Geb est intéressé à Nordahl malgré ses maigres chances d’y aller dans sa vie. Doit-il seulement s’en justifier ? Quelque part, les nombreuses lettres de Sasori sur sa vie et l’exotisme de son pays par rapport au sien avaient suffi à le rendre curieux pour cette petite région. Une terre de pierre au froid mordant, une terre où les coutumes et les légendes vivent dans le sang de chaque Nordahlois, qu’elle habite jusqu’à leur épiderme par de simples traits de maquillage ou par marque indélébile.

Sans doute, aurait-il rougi à cette remarque on ne peut plus factuelle. Parce que dans le fond, ce n’était pas tant Nordahl qui avait traversé l’esprit de Geb à l’époque.

Mais celui qui est à présent son Seigneur.

Une bonne partie de la main, ainsi que du poignet était recouverte de henné. Sans doute, pouvait-il se contenter de faire jusqu’à son avant-bras et ainsi le libérer de son emprise et l’expédier hors de son bureau, voire du palais. Bien qu’il s’avérait être une source d’information intéressante, l’idée qu’il soit également en possession de ses plus honteux secrets ne lui plaît guère.

Un pincement au cœur qui le travaille tandis qu’il se contient de tout envoyer paître.

“Beaucoup de lectures, avec le temps, les nouvelles sur la vie en Nordahl se montrait plus sommaires.” Plus froid, comme leurs échanges de manière générale.

“J’ignore si boire le sang de cette manière soit réellement… Sain.” Il n’était pas médecin, mais il ne se voyait pas du tout boire le sang coagulant d’un animal mort. Sans doute, se contenterait-il de recracher ses tripes à la simple idée de s’en humecter les lèvres volontairement.

C’est après quelques secondes à jouer de son pinceau qu’il redresse la tête. “D’autres questions ?” Il pourrait en avoir des centaines, mais toutes ne portent pas autant d’intérêt pour le Prince en cet instant. Méticuleux, il aime économiser son énergie et son temps à l’essentiel, le plus important et non pas à quelques questions idiotes que l’on pourrait répondre par oui ou par non.

“J’ai encore du mal à croire…” Que ces dix ans aient pu les éloigner autant l’un de l’autre au point où Sasori se fasse appeler Papa. “Qu’est-ce qui… A fait que le Seigneur de Nordhal soit devenu votre… Mh… “Papa” ?”

Un silence, puis il secoue la tête, reprenant son travail sur son avant-bras “... Pardonnez-moi, cela est sans doute indiscret. Parfois, je réalise que le temps peut provoquer des changements dont nous ignorons toutes les subtilités, mais qui font de ce que nous connaissons des chimères du Passé.” Un peu comme lui, en somme.

Une remarque qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd.

Les livres sont de loin la plus grande source de savoir qui puisse exister lorsqu’il est impossible de fouler par soi-même le chemin vers la connaissance la plus pure.

Geb ne pouvait pas se permettre de faire des retraites longues de plusieurs années en recherche de connaissances. C’est loin d’être dans ses cordes et il ne saurait pouvoir transformer ce savoir en tout autre chose. Il devait se restreindre à des savoirs de surface. Parfois plus précis lorsqu’il est en déplacement, mais ce n’est pas du genre des Seigneurs d’ennuyer lui et son père à de longues marches dans les forêts à la recherche de tout ce qui est possible à apprendre.

Ils n’ont pas le temps.
Le temps est précieux pour un souverain à en devenir. Les années ne se comptent pas pareil, il pourrait presque s’imaginer que des années sont aussi rapides que des mois. Chaque seconde, chaque minute est un temps qu’il accorde quelque part et ne peut l’accorder ailleurs.

Tikraes, tu es parfois si cruel pour tes enfants qui essayent de protéger leurs confrères du mal qui les enserre.

