Sous un ocelle diurne encore timide, le ciel s'ouvrait en un vaste sourire lumineux, et les nuées légères s'écartaient doucement, comme pour laisser passer le souffle d'un matin nouveau. Le comte avait pris la route vers le décor sauvage et montagneux de Naxos, où l'air était encore pur et glacé, et où les cimes encore endormies se teintaient des premières lueurs d'un jour naissant. Dans ce ciel vernal, les hirondelles traçaient leurs danses aériennes, messagères ailées d'une renaissance cyclique qui semblait embraser le monde d'une vie nouvelle. Ce frémissement dans l'air, ce murmure dans les arbres, cette lumière douce qui caressait la terre encore froide, tout parlait de renouveau, de promesse et d'espérance.

Surya venait à peine de redescendre des hauteurs de Makrinitsa. L'hiver avait été rude, et les réserves de médicaments commençaient à s'épuiser. Les membres du clergé, blottis dans les cimes brumeuses où était niché leur temple, avaient reçu avec gratitude ces remèdes qui, pour un temps, repousseraient les ombres de la maladie. Son voyage avait été long et périlleux, mais nécessaire. Là-haut, la maladie rôdait comme une bête affamée, et les remèdes qu'il apportait étaient autant de flambeaux allumés contre l'obscurité. Pourtant, il ne s'était pas accordé un instant de répit. À peine ses pas l’avaient-ils ramené dans la vallée que déjà une nouvelle mission l’appelait, pressante et impérative, venue de l'intendance du Saint-Siège elle-même. Les temps étaient difficiles ; depuis l’exode forcé sur les terres sacrées d’Akielos, les ressources, naguère si abondantes, se faisaient rares, comme si la terre elle-même se refusait à nourrir ceux qui la foulaient.

Ainsi, le lion d'albâtre avait-il accepté, sans hésitation, de se rendre dans les mines du nord, là où le travail était dur, mais où l’on disait que le minerai coulait encore à flots dans les entrailles de la terre. On avait besoin de bras solides pour extraire les minerais nécessaires aux arsenaux de l'archevêché, aux réparations des ponts, aux bâtisses dévastées. C’était une tâche rude, mais il savait que l'effort et la poussière lui permettraient d’oublier les affres qui lui taraudaient l’âme. L'effort physique, la sueur, le bruit des pioches qui frappaient la roche résonnaient en lui comme une symphonie oublieuse. Et puis, il n'était pas étranger au monde des mines. Ce n'était pas la première fois qu'il descendait dans les profondeurs de la terre. Amritsar, sa terre natale, possédait ses propres gisements d'hekastones de glace, ces cristaux rares et précieux. Bien que comte, bien que noble, la curiosité l’avait poussé à s’y aventurer. Il connaissait par conséquent le goût de la roche, l'odeur de la poussière, et le chant des marteaux. Il avait également appris à reconnaître le filon sous la roche.

Depuis les événements de février, où la tourmente avait soufflé sur leurs vies comme un vent mauvais, le comte n’avait eu de cesse de se dévouer aux autres, de donner sa force et son temps, partout où l’on avait besoin de lui. Il avait voyagé de village en village, porté secours à des enfants perdus, livré des remèdes à travers des chemins escarpés et dangereux, participé aux récoltes dans les champs, escorté des caravanes menacées par des bandits ou des bêtes sauvages. Il ne s'accordait jamais un instant pour souffler, toujours en mouvement, comme s’il espérait par cette agitation constante chasser les pensées qui le hantaient. Il ne voulait pas de répit, car le repos apportait avec lui le poison de la réflexion. Il se contentait de cette certitude : il servait, chaque action lui permettait de sentir qu'il appartenait encore à ce monde et cela suffisait.

Sur le chemin vers le site d'excavation, il n'était pas seul. À ses côtés chevauchait le vicomte Haeresis, un homme de la Latreia avec qui il avait déjà partagé quelques aventures. Ils se connaissaient sans vraiment se connaître, comme des étoiles distantes dans une même constellation. Pourtant, une nouvelle complicité semblait naître entre eux, une camaraderie née des périls partagés et des services rendus au-delà des distinctions sociales. La fiancée du chevalier, par le truchement d’une tendre amitié avec Astarté, avait tissé un lien invisible entre eux. Les deux jeunes femmes partageaient une profonde inclination commune pour la musique, et à travers elles, un fil invisible s'était tissé entre Surya et Kratos, comme une mélodie ancienne jouée à quatre mains.

