Sasori est loin d’être un homme comme les autres, quand bien même il s’efforce à se placer en égal avec tous les autres. Il suffisait de le voir s’entraîner dans le froid hivernal, le torse réchauffé par l’effort de son entraînement pour s’en convaincre. Son corps n’est peut-être pas aussi impressionnant que ceux de certains guerriers, mais il a l’adresse et l’intelligence qu’il faut pour mettre à terre même le plus robuste des guerriers. La bouche entrouverte, le regard perdu sur ce corps bougeant avec force et vitalité pour mettre à mal ce pauvre mannequin d’entraînement, la description qu’on avait faite de lui ne représente même pas un dixième de ce que la jeune domestique entrevoit de la fenêtre.
Elle n’avait jamais osé poser un regard aussi insistant sur Sasori, elle était arrivée dans le domaine lorsqu’il était déjà en vadrouille d’un bout à l’autre des pays, mais on lui avait énormément parlé de lui. Les domestiques parlent beaucoup, souvent en bien du jeune Seigneur de Nordahl, tandis que d’autres, plus taquines, vantent toujours un peu plus d’exploit en sa compagnie. L’une d’elle a avoué l’avoir surprise accidentellement alors qu’il sortait de son bain, une autre avait eu l’occasion d’avoir un compliment de sa part sur sa beauté tandis qu’une autre encore avait prétendu avoir partagé sa couche une nuit de fête bien arrosée.
La demoiselle les écoutaient sans chercher à en déceler le vrai du faux, trouvant parfois même un peu embarrassant de parler d’un homme d’importance de cette façon. Sa mère lui avait toujours enseigné l’art d’être polie et de ne pas faire de vague. Alors quand une voix interrompt sa rêverie, elle laisse un hoquet de surprise trahir sa bêtise adolescente.
- “Que faites-vous à regarder la fenêtre avec autant d’insistance ?” lui demande-t-on.
- “Je pense qu’il va neiger aujourd’hui.” rétorque-t-elle directement.
Un sujet banal parmi tant d’autres pour éveiller la curiosité de l’étranger reclus dans le domaine des Jötunheim.
- “Les premières tombées de neige sont toujours magiques, on s’en rappelle toute sa vie…” C’est ce que les voyageurs disent toujours ici, et la jeune domestique espérait que cela puisse également intriguer l’homme devant elle. Chargée de lui pour la journée, on a décrit de lui un homme peu bavard, réservé, froid et dont le seul caprice dont il fait preuve est bien la seule chose qu’ils soient incapables de lui offrir.
Parler au Seigneur de Nordahl.
Chose que Sasori se refuse de faire depuis son arrivée. Son travail lui prend déjà beaucoup de temps, les traits du Seigneur sont étirés et il n’y a pas eu d’occasion de festoyer depuis longtemps, lui qui pourtant un homme appréciant la compagnie des Nordahlois et des chants de sa terre. On le dit s’isoler, être poussé par ses proches au repos, chose qu’il rechigne à faire comme son tempérament l’exige.
Et il y avait cet homme. Peu de gens savent qui il est réellement, ni pourquoi on a jugé nécessaire de le loger dans le domaine des Jötunheim. Cela doit être quelqu’un d’important, au moins suffisamment pour que ses vêtements proviennent des maisons de couture de Callariate, que ses gestes et sa façon de parler trahisse de sa culture.
Un noble de Djinn, peut-être ? On lui avait souvent dit qu’il s’agissait d’individus à la peau aussi brillante que le soleil. La jeune domestique avait cru entendre quelques bruits de couloirs sans réelles convictions, Astrid lui avait ordonné de garder sa curiosité pour elle.
Cela valait pour la sécurité de tous.
- “Mademoiselle…” L’homme au regard noir et au teint ensoleillé la fixe, il vient tout juste de reposer son livre sur la culture Nordahloise qu’il feuilletait depuis quelques heures.
- “Appelez-moi Oddndrika.” quand il hausse un sourcil à son encontre, elle poursuit, un sourire ourlant ses lèvres “Chez nous, nous utilisons rarement ce genre d’appellation, nous utilisons les noms.”
Elle le voit hésiter, puis baisser les yeux sur son livre : “Je ne préfère pas.” un refus qu’elle encaisse d’un sourire, sans chercher à voir plus loin, elle pensait qu’il serait intéressé à l’idée de connaître davantage les coutumes de la région, lui qui semble se perde régulièrement dans les livres de la bibliothèque, mais il n’en est peut-être rien. On lui avait dit qu’il était difficile à cerner de toute manière. L’homme se racle la gorge. “Sauriez-vous où se trouve le Seigneur de Nordahl ?”
- “Vous voulez parler de Sasori ?” Un nouveau haussement de sourcil de sa part, à ses yeux, il semble avoir atterri dans un autre monde. Il grince des dents ; elle secoue la tête tout en refermant les grands rideaux de la fenêtre par réflexe. “Je l’ignore… Mais la gouvernante m’a dit qu’il était très occupé, il ne faut pas le déranger.” Un demi-mensonge qu’elle tente de masquer d’un petit pincement de ses lèvres. Il était si rare de voir Sasori faire autre chose que disparaître subitement ou s’enfermer dans son bureau qu’on avait ordonné de le laisser tranquille. Encore plus s’il s’agit de cet homme qu’il semblait résolu à ne jamais voir.
