Comment était-elle parvenue à la traîner jusque-là ? Un mystère qui en resterait un pour un moment, à n’en point douter. Quoi qu’il en fût, Saphyre se trouvait actuellement sur un petit ponton au-dessus de la mer, sous la devanture d’un loueur de jet ski, une formidable conception à moteur qui permettait de fendre les flots à grandes vitesses et même de faire des parcours en temps limité ou des courses de vitesse. Or, pour cette fois du moins, elle n’était pas là pour ça. Non, elle venait plutôt pour pouvoir louer l’un de ces bijoux, véritable monture des mers, pour une petite promenade marine. Même si, elle le savait pertinemment, elle ne résisterait jamais à l’envie de pousser l’engin pour en sentir la puissance.

Et si la demoiselle se trouvait là pour une promenade et non une course ; c’est qu’elle n’était pas venue seule. Elle avait proposé -et longuement insisté, à grands renforts d’arguments divers et variés- à Jodie de l’accompagner sur ces machines. Et autant dire qu’il avait fallu un long, très long moment -et quelques verres d’alcool aussi- pour obtenir l’approbation de la bucheronne. Même si, à dire vrai, cette approbation ressemblait bien davantage à un grognement à moitié ivre et épuisé de tant d’insistance qu’à un oui triomphant ; mais Saphyre savait s’en contenter. Et maintenant qu’elles se tenaient devant la boutique, il était bien hors de question de faire demi-tour.

Parce que la jeune femme connaissait bien les petites faiblesses de Jodie, elle lui tenait d’ailleurs la main à l’instant-même. Plutôt avare de gestes d’affection, n’y connaissant pas grand-chose, elle savait que sa partner in crime ne pourrait décemment pas retirer sa main de la sienne, trop heureuse de ce petit geste, et qu’elle la garderait donc sur le ponton avec elle sans aucun mal. Même si, bien évidemment, le visage déconfit de Jodie montrait qu’elle aurait aimé être absolument partout sauf à cet endroit. Mais bon, quand on s’engage, on va jusqu’au bout !

Une fois les explications données, les clés du véhicule remises et les dernières recommandations faites, la jolie brune s’élança vers la monture, traînant Jodie dans son sillage, et monta sans difficulté sur le jet, absolument ravie de pouvoir à nouveau conduire un de ces engins. Depuis qu’elle en avait fait l’expérience quelques années plus tôt, elle ne s’en lassait pas. Et il fallait dire que ces petites choses en avait sous le capot et qu’elles étaient extrêmement agréables à conduire avec des sensations tout simplement uniques.

Installée au volant, elle attendit que sa comparse s’installe derrière elle, quoi que très impatiente. L’expérience promettait d’être des plus intéressantes.

« Aller, c’est parti ! On va commencer doucement. Merci d’avoir accepté de m’accompagner ! »

Et … hop, démarrage des moteurs, ronronnement de la machine, et elle enclencha la première vitesse afin de s’éloigner lentement du ponton et des espaces non-prévus pour le jet-ski. Une vitesse lente, pour rassurer Jodie, qui n’était probablement pas du tout prête pour ce qui suivrait. Mais bon, elle se ferait pardonner plus tard.

Un soupir silencieux traversa ses lèvres dès que Jodie lui demanda de ralentir, alors qu’elle était déjà au pas et ne pouvait pas aller moins vite. L’engin restait un emploi de locomotion puissant, dont le moteur pouvait faire pâlir les meilleurs véhicules de rallye. Qui plus est, tout l’intérêt de ce genre d’activité était justement de s’amuser et de tester ce que l’animal avait dans le ventre en le poussant un peu à travers les vagues. Toutefois, afin de ne pas perdre Jodie directement ou de la voir faire un malaise en pleine mer, elle garda la vitesse de croisière adoptée au départ, jusqu’à enfin atteindre les bouées indiquant que la baignade était à présent interdite et que les bateaux et jet ski pouvaient à présent s’en donner à cœur joie.

« … Je te conseille de bien t’accrocher, très chère ; les choses sérieuses vont commencer ! »

Un sourire appréciateur sur les lèvres, les mains sur l’accélérateur, prête à en découdre ; la jeune femme fit vrombir le moteur. Avec un rugissement digne de son V8, le jet s’élança soudain, suivant le trajet des bouées qui était proposé pour prendre l’engin en main et tester ses compétences de pilote. Le vent dans les cheveux, ravie, les bras de Jodie agrippés à elle alors qu’elle hurlait derrière son dos, la jolie brune s’amusait comme une petite folle à rivaliser en pointe de vitesse et en rivages maîtrisés.