Leurs chevaux avançaient d'un pas régulier, les sabots frappant le sol rocailleux en une cadence tranquille, presque apaisante. Les montagnes se profilaient à l'horizon, massives et imposantes, comme des géants assoupis sous un manteau de lumière. Et dans le silence de ce matin encore jeune, Surya se surprit à espérer que, peut-être, au bout de ce chemin, il trouverait enfin ce qu'il cherchait : non pas un répit, mais une raison, un sens, un but plus grand que lui-même dans ce vaste monde en mouvement.

Vêtu de vêtements simples, bien éloignés des riches atours habituellement réservés à un comte, Surya avançait d’un pas ferme. Un sac en toile grossière pendait à son dos, tandis que ses mains robustes agrippaient une pioche et une pelle. Il suivit le vicomte Haeresis dans les profondeurs de la terre, s'enfonçant dans les entrailles sombres des galeries. Les parois des tunnels, soutenues par des poutres de bois vieillies et craquant sous la pression du temps, trahissaient l'ancienneté de cette mine souterraine. Chaque craquement résonnait comme une voix chuchotant les récits d'un passé lointain, une histoire écrite dans la sueur et le sang des mineurs d'autrefois.

La galerie s'étendait devant eux, suffisamment large pour permettre le passage des chariots qui roulaient, grinçant, chargés de débris et de métaux bruts. L'air y était lourd et humide, et à chaque pas qu'ils faisaient plus en avant, la température s’élevait sensiblement, enveloppant les hommes d’une chaleur suffocante. Les parois suintaient d'une humidité tenace, transformant la poussière en boue sous leurs bottes. Mais cela ne ralentit pas Surya. Contrairement au chevalier, qui observait avec prudence, le comte ne perdit pas de temps. Dès qu'il fut arrivé à un point propice, il leva sa pioche et commença à frapper la roche avec une vigueur presque sauvage. Chaque coup résonnait comme une décharge d’énergie brute, brisant la pierre et envoyant des éclats dans l’air épais.

À la lumière des torches accrochées aux murs, les veines de minéraux scintillaient faiblement dans la pénombre. Surya observa avec attention les couleurs qui apparaissaient sous la surface qu’il martelait, des teintes rouges et verdâtres qui ne trompaient pas : ils étaient dans une mine de fer et de cuivre. Le comte, habitué au travail ardu des mines d’Amritsar, connaissait bien ces nuances. Le fer, sombre et puissant, porteur de promesses de métal dur et résistant, se mêlait ici au cuivre, rougeoyant comme une flamme ancienne, prêt à s'offrir aux mains des forgerons. Il sentait la roche vibrer sous ses coups, comme une bête endormie qui grognait sous l'assaut. Dans ces profondeurs, il n'était pas un comte, mais un homme parmi les hommes, engagé dans une lutte brute et fondamentale contre la nature elle-même, arrachant à la terre ce qu’elle recelait de plus précieux.

“Ne me dites pas que vous bayez déjà aux corneilles alors que nous venons seulement d’arriver. À moins que vous souffriez encore de vos blessures reçues au cours de l’abordage du mois dernier ? Auquel cas, je serais prêt à fermer les yeux et ne rien dire à votre promise. À condition de me divertir d’une façon ou d’une autre, que je ne me fatigue pas seul pour rien.”

Lorsque le comte aperçut son compagnon de travail, le vicomte Haeresis, se délester des lourdes couches de vêtements, un fin rictus traversa son visage habituellement impassible. Ce sourire fugace se perdit aussitôt dans le jeu d’ombres et de lumières projetées par les torches vacillantes. L’air, déjà lourd de poussière et chargé d’une chaleur suffocante, semblait emprisonné dans les tunnels, stagnant comme un souffle immobile, corrompu par le manque de ventilation. La mine, à cette heure où l’aube ne faisait encore que frôler l’horizon, n’était pas seulement un lieu de travail, mais une épreuve pour ceux qui osaient s’aventurer dans ses entrailles. La journée à venir s’annonçait rude, impitoyable, comme une main invisible pesant sur leurs épaules.

