la maison. Bien sûr, ce n’était pas la même chose, mais cela t’avait dépanné au besoin.

Ryoji te rappelle Chiaki. Lorsque sa douceur revient au galop, lorsque ces petits moments où Ryoji redevient un enfant, lorsqu’il te regarde des étoiles plein les yeux, tu te souviens de vos débuts. Tu te souviens de “lui”. Un léger sourire se dessine, peiné, endeuillé, mais à la fois doux, fier. Terrible mélancolie qui s’éprend soudainement de toi. Est-ce le vent de la nouvelle année qui fait son effet ?

On dira que oui.

« Je ne pensais pas que porter le nom des Jötunheims était si important. Pour moi, tu es déjà mon fils. Te sens-tu à l’écart de notre famille ? Est-ce qu’on t’a déjà fait ressentir comme quelqu’un d’autre qu’un Jötunheim ? »

L’inquiétude passe dans tes yeux lorsque tu te demandes si tu as déjà commis une erreur à ce sujet, si tu as considéré Ryoji comme un membre extérieur. Tu n’en as aucun souvenir, et l’idée que tu puisses l’avoir blessé à un moment donné t’est difficile à accepter.

Son étreinte apaise légèrement ton coeur, passant tes immenses bras autour de sa petite silhouette d’enfant. Enfant ? Ryoji ne l’est plus vraiment, mais à tes yeux, il le sera probablement toujours. Ton petit garçon, ayant partagé un immense bout de ta vie. Une personne pour qui tu serais capable de soulever le monde à la force de tes bras.

Devenir Roi …
Est-ce un nouveau défi ?
Une résolution pour 1552 ?

Peut-être.
Tu n’as pas encore l’ambition nécessaire pour prétendre au titre, ni même la motivation pour croire en ce projet, mais si Ryoji y croit, peut-être, pourrais-tu également l’envisager.

Sasori Jötunheim, Roi d’Althéa.
Cela te donne le vertige en quelque sorte.
Tu n’as jamais aspiré à si grand.

L’année mille-cinq-cents cinquante deux s’annonce surprenante.

En écoutant les mots de Ryoji, tu te rends compte que sur un aspect, vous n’êtes pas différents. N’avais-tu pas fait la même chose lorsque tu étais plus jeune ? Laisser Soren de côté pour n’être que Sasori. Au départ, il s’agissait d’une “blague” pour voir le regard haineux de Hilda Jötunheim, sa mine se décomposer, et sa fierté être piétinée par un gamin trop prétentieux et impétueux. Au fil du temps, Sasori a grandi, il a pris une place importante dans le domaine ; Soren n’existait plus que dans quelques souvenirs.

Soren, quand bien même tu apprécies la sonorité de ce prénom, quand bien même tu es fier de porter une identité Nordahloise, tu as honoré la mémoire d’une femme au grand coeur tout au long de ta vie. Ryoji cherche à effacer son ancienne vie, peut-être pour des raisons égoïstes, peut-être pour des motifs puérils, mais … Il te ressemble sans doute plus que ce que tu n’avais imaginé jusqu’à aujourd’hui.

« Plutôt qu’oublier … Pourquoi ne pas simplement l'accepter ? Tu as conscience du fait que sans les Miharu, tu ne serais pas là, à mes côtés. Tu ne te souviens pas d’eux, de leur visage, de leur voix, des mots qu’ils ont pu prononcer pour toi, mais ton petit faciès d’enfant, tes jolis yeux violacés, ta chevelure bleutée … Tout ce qui fait de toi Ryoji, physiquement, ne vient pas de moi. »

Tu poses une main sur le haut de sa tête, comme d’habitude.

« Cependant, oui, je te comprends. J’ai moi-même abandonné Soren pour Sasori, dans le fond, les raisons ne sont pas bien différentes. J’ai embrassé l’origine qui me sied le mieux, et abandonné tout attachement avec ma génitrice. Tes intentions sont plus pures que les miennes cela dit. »

Un petit sourire à son attention, avant que tu ne regardes de nouveau le paysage enneigé.

« Ryoji Jötunheim. Décidément, nous sommes une famille bien particulière. »

Un léger rire fait vibrer ta pomme d’Adam. Ryoji est parvenu à te faire oublier tes tracas ; désormais, ton cœur se sent plus léger. Rien de tel qu’un petit moment avec tes proches pour que tu te sentes mieux, pour que le soutien qu’ils t’apportent parvienne à apaiser quelques unes de tes craintes.

Une nouvelle année approche à grands pas.
Et tu as de nouveaux objectifs en tête.

Les yeux perdus sur le paysage qui devient de plus en plus blanc à mesure que les minutes passent, tu passes en revue les évènements de l’année mille cinq cents cinquante et un. Le climat froid et sec de Nordahl n’aide pas à chasser la neige aussitôt posée sur le sol. Au contraire, cela s’accumule à une vitesse folle, comme les récents drames qui s’enchaînent à Cheldis. Que va devenir le monde si cela continue ainsi ? Aussi vite ? Aussi tragiquement ?