A une telle vitesse, chaque vague les soulevaient un peu de leur siège comme sur un cheval capricieux, leurs fesses tapant à chaque soulèvement sur l’assise, déclenchant certains rires de la part de Saphyre. Après un bon moment d’amusement et de prise en main, la demoiselle finit par ralentir jusqu’à s’arrêter au milieu des flots pour les laisser reprendre un peu leur souffle et profiter du calme et du beau temps, bercées par les vagues.

« Pfiou … Un vrai bonheur ! Petite pause, et ensuite on part en balade ! On m’a parlé d’une petite crique proche d’ici, idéale pour faire une pause et éloignée des touristes. Ça te va ? J’en profiterai aussi pour me baigner un peu, avec cette chaleur, ça n’en sera que plus agréable. Il y a des bouteilles d’eau dans le sac, sous l’assise. »

En effet, sous l’assise du véhicule se trouvait un compartiment dans lequel on pouvait glisser un sac avec de l’eau, de la nourriture, des fournitures importantes mais pas trop encombrantes. Naturellement, pour une après-midi en mer sur jet, la demoiselle avait emporté quelques en-cas, de quoi boire au vu des températures élevées, et quelques babioles nécessaires. Ainsi, elles pourraient aisément profiter d’une petite pause dans la crique et rentrer en fin de journée, comme convenu avec le loueur.

Aussi se remit-elle finalement en route, à vive allure mais moins rapide que durant les essais de course plus tôt, afin de pouvoir profiter à la fois du plaisir de la conduite mais aussi du paysage qui se dessinait autour d’elle. L’île profitait vraiment d’un relief magnifique et la plage à l’horizon avec quelques espaces rocheux ça et là donnait à l’ensemble une atmosphère très vivifiante. Quant à la chaleur, Saphyre ne la ressentait pas vraiment, aussi s’était-elle appliquée à mettre de la crème sur sa peau d’albâtre afin d’en protéger la blancheur de porcelaine, et en avait-elle mis un flacon dans le sac.

« Regarde, ce doit être là. Personne en vue. Tu vas pouvoir retrouver la terre ferme que tu aimes tant, au moins jusqu’à ce que l’on reparte. Et puis avec un temps pareil, c’est l’idéal. Un soleil radieux et un merveilleux ciel bleu, que demander de plus. On va débarquer par-là, le jet sera à l’abri. »

Ni une ni deux, elle positionna le jet à sa place et s’assura qu’il soit bien immobile et fixe avant de faire signe à Jodie de descendre. Certes, elles avaient les pieds dans l’eau, mais ce n’était pas grand-chose. Et puis, il fallait bien admettre qu’elles s’étaient prises pas mal de gerbes d’eau salée au cours de la course en jet, fort rafraichissantes par ailleurs.

Elle leva légèrement les yeux au ciel. Evidemment que Jodie adorait la terre ferme. Vu sa peur panique dès qu’elle devait s’approcher de l’eau – encore que la thérapie et le temps l’avaient aidé –, il était évident que l’endroit où elle se sentait le plus à l’aise restait un sol bien solide. L’avoir faite monter sur un jet et voguer si loin du rivage relevait déjà du miracle, aussi Saphyre était-elle consciente de l’effort que cela lui coûtait et cherchait malgré tout à la ménager. Si elle ne le montrait pas toujours, elle appréciait qu’elle accepte ses idées parfois un peu trop extravagantes pour la bucheronne.

Une fois le moteur coupé et le jet en sûreté, la jeune femme descendit du véhicule et prit les affaires, jetant une œillade circulaire à la crique. Du sable fin, un petit renfoncement dans les rocheuses pour pouvoir s’abriter du soleil, et des palmiers ça et là dont les larges feuilles bruissaient à peine. L’endroit avait, comme tout le reste, quelque chose de paradisiaque et elle se sentait presque privilégiée de se trouver là. Les criques avaient le mérite de rendre l’endroit plus intime, comme une île secrète que l’on découvrait et qui n’appartenait qu’à nous le temps d’un instant.