Les galeries, vastes et pourtant étouffantes, offraient peu de répit. Surya sentait déjà la sueur perler à son front, tandis que la chaleur ambiante s’élevait, comme si la terre elle-même se plaisait à imiter l'ardeur du royaume aride de Djinn. Cette chaleur sourde et oppressante, qui montait des profondeurs, enchaînait leurs corps comme une étreinte brutale. Il savait que ce jour, comme tant d’autres avant lui, mettrait à l’épreuve non seulement leurs muscles mais aussi leur esprit, leur endurance et leur capacité à supporter la fatigue, la poussière, la saleté, et cette sensation suffocante d’être enseveli dans les entrailles d’un monde souterrain, loin de la lumière du ciel.

L’écho des premiers coups de pioche se répercutait dans les galeries, comme un chant ancien, grave et répétitif, témoin de l’effort inlassable de ceux qui, à cette heure, avaient déjà pris leur poste. Le comte écouta avec une attention silencieuse, reconnaissant dans ce bruit sourd une sorte de résonance presque musicale, un rythme martelé qui portait en lui toute la rudesse du travail minier. Çà et là, des murmures indistincts lui parvenaient, quelques mots lancés par les mineurs plus profondément enfoncés dans le ventre de la montagne. Leurs voix, parfois bourrues, parfois chantantes, semblaient glisser le long des parois, se mêlant à l’air gauchi et accablant, avant de s’évanouir dans le silence des galeries obscures.

La force principale de travail, encore endormie à cette heure matinale, hibernait quelque part non loin de la carrière. Le silence religieux de l’endroit, brisé uniquement par les coups cadencés des outils frappant la pierre, enveloppait tout dans une aura de mystère et de danger latent. Chaque geste, chaque souffle était calculé, mesuré, comme s’ils ne voulaient pas perturber l’ordre invisible de ce royaume minéral. Surya sentait la présence des autres mineurs autour de lui, invisibles pour la plupart, dissimulés par les ombres mouvantes, mais leur énergie, leur détermination, résonnait dans chaque coin de la mine.

Cette journée n’était pas seulement un test de force physique, mais une épreuve de caractère. La mine n’accordait de répit à personne ; elle exigeait de ses visiteurs non seulement leur sueur, mais une part de leur âme, une partie de ce qu'ils étaient en surface. Enfouis dans la poussière et la roche, ils devenaient autre chose : des figures de la nuit, des ombres animées par une quête obscure, un devoir impérieux de faire face à la terre elle-même et d’en extraire ses trésors cachés.

“Vous m’en voyez rassuré. Et que se passe-t-il lorsque vous abusez de sa grande indulgence ?”

À la seule évocation de sa chère sœur, l'expression du comte Surya se ferma, comme un voile de mélancolie obscurcissant la lumière de ses pensées. Il sentit, une fois de plus, cette lourde ombre de tristesse et d'impuissance s'étendre sur son cœur. Depuis cet événement tragique de février, sa sœur Astarté n'était plus que l'ombre d'elle-même, une silhouette éthérée, éloignée de la vivacité et de la joie de vivre qu’elle incarnait naguère. Murée dans un mutisme profond et traumatique, elle était devenue une allégorie de la tristesse, figée dans l'effroi. Tout en elle semblait s'être éteint, comme une flamme autrefois vive et chaleureuse, désormais réduite à une braise mourante. Astarté, autrefois le parangon d’alacrité et d’éclat, n’était plus que l’incarnation d’une douleur silencieuse et incompréhensible.

La chute d’Amritsar, leur terre natale, avait marqué le début de son déclin. Elle n’avait pas seulement perdu ses repères, mais l’espoir lui-même semblait s’être dissous dans l’incertitude de ce cataclysme. Le manque d’informations sur le sort de leurs parents, disparus sans laisser de trace, n’avait fait qu’enfoncer davantage sa sœur dans cet abîme de désespoir. Chaque jour qui passait sans nouvelle était un coup de plus porté à son esprit déjà fragilisé. Et pour Surya, voir cette transformation brutale et douloureuse chez celle qui avait toujours été le rayon de soleil de sa vie était une souffrance indicible, une blessure profonde qu’il ne parvenait pas à guérir.