Mais qu’a-t-il fait pour que Sasori ait permis à cet homme de loger ici, mais de ne jamais croiser sa route ? Voilà une question qui la turlupine longuement alors qu’elle le voit quitter sa place pour ranger le livre qu’il était en train de lire.
- “Est-ce qu’il est occupé à ce point pour ne pas daigner me rendre visite ? Quel caprice est-ce là encore…?” marmone-t-il, manifestement agacé de recevoir la même réponse des domestiques. “Est-ce de cette façon que votre Seigneur accueille ses invités ?”
- “Les choses ont été… difficiles ces derniers temps.”
- “Difficile ? Ah. Oui. Je pense que je pourrais dire la même chose, mais on dirait bien que c’est le cadet de ses soucis.”
Il s’approche d’un pas un peu plus lourd vers sa tasse qu’il boit bruyamment et repose sur la soucoupe avec tout autant d’agacement. La jeune femme se tait, elle maintient son silence quand il se déplace vers la fenêtre en marmonant dans sa barbe un :
“J’ai plus important à gérer que de rester dans un trou perdu dans la neige.”
Quel rustre, se dit-elle pour elle-même, tandis qu’elle laisse un soupir discret taire sa pensée. Il n’est sans doute pas étonnant que Sasori ne veuille pas le voir s’il pense de cette façon.
“Je transmettrai le message à Astrid, pour le moment elle n’est pas ici… N’y a-t-il vraiment rien que je puisse faire pour rendre votre journée plus agréable ?”
Pas de réponse. En signe d’abandon, elle se déplace sur la table pour ranger les quelques autres livres que le noble a laissé traîné sans ranger, elle ne fait plus attention, l’espace d’un instant à ce qu’il fait. Et soudainement, elle l’entend demander.
“Puis-je aller dehors ? J’aimerais voir ces premières tombées dont vous venez de me parler.”
***
Geb se demande encore si cette jeune femme au prénom imprononçable s’imaginait être discrète en fermant le rideau où son attention s’était portée depuis quelques minutes. Un simple coup d’oeil quand elle eut le dos tourné a suffit à repérer ce petit Seigneur bien trop occupé à donner des coups de poings brutaux sur un morceau de toile et de bois pour parler de sujets importants avec lui.
Comme les raisons de son séjour ici, séjour prolongé, d’ailleurs, par la fuite d’un Seigneur trop “occupé” pour lui.
Ou encore les divers événements dont il croit se souvenir des discussions avec Surya. Il parlait beaucoup, bien qu’avec modération, donc seuls quelques brides peu clairs lui reviennent en tête et il semblerait que seul Sasori soit en capacité de lui faire un rapport détaillés sur les derniers événements.
Beaucoup trop de choses semblent tourner autour de lui pour rester de marbre. Et la solitude de ces derniers jours, le sentiment d’être enfermé dans un environnement hostile le rend fou.
Il n’a pas l’intention de s’éterniser ici. Surtout dans un endroit où il se voit contraint de se couvrir de fourures et d’étoffe trop lourdes pour lui. Quand l’attention de la demoiselle est distraite, Geb en profite pour dévier la route et rejoindre ce qu’il devine être l’endroit où il a vu Sasori s’entraîner.
Le Prince claque des dents ; il resserre contre lui les tissus chauds de sa cape autour de lui pour ne pas subir le froid mordant des lieux et on dit que Nordahl est loin d’être au niveau d’Helsinki ? Qui habiterait dans ce genre d’endroit à part des bonhommes de neige ? La lourdeur de la fourrure dont il ne préfère pas connaître la source première le fatigue et que dire de cette ambiance terne et grisâtre ici ? Rien de bien “chaleureux” comme le jeune Sasori avait tenté de lui faire croire dix ans auparavant.
Rien de tout cela n’a la beauté qu’on lui a décrite. Les gens le regardent comme une curiosité ambulante, le traîte comme un enfant, prononce des mots qu’il est incapable de dire sans être humilié et ce froid.
Par les dieux qu’il déteste ce froid.
Alors pourquoi Sasori qu’il aperçoit enfin se traîne torse nu dans ces lieux ? Est-il devenu fou ?
Sans un bruit si ce n’est le bruit de percussion de ses dents par le froid, il attend pourtant qu’il termine ses enchaînements. Geb se pensait suffisamment agacé pour le forcer à interrompre son entraînement pour lui parler, mais la vue du spectacle, peut-être, a eu raison de sa soudaine patience.
Voilà bien longtemps qu’il ne l’a pas vu se battre, en un sens, cela le ramène à leur première rencontre où la première chose qu’il a vue de ce jeune adolescent de Nordahl était la passion qu’il mettait dans les coups portés à son adversaire. Il avait aimé le voir à l’oeuvre, cet enthousiasme qui l’animait en cet instant la sueur qui perlait sur son corps le maquillage qui dégoulinait sur ses joues et pourtant ce sourire fier aux lèvres, ce regard brillant…
Est-il toujours cet adolescent lorsqu’il se bat ou bien est-ce que le temps a aussi emporté cette passion fascinante ?