« Jusqu’à la fin de journée, donc vers 18h à peu près. Après, ils ferment. »

Tandis que Jodie s’occupait d’installer un petit coin tranquille sur la plage, Saphyre retira le paréo qui cerclait ses hanches, l’abandonna sur le sable, et alla plonger dans l’eau fraîche. En vérité, l’eau était à une température idéale pour la baignade, mais étant donné la chaleur écrasante qui régnait, elle paraissait fraîche en comparaison avec la température ambiante. Nageant sans la moindre difficulté, souple et dans son élément, la jeune femme en profita pour se ressourcer après une activité sportive plutôt mouvementée et physique : tenir le volant d’un véhicule à grande vitesse avec les secousses marines demandait une certaine force et une certaine dextérité.

Après la baignade, elle sortit de l’eau et enfila à nouveau son paréo, revenant jusqu’à la serviette pour attraper l’une des bouteilles d’eau et la boire presque d’une traite. La baignade et la chaleur lui avait donné soif, aussi était-il grand temps de se désaltérer un peu. Et de profiter d’un quatre heures bien mérité également. S’approchant de la mini-glacière, elle en sortit des morceaux de melon bien frais et fort appétissants, et en tendit un à Jodie avant de mordre dans le sien, profitant de la tranquillité du lieu.

« Je trouve que c’était une super recommandation, cette crique. C’est vraiment super agréable, d’autant plus avec un temps aussi- … Tiens, j’ai senti une goutte, pas toi ? »

Perplexe, la jeune femme observa son bras, où elle avait senti une goutte s’échouer. Peut-être une gouttelette tombée de ses cheveux. Oh, une autre. Puis, une autre. Encore une autre. Et … Un déluge. Une pluie torrentielle, digne des orages tropicaux des régions chaudes, s’abattit sur la crique en un claquement de doigt. La météo n’annonçait pourtant aucune trace d’humidité, et voilà qu’un épais nuage sombre s’était trouvé un petit coin sur lequel déverser ses torrents : la crique. Elle avait organisé cette sortie exprès pour profiter du temps radieux, et voilà que Mère Nature décidait de lui faire un pied-de-nez !

Ramassant ce qui pouvait l’être en vitesse, la demoiselle et son acolyte foncèrent sous le petit renfoncement de pierre pour se protéger au moins un peu du déluge. L’air maussade, fixant le nuage qui ne semblait pour le moment pas décider à s’éloigner, la jolie brune laissa échapper un long soupir contrarié.

« Il fallait vraiment que ça nous tombe dessus aujourd’hui ! J’ai regardé la météo vingt fois pourtant : pas de pluie annoncée ! Et tu vas voir que quand ça va s’arrêter – si ça s’arrête –, ce sera comme si de rien n’était et le nuage disparaîtra exactement comme il est arrivé. Vu la pluie, on ne peut même pas reprendre le jet pour rentrer. Et les affaires sont trempées, il faudra faire sécher ce qu’on peut une fois de retour... J'espère qu'on pourra rentrer à temps, sinon adieu la caution. »

Alors qu’elle jetait un regard noir vers le traitre de ciel qui laissait tomber joyeusement toute cette eau imprévue, la jeune femme eut à peine le temps de dire quoi que ce soit que Jodie quitta la maigre protection du renfoncement rocheux pour partir à l’aventure. Vraiment, elle qui disait détester l’eau semblait au moins aimer la pluie au point de partir sous le déluge pour une raison qui sembla profondément absurde à Saphyre. Vu la pluie, et malgré toute sa bonne volonté, Jodie ne trouverait rien d’utilisable sur cette île. D’autant que, puisqu’il s’agissait d’une île, une certaine humidité flottait toujours dans l’air et le seul bois que l’on pouvait trouver était celui des palmiers.

Et, évidemment, les palmiers bien portants, prenant pluie vent et gouttes marines n’étaient certainement pas ce que l’on appellerait du bois sec, ou même du bois qui brûle bien. Mais, comme d’habitude, Jodie s’était contentée de foncer tête baissée avec la moitié d’une idée en tête et la conviction de bien faire. Non pas que ces intentions soient mauvaises mais … à part finir trempée et ramener un bois qui ne leur servirait pas à moins de décider de se lancer dans un combat de lance en bois de palmier, elle aurait tout aussi bien fait de rester au sec. Ou ce qui s’en rapprochait.