Alors, conscient de ses limites et de son impuissance face à cette détresse, Surya avait sollicité l’hospitalité du vicomte Haeresis dès son arrivée sur les terres saintes d’Akielos. Il espérait, avec une ferveur presque désespérée, que l’atmosphère sereine et protectrice du domaine du vicomte pourrait offrir à Astarté un refuge, une possibilité de rémission. Le comte avait confié aux bons soins de son hôte tous les besoins de sa petite sœur, espérant qu’elle trouverait ici, parmi les collines et les chants du vent, un écho à sa douleur, une voie vers un apaisement.

Plus encore, il nourrissait l'espoir fragile que le contact avec la fiancée du vicomte, une musicienne de talent et une amie proche d'Astarté, puisse briser le silence dans lequel elle s’était enfermée. La musique, cet art mystérieux et envoûtant, avait toujours eu un pouvoir presque magique sur l’âme de sa sœur. Autrefois, elle jouait elle-même avec une passion vibrante, ses doigts dansant sur les cordes comme des rayons de soleil effleurant la mer. Peut-être, se disait-il, cette amitié musicale pourrait-elle raviver en elle un fragment de vie, un éclat d’alacrité perdu. Surya, pourtant pragmatique et terre-à-terre, s’accrochait à cette idée comme à un fil de lumière dans l’obscurité.

Il savait qu’aucun remède immédiat ne pourrait guérir la blessure de sa sœur, mais peut-être que, lentement, à force de douceur et de patience, elle pourrait retrouver une part de ce qu’elle avait perdu. En attendant, il portait en lui la charge de cette souffrance, la douleur de voir Astarté s'éloigner, chaque jour un peu plus, vers des rivages sombres que lui-même ne pouvait atteindre.

“Je vous serai à jamais redevable de bien avoir voulu accueillir ma soeur dans votre domaine. Au vu des tensions qui couvent au jour le jour, la savoir en sécurité chez vous me soulage d’un poids. Avez-vous pu constater quelque amélioration que ce soit à son sujet ?”

Craignant la réponse du vicomte quant à l’état de sa sœur, le lion laissa cette angoisse muette s’évanouir dans l’effort. Plutôt que d’affronter les mots qui risquaient de briser son fragile espoir, il reprit son travail avec une énergie renouvelée, presque sauvage, comme si chaque coup de pioche pouvait éloigner la vérité qu’il redoutait tant. La sueur perla sur son front, mais il ne ralentit pas, ses muscles tendus sous l’effort, frappant la pierre avec une détermination implacable. Le bruit sourd des outils résonnait dans les galeries, un écho incessant qui se mêlait à sa propre respiration, devenant une cadence qui régulait ses pensées tourmentées.

Autour d’eux, les montagnes dévoilaient peu à peu leurs richesses, un trésor enfoui dans les entrailles de la terre. À chaque coup qu'il portait, la roche cédait, laissant apparaître des affleurements rougeâtres. Il observait ces formations avec l'œil de l’ancien ingénieur qu’il était, notant la texture et la couleur des veines métalliques qui serpentaient sous la surface. Les teintes profondes, d’un rouge sombre, laissaient deviner la présence d'hématites, ces gisements de fer d’une grande pureté, si recherchés pour leur robustesse.

Leur aspect réniforme, aux contours arrondis et polis par des millénaires de pression géologique, confirmait ses soupçons. Il n’y avait pas de doute, ils œuvraient à extraire l’une des ressources les plus anciennes et les plus abondantes de ces montagnes. L'hématite, avec sa surface luisante presque noire, s'illuminait d'un éclat rouge lorsqu'on la frappait, un signe infaillible de sa composition riche en fer. Chaque morceau arraché à la terre pesait lourd dans ses mains, mais aussi dans son esprit, comme une métaphore de la peine qui pesait sur son cœur.