Tu te le demandes.
Même si tu essaies de chasser ces réflexions, pour profiter d’un temps avec ton fils. Il est difficile de pouvoir rire, ou au moins sourire dans ce genre de contextes, mais … Il a réussi ce que personne d’autre n’a pu faire avant lui. Depuis longtemps.

Tu laisses un soupir franchir tes lèvres à l’entente des mots de Ryoji, laissant une trace de fumée blanche s’évaporer en quelques secondes.

« Accepter. Akielos nous demande d’accepter ce qui nous arrive et d’apprendre de notre passé. Apprends à t’aimer Ryoji, car l’enfant que j’ai récupéré a existé. Quoi que tu fasses, il aura toujours une place quelque part. Notamment, dans ma vie. »

Un léger sourire sincère dresse tes lèvres sans même le regarder. Un sourire paternel, comme il est si rare de le voir.

La question d’après te surprend un peu. Car le changement de sujet est radical. Pourquoi soudainement parler de Kanagawa et de son Impératrice ? Tu plisses les yeux, regardant toujours devant toi et places ta main sous ton menton pour réfléchir.

« Bien sûr que j’ai des contacts hauts placés. Il y a l’Archevêque avec qui j’entretiens une amitié depuis quelques temps. La Shogun n’est pas une personne particulièrement proche, mais je l’ai effectivement déjà vue. Avant la Réunion des Dirigeants où nous avons conversés, nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises de manière inattendue. Si l’on parle de son armée … J’ai rencontré la Daimyo de Daishan sans le vouloir, il y a quelques années. J’ai plus souvent voyagé à Kanagawa et Akielos qu’à Djinn. Je ne supporte pas sa chaleur et son soleil constant. Mais comme tu le sais … J’entretenais une relation … Sommaire avec Geb il y a longtemps. »

Tu ne pouvais pas qualifier votre relation autrement. Quelques baisers volés et des lettres qui n’ont plus beaucoup de sens aujourd’hui … Voilà tout ce qui reste de votre lien passé en réalité.

« Pourquoi cette question ? »

Le changement de sujet est étrange, et ce n’est rien de le dire. Tu sens Ryoji en hésitation. De quoi aimerait-il soudainement parler pour ne pas oser prononcer les mots qui brûlent à ses lèvres ? Tu lui laisses le temps, peut-être n’est-ce tout simplement pas le moment pour aborder cela. Peut-être qu’il ne juge pas nécessaire d’aller plus loin. Tu peux respecter cela, tout comme il respecte beaucoup tes décisions ou façons de vivre.

Tu ne peux t’empêcher d’être curieux. Après tout, tu es son père, il est normal que tu t’inquiètes et te préoccupes de ce qui se passe dans sa petite tête et dans sa vie. Car, tu es surprotecteur Sasori, tu es un homme qui veut garder les siens près de lui de manière égoïste. Tu n’accepterais probablement pas que Kiseki s’éloigne de toi. Que Lennart aille faire sa vie ailleurs. Ou dans les pires situations, qu’ils perdent la vie.

Tu jettes donc un coup d'œil vers lui, remarques aisément la couleur de son visage qui change, non à cause du froid mais à cause de ce que tu devines être un béguin. On ne mentionne pas un ami de cette façon si c’est pour rougir ou bien encore hésiter à le mettre quelque part dans une conversation avec toi.

Tu plisses les yeux en le regardant.

« Un ami ? Me prends-tu pour un imbécile Ryoji ? Allons, je ne suis pas né de la dernière pluie. »

Tu pousses un léger soupir, croisant les bras, quelque peu sur la défensive. Tu n’es pas certain d’en savoir plus mais … Tu es curieux de nature, et extrêmement têtu. Tu es obligé de savoir, d’aller plus loin que cette mention.

« Je ne sais pas si je dois être soulagé que tu te permettes enfin des relations à droite à gauche, ou si je dois m’inquiéter du sérieux avec lequel tu m’en parles. T’attacher à quelqu’un d’un autre pays, amoureusement j’entends, est une chose douloureuse. Tu sais aussi que je suis quelqu’un de particulièrement … Possessif et protecteur. »

Sans doute la raison pour laquelle il ne savait pas comment aborder la chose. Tu te pinces le haut du nez, fermes les yeux et prends sur toi. C’est la fin d’une année, le début d’une autre … Tu ne devrais pas t’ajouter du stress pour une amourette.

« Je ne suis pas certain d’être prêt à entendre parler de cela. Que mon fils soit amouraché d’un Kanagawais … Tu imagines bien que cela fait remonter quelques ... souvenirs. »