En plus, à quoi bon ramasser du bois ? Voulait-elle mettre le feu au peu de vêtement qu’elles portaient ? De toute façon, Saphyre était mouillée de sa baignade, la pluie n’y changerait rien. Elle n’avait nul besoin de sécher, puisqu’elles repartiraient ensuite en jet en traversant une partie de l’océan et seraient à nouveau aspergées d’eau. Quant à l’idée de se réchauffer, il fallait déjà suffisamment chaud dans la région pour ne pas s’infliger la chaleur d’un feu en plus. Même si l’orage frappait, il s’apparentait davantage à un orage tropical : pluie diluvienne mais chaleur ambiante.

Même l’idée de faire des marshmallows aurait été vaine puisqu’elle détestait ces choses et n’en avait pas emporté pour la sortie en mer. Et donc, tandis que Jodie ramassait des morceaux de bois, la demoiselle finit par s’allonger dans le sable, les pieds sortant de l’enfoncement qui les couvrait et prenant donc la pluie sans qu’elle ne s’en soucie outre mesure. La pluie était forte et aurait été fort désagréable en pleine tête ou sur le haut du corps, mais en ce qui concernait les pieds, ils étaient plus résistants.

Finalement, Jodie revint, quelques branches dans les bras, dégoulinante de pluie de la tête aux pieds, les branches dans le même état. Avec ses cheveux ruisselants et plaqués sur la tête, elle ressemblait à s’y méprendre à une race de chiens dont elle avait complètement oublié le nom. Elle eut un léger rire, intérieurement. Peut-être qu’avec un coup de sèche-cheveux, elle ressemblerait à un genre de caniche tout frisé. Ou à une grosse moumoute.

Jetant un coup d’œil vers les branches évidemment inutilisables, elle reposa ensuite son regard sur la bucheronne.

« … Tu sais que c’est inutilisable ? C’est ce que j’ai voulu te dire avant que tu ne partes on ne sait où. Et puis un feu, vraiment ? Imagine si c’est illégal vu la chaleur et qu’on se prend une amende ? »

Elle soupira. La journée ne se passait définitivement pas du tout comme prévu.

« Il y a un ballon gonflable dans le sac. On peut se l’envoyer, en attendant que ça passe. De toute façon, on ne peut pas y faire grand-chose, autant s’occuper un peu. »

Puis, se rappelant de ce que Jodie avait fait un peu plus tôt, elle pointa son index vers elle.

« Je suis sûre qu’aller chercher du bois était seulement un prétexte pour m’embrasser le front. Demande, la prochaine fois, espèce de nouille. On gagnera du temps. Et je t’ai vu te mettre sur la pointe des pieds d’ailleurs. »

Sur ce, elle attrapa la balle dans le sac, dégonflée évidemment, et la laissa à Jodie en un amas de plastique fripé.

« Puisque tu as l’air de vouloir t’agiter … Je te laisse le gonfler. »

Mollement, sans trop se soucier des commentaires de sa camarade, la demoiselle l’observa s’insurger sur sa réflexion au sujet de sa taille, avant de se mettre enfin à gonfler le fameux ballon. Visiblement, cela demandait un véritable effort qu’elle n’aurait certainement pas eu envie de faire elle-même, au vu de la rougeur sur les joues gonflées de Jodie. A bien à y regarder, maintenant, elle ressemblait à une espèce de hamster ayant stocké ses meilleures graines dans ses joues pour s’en faire un festin plus tard, ou en en ayant pris une énorme bouchée. Décidément, elle avait un don pour être semblable à de nombreux animaux et, en un sens, pas toujours à son avantage.

Aux mots plus ou moins discrets que prononçait Jodie depuis le début de la journée, Saphyre avait très bien compris que la journée ne correspondait pas à ses attentes. A priori, de ce qu’elle comprenait et connaissait de Jodie, cette dernière s’attendait plutôt à une journée plus intime où l’une et l’autre se seraient rapprochées. Manque de chance, Saphyre avait plutôt envisagé la journée comme une opportunité de sortir, de faire du sport avec le jet ski et de passer une journée de relaxation et de bon temps, sans chercher à créer une ambiance de promiscuité quelconque. Elle voulait seulement passer un bon moment.

Etant donné que la présence de Jodie lui plaisait et qu’elles passaient souvent de bons moments ensemble, elle avait choisi de l’inviter. Mais, visiblement, elles ne nourrissaient pas les mêmes attentes et la bucheronne semblait presque déçue que ses aspirations ne se concrétisent pas. Quant à Saphyre … le mauvais temps avait quelque peu assombri son humeur, et ses préoccupations étaient bien loin de celles de sa camarade. Aussi, lorsque celle-ci proposa de trouver un gage pour celle qui perdrait le jeu -dont elles n’avaient même pas encore déterminé les modalités-, la demoiselle eut un faible soupir.