“Quoi que je fasse, aussi recru qu’il soit possible d’être, la frustration me colle à la peau. Mon esprit est sujet aux afflictions et aux affres. Entre une certaine rose akieloise dont j’ai perdu la trace, l’incertitude qui pèse sur le sort de mes parents, l’état de santé de ma sœur et la conjoncture actuelle, il est difficile de tirer une quelconque satisfaction des missions rondement remplies. Et ce n’est pas faute de m’y être employé au centuple. Si certaines ont pu être périlleuses, rien de similaire à l’abordage pirate que nous avons déjoué le mois dernier. Et vous ? Comment gérez-vous la situation actuelle au sein du Saint-Siège ? Il semblerait que les membres du clergé jouent à qui mieux mieux de façon fort malsaine.”

Alors qu'il remplissait méthodiquement le wagonnet de morceaux de minerai brisé, Surya prêtait une oreille attentive aux réponses, bien que laconiques, du vicomte Haeresis. Les gestes du comte étaient précis, presque mécaniques, rythmés par le bruit sourd de la pierre heurtée, mais son esprit, lui, vagabondait parmi les mots esquissés par son partenaire de labeur. La conversation tournait, sans surprise, autour des sujets légers et communs à ceux qui partagent le fardeau du travail. Mais lorsque Surya aborda avec une curiosité sincère la question de la fiancée du vicomte, la réponse de ce dernier éveilla en lui un certain trouble.

Le vicomte, homme d’ordinaire prompt à converser, sembla ici se retrancher derrière des mots évasifs. Il évoqua Sélène avec des phrases aussi brèves que prudentes, comme s'il tentait de dissimuler quelque chose sous un voile d’ambiguïté. Ce silence pesait plus lourd que les paroles échangées, éveillant chez Surya une curiosité instinctive. Lui qui connaissait un peu Sélène depuis quelque temps ne pouvait imaginer une facette d’elle qui inspirât la réticence, encore moins la crainte. Elle avait toujours semblé être une figure de douceur incarnée, d’une gentillesse inébranlable, presque angélique, que certains auraient pu confondre avec de la candeur. En quoi cette âme délicate pouvait-elle susciter une telle réserve chez Kratos ?

Le comte ne put s’empêcher de sourire intérieurement, flairant le mystère là où les autres n’auraient vu qu’une conversation banale. Le vicomte, visiblement peu enclin à poursuivre cette discussion, glissa rapidement vers un autre sujet, espérant peut-être que Surya n’y prêterait pas plus d’attention. Mais le lion d’albâtre n’était pas homme à laisser filer ainsi un fil aussi intrigant. Il se promit, tôt ou tard, de revenir à la charge pour en apprendre davantage. Après tout, dans l’austérité et la monotonie de ce labeur souterrain, il fallait bien trouver une forme de distraction, et cette énigme autour de la mystérieuse Sélène offrait à Surya l’occasion parfaite d’exercer son esprit curieux. Il comptait sur le vicomte pour apporter une touche de légèreté à cette journée autrement pénible, et l’énigme autour de sa fiancée se prêtait à ce jeu d’esprit.

Lorsque la conversation dériva vers un sujet plus personnel et douloureux, celui de l'état d’Astarté, l’aristocrate ressentit un mélange étrange de déception et de soulagement. Kratos, sans grande surprise, n’avait guère plus d’informations à lui offrir. Sa réponse, bien que courtoise et empreinte de sincérité, ne contenait aucun éclaircissement nouveau, aucun espoir tangible. Surya, qui avait secrètement nourri l’espoir de recevoir des nouvelles, fut déçu par cette absence de progrès. Pourtant, paradoxalement, il ressentit aussi une étrange forme de répit. L’absence de nouvelles était peut-être, d’une certaine manière, préférable à des nouvelles déchirantes.

Un poids indéfinissable glissa de ses épaules. Il s’en voulait presque de trouver une forme de soulagement dans cette ignorance. Peut-être était-ce égoïste, mais ne pas savoir lui permettait encore d’imaginer un avenir où Astarté pourrait revenir à elle-même, où sa sœur redeviendrait cette jeune femme éclatante et pleine de vie. Tant que le silence persistait, l’espoir pouvait survivre. Il ne pouvait reprocher au vicomte son manque d’informations. Après tout, lui-même devait être accablé par les tâches incessantes et les responsabilités pesant sur ses épaules en cette période troublée.