Au moment où Ryoji commence son récit, Geb se doit d’arrêter ce qu’il fait pour ne pas gâcher son travail. Les yeux toujours sur son papier, il fait quelques formes alambiquées pour ne pas avoir à le regarder dans les yeux, il a toujours détesté cela, surtout lorsqu’on vient à lui narrer une histoire émotive.

Garder son masque de froideur est alors parfois difficile à garder dans ces conditions, mais il s'efforce à le maintenir afin de garder un écart entre son vécu et lui. Ils ne partagent pas la même peine, il n'a pas à montrer autant de sympathie mal venue envers un vassal à la solde de Sasori. Il en sait déjà suffisamment assez pour en plus lui arracher quelques larmes. “Tu dois garder un visage impassible lorsque l’on te narre la plus déchirante des détresses. Car parfois cela peut être un signe de faiblesse et l’on n’hésitera pas à prendre bien plus que la main que tu tends pour leur venir en aide.”

Son père était ce genre de statue de marbre dont la moindre émotion peine à filtrer. On pourrait presque le croire mort s’il ne clignait pas des yeux et s’il ne parlait pas.

Combien de fois a-t-il sentit son coeur s’arrêter et son souffle se retenir en le voyant lui parler avec ce regard éteint ?

“Tout ce qu’un père ferait pour son fils ?” Questionne-t-il malgré lui. Que ferait son père pour lui qui serait signe de leur lien de sang ? Il l’ignore. Père était un terme si vague qu’il n’a jamais réellement compris le sens.

Avec les années, en grandissant, en devenant adulte, le regard et le sourire du Roi s’était déterioré, la chaleur s’en était allée comme si cela n’était qu’un faciès que l’on arbore à un enfant.

Et aujourd’hui ? Depuis la mort de leur mère, le Roi semble s’être perdu dans son activité, travailler, encore et toujours pour ne pas subir, pour ne pas flancher.

Voilà tout ce que son père a fait pour ses enfants. Voilà tout ce que Père a apprit à Geb à devenir. Aussi fumante qu’une machine en fonctionnement, mais dont il ne fallait rien espérer de plus que ce pour quoi on l’a créée.

Il ferme brièvement les yeux, se permettant une plaisanterie

“J’imagine que vous pourrez vous vanter d’avoir eu du henné de la main du futur Roi de Djinn.” un instant, et puis finalement il redresse la tête “Enfin… Pas au premier venu. Ce ne serait pas spécialement une bonne réputation pour un Prince Héritier, et je ne tiens pas à me découvrir une soudaine clientèle.”

Il ne le fait que parce qu’il ne souhaite pas que Sasori apprenne le contenu de ses brouillons. Il n’est pas là pour jouer les servantes.

A présent que son regard croise le sien et que la question tombe, il fronce légèrement les sourcils.

Oui, il ne pouvait pas le cacher éternellement sans doute, pas avec autant que questions à ce propos, pas avec autant de discussion autour du pot. Il replonge la tête dans son travail, cherchant certainement à éviter tout contact visuel pendant qu’il parle.

“Disons que…” il pèse ses mots, avec beaucoup de précautions. “Disons que vous pensez avoir de la chance de pouvoir vous promener où bon vous semble, mais je pense que votre chance trouve sa base sur le fait que vous ayez trouver en Saso-.. Ahem. Le Seigneur de Nordahl le réconfort et la sécurité que vous cherchiez.”

Il l’envie, oui. Enormément.
Parce qu’il sait comment c’était, d’être proche de Sasori. De sentir la chaleur qui émanait de ses attentions, de son regard et de ses discours parfois brise-glace.

Il l’envie d’avoir ce qu’il n’a plus.

Une hésitation avant de poser à nouveau la pointe de son cône sur son bras, brève, minutieuse. Est-ce que les souvenirs revenant petit à petit le rendait soudainement sensible ? Est-ce que la conversation avait fait glissé le voile de sa forme princière pour dévoiler un peu de ce qui se cachait derrière Geb Ramses ?