Les gages … Un moyen détourné d’obtenir quelque chose sans oser le demander à quelqu’un. Une forme de manipulation sous couvert de jeu. Elle n’aimait pas cela. Il était pourtant bien plus simple de demander directement quelque chose à quelqu’un, mais les gens s’évertuaient à trouver des stratagèmes pour obtenir quelque chose et le mettre ensuite sur le dos d’une récompense ou d’un jeu. Elle s’en était servie, quelque fois, pour obtenir un objet impossible à acquérir autrement, ou un service très particulier, et seulement lorsqu’elle était sûre de remporter la victoire.

Il était trop dangereux de promettre quelque chose à quelqu’un, sans pouvoir se rétracter, en laissant le résultat au hasard ou à la chance. Même dans le cadre de gages a priori anodins, ça ne l’était jamais. Aussi, la jeune femme secoua négativement la tête, jetant un œil sur le ballon gonflable tenu par Jodie comme un gros bébé bien potelé.

« Très peu pour moi merci. Je te l’ai dit : si tu veux quelque chose, demande-le. Par contre, si ce genre de jeux te plaît tant que ça, j’ai une idée d’où aller ce soir. Ce sera une surprise. J’espère que tu as pris des vêtements classes, en revanche, sinon … tu devras passer ta soirée avec un pot de glace devant ces séries à l’eau de rose que tu adores. »

Ça, elle l’avait découvert quand Jodie avait littéralement passé une après-midi entière à regarder une de ces séries niaises à souhait sur l’écran plat de la chambre d’hôtel, pendant qu’elle avait quelques affaires à régler sur son ordinateur dans la pièce d’à côté. Et autant dire que l’intégralité du pot de glace y était passé, avant que la jeune femme n’attrape un pauvre coussin qui traînait dans le divan pour l’étouffer contre sa poitrine en continuant la série. D’ailleurs, Saphyre qui avait même donné un deuxième pot de glace, récoltant au passage un sourire enchanté de Jodie avant que celle-ci ne replonge dans les méandres de la niaiserie et de jeux d’acteur surjoués.

Voilà pourquoi la jeune femme savait que la bucheronne était de ce genre-là. De ceux qui pensent directement à une après-midi romantique dans une crique en se donnant mutuellement des morceaux de melon au bout d’un bâtonnet en se lançant des regards de braise. Puis, un goëland se poserait sur une branche pour dire à quel point la scène est romantique, et s’associerait à un ami pour pousser les deux protagonistes à se cogner la tête et s’embrasser malencontreusement. Un truc comme ça.

Se passant une main sur le visage avec un air particulièrement blasé, n’étant pas du tout friande de ce genre de contenu et idées saugrenues sorties d’une idylle digne d’un Disney, la jeune femme se reconcentra sur le ballon.

« De toute façon, la pluie ne va pas durer éternellement. Allez, envoie. »

Ah. Evidemment. Il fallait que Jodie devienne chafouine à ce moment précis. Et, vu l’endroit où elle posa le ballon, les probabilités qu’elle le lui envoie s’avéraient quasiment nulles, réduisant à néant le peu de distraction que leur offraient la crique déserte et la pluie au-dehors. Le regard fixé sur la jeune femme qui lui tournait le dos, Saphyre eut un soupir silencieux. Au même titre que Jodie partait telle une tornade dès lors qu’elle avait une idée en tête ou que quelque chose se dressait sur son passage ; elle se laissait embarquer par des émotions confuses et emmêlées lorsqu’elle se sentait trop contrariée. Et, visiblement, cette journée et les déceptions de cette dernière engendraient cette réaction.

La réflexion morose de la bucheronne confirma sans tarder cette théorie, marmonnant au sujet de la demande de la mage d’exprimer clairement ses attentes. Sauf que Jodie ne fonctionnait pas ainsi et qu’elle n’osait pas, sans qu’elle ne sache trop pourquoi, demander clairement les choses. D’une certaine manière, au vu de sa capacité à communiquer sur certains sujets ou à répondre positivement aux tentatives de la demoiselle aux cheveux clairs, cela n’avait rien de si surprenant. Sauf que Saphyre comprenait rarement ce qu’elle attendait, sur ce plan-là. Après tout, elles passaient du temps ensemble, elle lui accordait de l’attention, elle l’avait invité à l’accompagner. Aucune raison de râler comme ça, a priori.