Le vicomte, après quelques instants de silence, se fendit d’un commentaire que Surya n’avait pas anticipé. À la question du comte concernant les tensions internes à l’Église, Kratos avait répondu avec une nonchalance surprenante. À l’entendre, il se tenait à distance de ces intrigues cléricales, comme si leur complexité ne l’effleurait que par ricochet. Il se décrivait, en somme, comme une victime collatérale des machinations ecclésiastiques, sans pour autant en être directement impliqué. Cette manière de voir les choses piqua la curiosité de Surya. Il était rare d'entendre un membre de la Latreia, cette faction réputée pour son dévouement au Saint-Siège, parler de l’Église en ces termes distants. Habituellement, ces hommes étaient au cœur des décisions et des stratégies, qu’ils en fussent les architectes ou les exécuteurs.

Surya, tout en ramassant une nouvelle pierre à briser, réfléchissait à cette attitude détachée. Le chevalier semblait se complaire dans une neutralité prudente, évitant de prendre position dans une guerre d’influence qui gangrenait la haute sphère religieuse. Cela pouvait être une stratégie sage, mais aux yeux du comte, cela restait néanmoins curieux. Car comment un homme de sa stature pouvait-il rester impassible devant l’évidence des divisions qui menaçaient l’équilibre de leur monde ? Tout en brisant la roche, il se demandait si ce désengagement apparent n’était pas, en vérité, une forme de protection contre les périls invisibles que renfermait ce nid de serpents.

Mais ce fut la suite des paroles du vicomte qui fit véritablement s’arrêter Surya, le bras suspendu en l’air, un bloc de minerai dans les mains. Kratos mentionna, presque en passant, le renforcement de la sécurité autour de son domaine. Une mesure qu’il semblait avoir prise récemment, évoquée avec une légèreté déconcertante. Le lion, surpris, demeura immobile, scrutant l’obscurité de la mine comme pour chercher une réponse dans ses profondeurs. Si cette initiative pouvait effectivement le rassurer quant à la sécurité de sa sœur, abritée sous la protection du vicomte, il ne pouvait s’empêcher de douter de la sagesse de cette décision.

Un instant, il se demanda si la situation s’était dégradée à ce point pour justifier l’emploi de forces armées sur un domaine personnel. Renforcer la sécurité d’un manoir, alors que le pays tout entier avait besoin de bras et d’épées pour défendre ses frontières, semblait une décision au mieux discutable, au pire égoïste. Les villes et les villages étaient encore sous la menace constante des hordes de créatures qui, depuis des semaines, pullulaient sans relâche dans les régions les plus vulnérables. Il était donc capital de concentrer les efforts sur la protection des terres communes, là où les civils risquaient chaque jour leur vie.

Les pensées du comte se bousculaient. Était-il juste d’engager des hommes pour protéger un domaine isolé, quand tant d’autres mouraient aux abords des villages ou sur les lignes de front ? Le pays tout entier vacillait, et pourtant son partenaire semblait avoir choisi de se replier sur lui-même, d’assurer d’abord la sécurité de ses proches, quitte à détourner les efforts communs vers un bien privé. Était-ce vraiment permis ? La circonspection du comte montait, s’imprégnant de ses réflexions. Il savait que les temps étaient incertains, et que chacun devait veiller sur ses biens, mais la frontière entre prudence et repli égoïste lui semblait ici bien floue.

“Ne risquez-vous pas d’avoir des ennuis à dérober une partie des forces de défense du pays pour la simple sécurité de votre domaine ? À moins qu’il ne s’agisse de soldats mais de spadassins ? La situation a-t-elle tant dégénéré pour devoir recourir à des hommes de main ?”

Tandis que Surya soulevait la question du bien-fondé de la démarche du vicomte, ses mains continuaient de travailler avec une précision presque automatique. Ses muscles, tendus par l’effort, commençaient à hercher le wagonnet déjà bien rempli de minerai sur les rails cahoteux.