A moins qu’on ne puisse cacher plus longtemps ce genre de sentiment face à quelqu’un qui détient votre plus lourd secret.

Quoi qu’il en soit les choses se compliquent. S’il devine ses pensées, s’il comprend dans ses traits et ses manières quelques formes de sensiblerie inutile, le Prince ne se sortira pas éternellement. A moins que cela soit ce qu’il cherche.

Ryoji, petit enfant feignant les histoires larmoyantes pour attirer doucement le Prince de Djinn dans son piège et le laisser libre de donner des indices sur ce qu’il pense, ce qu’il ressent. Non. Il a passé tellement d’année à enfermer ses émotions dans le reflet d’un miroir qu’il était impossible de les retrouver. Il avait beaucoup trop donné, beaucoup trop sacrifié pour qu’un enfant ne vienne à le mettre au dépourvu.

Un kanagawais, en plus de cela, bien qu’il ne se sente pas âme à jouer sur les origines il ne peut s’empêcher d’avoir ce for intérieur lui rappeler leurs places. Il avait été le premier à se montrer impoli pourtant, alors plutôt que de faire preuve de mauvaise foi, il préférait taire ses pensées.

Car, au final, toutes les excuses sont bonnes pour le Prince de Djinn pour interrompre sa pensée un instant, pour se redresser, rattacher sur son visage ce masque princier comme d’une manière de le protéger de la terrible vérité.

“Non, j’estime le Seigneur de Nordahl pour ce que vous avez pu en dire, il semble avoir fait une très bonne impression sur vous et votre parcours est plus que remarquable.”
Fermeture, de corps et d’esprit.

“Comprenez que nous avons eu toute l’occasion du monde pour nous connaître, converser et nous entendre par le passé.”
Il ne veut pas le revoir.

“Le Seigneur de Nordahl… N’est qu’une personne de plus parmi tant d’autres, les occasions sont nombreuses car nos pays sont tous deux liés par l’amitié qui unissent le Roi Moore au Roi mon père.”
Ni l’entendre…Ni lui parler…

“Je suis loin d’être une personne inapte à entrer en contact avec d’autres, voyez-vous ?”
Car si venait le jour où leurs regards venaient à se croiser de nouveau…

“Mon rang m’oblige à savoir quand et où me montrer, me montrer disponible et faire des apparitions publiques dans d’autres pays afin de renforcer mes liens avec les futurs représentants avec qui je serai à même de discuter. Je participe à énormément de soirées mondaines et d’événements importants lorsque le temps me le permet. Je mets un point d’honneur à m’y montrer.”
Si venait le moment pour reparler du passé...

“Alors si j’avais réellement souhaité renouer contact avec le Seigneur de Nordahl après toutes ces années…”
Sa plus grande crainte serait qu’à la question “Pourquoi n’être jamais venu me voir ?”

“Ce serait déjà chose faite.”
Sa réponse soit “Car je n’en avais aucune envie.”

Ça n’était pourtant pas faute d’avoir essayé.
chaque soirée, chaque occasion Althéenne où le Prince a pu aller.
Aucun Sasori Jöthunheim n’était présent pour croiser son regard.

Il l’avait déjà cherché par le passé.
Beaucoup trop de fois pour s’en préoccuper aujourd’hui.

Il dépose le cône, il lève le bras de Ryoji pour en observer toutes les coutures.
“Cela devrait être bon. Et avec la châleur des lieux il vous sera certainement aisé de vous promener sans craindre d’en abimer les arabesques.” un temps, puis son regard se lève vers lui. Il était redevenu le Prince au regard profond mais vague de toute émotion.

“Je ne puis vous accorder davantage de temps, monsieur. J’ai tenu ma parole, j’espère que vous tiendrez la vôtre.”

Déjà, il range son matériel sur le plateau qui lui avait été apporté.