“Il serait plus pratique que nous poussions le chariot à deux. Vous en profiterez pour partager votre vision de ces grands changements à venir que vous escomptez. Peut-être que les choses dégénèrent à cause d’un déficit de foi. Pour ma part, il m’est avis que ce sont des événements qui nous dépassent en tant que mortels. Que nous sommes à l’aube d’une nouvelle guerre divine à l’instar de celle qui nous est professée depuis plusieurs siècles.”

Enfermés dans les entrailles de la terre, entourés par le fracas des pioches et l’écho des galeries, le temps avait filé sans que les deux aristocrates ne s’en rendent compte. Le passage des heures, imperceptible dans l’obscurité souterraine, avait effacé toute notion du jour et de la nuit. Lorsqu’ils avaient pénétré dans la mine, le soleil n’en était qu’à son ascension timide, baignant la surface de sa lueur douce. Mais à présent, tandis qu’ils approchaient de la sortie, l’air devint plus frais, presque vivifiant, en contraste frappant avec la chaleur suffocante qui les avait enveloppés dans les profondeurs. La lumière du jour, retrouvée après des heures de labeur, se fit soudain aveuglante, un voile de blancheur brûlante qui força Surya à lever la main, la plaçant en visière pour se protéger du feu solaire.

Son regard, libéré du poids des ténèbres, se posa sur les alentours. Le paysage, qui avait semblé si calme et désert à leur arrivée, était désormais vibrant d’une nouvelle agitation. L’endroit, autrefois silencieux, grouillait à présent de vie. Des hommes, des femmes, des chariots, tout un ballet de travailleurs s’agitait avec une énergie propre à cette heure avancée de la journée. Le bruit, incessant et confus, emplit l’air : le frottement des outils, les cris, le martèlement des bottes sur le sol rocailleux. C’était comme si un autre monde avait pris place en leur absence.

Déportant son regard vers son compagnon du jour, Surya esquissa un léger sourire, un brin amusé. Le vicomte Haeresis était méconnaissable. Son visage, autrefois digne et sans défaut, était à présent couvert d’une épaisse couche de poussière et de suie, mélangeant à la sueur qui perlait sur son front. Il était vêtu de haillons grisâtres, loin de l’image soignée que l’on pouvait attendre d’un noble. Lui-même en était certain, il n’était pas en meilleur état. La mine, impitoyable et brute, n’épargnait personne, pas même ceux de leur rang.

Son propre reflet mental devait être celui d’un homme tout aussi dépenaillé, ses vêtements maculés de salissures, ses mains noircies par la roche. À cet instant précis, rien ne laissait deviner la grandeur de ses origines ni son appartenance à la noblesse Djinn, qui accordait pourtant une importance cruciale à la pureté et à l’hygiène.

Il y avait dans cet état de dépouillement, dans la sueur partagée et la poussière commune, une forme de camaraderie implicite, une égalité que la hiérarchie ne pouvait briser. Ici, sous la terre, au cœur de la roche, ni titres ni privilèges n’avaient de sens. Ils étaient des hommes, simplement, unis dans l’effort.

“Ne craignez-vous pas que ces mêmes spadassins profitent de la situation pour vous en demander plus, quitte à menacer votre sécurité et votre vie pour vous faire céder ? Si la situation continue à se dégrader, rien ne les retiendra d’agir pour leur propre survie et leur propre bénéfice. S’ils ont choisi cette voie, ce n’est pas pour jouer les bons samaritains. Depuis combien de temps n’êtes-vous pas rentré dans votre domaine ?”

Alors que les paroles échangées résonnaient encore dans son esprit, Surya demeurait sceptique face aux justifications du vicomte. Le doute et la circonspection marquaient ses traits fatigués, mais il choisit de ne pas poursuivre la discussion pour l’instant. Le besoin de se délester de la poussière et de la fatigue l’emporta. Repérant une bassine d’eau posée non loin, il s’en approcha avec une certaine urgence, comme si cette eau contenait la promesse d’un répit salvateur.

Sans plus de cérémonie, le lion plongea la tête tout entière dans l’eau claire, brisant d’un seul geste le silence de sa réflexion intérieure. Le choc de la fraîcheur sur son visage le fit frémir, mais la sensation lui apporta immédiatement un soulagement bienvenu. La souillure accumulée durant ces heures de labeur semblait se dissoudre, emportée par l’eau qui glissait sur sa peau. Quelques secondes plus tard, il ressortit la tête de la bassine, inspirant bruyamment l’air frais de l’extérieur. Ses cheveux humides retombèrent en mèches alourdies sur son visage, mais il les secoua vivement, dans un geste presque animal, éclaboussant tout autour de lui.

Le vicomte Haeresis, qui se tenait à proximité, ne fut pas épargné par cette douche improvisée, et les gouttes éclatèrent sur ses vêtements déjà ternis de sueur et de poussière. Un sourire en coin étira les lèvres de Surya, amusé par la situation. Ce moment, simple et spontané, brisait la gravité de leurs échanges précédents et ramenait une légèreté bienvenue à l’atmosphère lourde de la mine.

Imitant ensuite le vicomte, qui s’était désaltéré juste avant lui, Surya attrapa un gobelet en métal et se servit de l’eau, qu’il but en quelques gorgées. Chaque gorgée semblait effacer un peu plus la fatigue accumulée dans ses muscles, lui redonnant l’énergie nécessaire pour la suite de cette éprouvante journée.

“Il faudrait sans doute commencer par vous. Il est curieux qu’un membre de la Latreia nourrisse si peu de foi à l’égard des dieux. N’êtes-vous pas censé en être l’un des garants ? À mon humble avis, les instigateurs derrière ce chaos ont tout à gagner à saper la ferveur des croyants. J’en veux pour preuve l’attentat qui a visé l’héritier de notre royaume. Attaquer un élu des dieux et avoir presque réussi son assassinat est un signal fort. Que se serait-il passé si cet élu avait perdu la vie ? Nous avons certainement tous les deux une idée sur la question.”

Après avoir échangé sur l’attentat manqué contre Geb Ramses, ses raisons possibles et les conséquences qu’un tel acte pourrait engendrer, un lourd silence s’installa brièvement entre les deux hommes. Surya, le regard pensif, mais toujours résolument tourné vers la tâche à accomplir, se remit à l’ouvrage. Il saisit une brouette et, dans un geste fluide, commença à la charger avec le minerai extrait. Le contenu du wagonnet qu’ils avaient remonté quelques minutes auparavant semblait prometteur, mais il leur restait encore à en faire évaluer la qualité et la quantité par les experts du campement. Chaque morceau devait être soigneusement examiné afin de déterminer sa valeur pour les arsenaux ou les réparations nécessaires à l’archevêché.

Les muscles tendus par l’effort, Surya ne s’accordait que peu de répit, concentré sur l’objectif immédiat. Son esprit vagabondait pourtant, toujours occupé à peser les informations glanées auprès du vicomte sur les récents événements politiques. L’ombre d’une nouvelle menace planait sans cesse au-dessus de leurs têtes, mais pour l’instant, il n’y avait rien à faire de plus que de continuer à travailler.

Alors qu’ils s’approchaient du campement établi à l’entrée de la mine, un bruissement inattendu attira leur attention. Ce qui, au départ, n’était qu’un léger tumulte se transforma en un grondement plus distinct. Un amoncellement de personnes se formait non loin, et les voix montaient, s’entrechoquant dans un chahut désordonné. Des mineurs, visiblement mécontents, se pressaient autour de quelques figures d’autorité locales, leurs visages fermés, leurs gestes impatients. La tension, palpable dans l’air, semblait sur le point de dégénérer.

Surya s’arrêta un instant, observant la scène d’un œil acéré. La grogne couvait parmi les travailleurs, cela ne faisait plus aucun doute. Leur mécontentement, dont il ignorait encore la cause précise, avait peut-être germé lentement au cours des semaines, mais il semblait aujourd'hui sur le point d’éclater.

“Y en a ras le cul !!! On se tue à la tâche depuis des semaines, on sue sang et eau pour des étrangers alors qu’ils n’en foutent pas une. On est loin de nos familles, on vit dans des conditions déplorables. Je n’ai pas vu ma femme et ma fille depuis trop longtemps ! Je risque ma vie chaque jour dans ces putain de mines ! L’Archevêque et ces parasites profitent de notre générosité. C’est du grand foutage de gueule ! Il était temps que ça change !”