Sauf que voilà, même si elle ne faisait rien en conséquence, elle savait pertinemment que Jodie avait d’autres aspirations. Plus intimes, que de simplement passer du temps en sa compagnie, quand-bien-même elle était ravie de cela. Saphyre, quoi qu’on en dise, était loin d’être aveugle à ce sujet et, bien qu’elle manquât cruellement d’expérience et de capacités à s’investir dans ce genre de choses, elle avait bien remarqué les changements chez sa comparse. Ses regards, ses troubles, la manière dont elle parlait ou réagissait face à elle, ou sa tendance à la suivre partout même là où elle n’aurait jamais mis les pieds autrement.

Il ne fallut pas longtemps avant que la demoiselle ne comprenne ce qui avait irrité la native de Nordhal et entraîner cette humeur-là : son refus de se lancer des gages. De nouveau, elle eut envie de soupire, mais n’en fit rien. Inutile de la titiller davantage ou Jodie serait bien capable de se lever pour aller récupérer plus de branches et tenter de fabriquer un radeau de fortune en assurant qu’elle préférait rentrer là-dessus qu’avec elle. Et sans doute qu’elle fabriquerait bien un radeau, jusqu’au moment où elle serait contrainte de monter dessus et qu’elle en serait bien incapable. Probablement refuserait-elle de l’admettre et viendrait-elle marmonner quelque chose comme quoi elles devaient rentrer ensemble pour ne pas avoir de problème ou avoir mauvaise conscience, quelque chose comme ça.

Et, encore une fois, au lieu de se réjouir de sa proposition de sortie, la bucheronne ne manqua pas de lui envoyer une nouvelle pique. Pourtant, Saphyre n’était guère de si mauvaise humeur. Elle se comportait comme d’ordinaire, un peu détachée de tout. Il pleuvait, et cela n’avait rien d’extraordinaire outre son côté imprévu avec un tel climat. En dehors de cela, il ne s’agissait que d’eau, et si la jolie brune se sentait contrariée de s’être fourvoyée sur la météo, cela n’allait pas plus loin. Sa comparse aurait dû avoir l’habitude de la voir ainsi, et pourtant, elle paraissait agacée. Or, elle n’y était pour rien si Jodie n’obtenait pas ce qu’elle voulait.

« Vraiment, tu trouves que c’est moi la grognon ? »

Aucune animosité dans ses paroles, simple question pour soulever l’absurdité de la remarque quand celle qui la prononçait était elle-même bien grognon. Sans raison apparente, qui plus est. Jaugeant un peu la couleur des nuages et les gouttes qui s’écrasaient dans le sable de la crique, Saphyre eut un léger sourire avant de s’approcher sans bruits de Jodie. D’ordinaire, il aurait été difficile de tromper la vigilance de la bucheronne mais, dans son état émotionnel et bloquées sur une île, les choses s’avéraient plus faciles.

Arrivée près d’elle, Saphyre se saisit des épaules larges de sa comparse pour la faire tomber à la renverse dans le sable. Puis, avant qu’elle n’ouvre la bouche pour continuer à protester, elle lui vola un baiser. Un simple baiser, un battement de cil, une fraction de seconde. Puis, satisfaite, elle se releva et quitta le renfoncement dans la roche, la pluie ayant perdu en intensité, prête à cesser.

« Aller, rentrons. Il va falloir du temps pour que tu te prépares te connaissant. »

Et, naturellement, la demoiselle regagna le jet, se demandant quelle réaction aurait Jodie, quelle couleur aurait ses joues et, surtout, combien de temps lui faudrait-il pour la rejoindre au jet avec les affaires afin de reprendre la mer et retourner à la terre ferme pour préparer leur soirée du jour.

Visiblement, Jodie avait retrouvé cette attitude qui la caractérisait. Pendant ce temps, concentrée sur l’examen minutieux du véhicule afin de s’assurer que ce dernier soit toujours en état de marche et surtout, qu’il n’ait pas subi de dégâts lors du déluge. Elle inspecta le guidon, l’assise, l’ensemble de la machine, puis s’installa un instant sur le siège humide pour tester le répondant des commandes et faire tourner un peu le moteur qui répondit avec un vrombissement bienheureux qui la rassura immédiatement. Même si l’engin était habitué aux environnements aqueux, elle préférait ne pas prendre de risque.

Lorsque Jodie revint, visiblement de bien meilleure humeur, Saphyre ouvrit l’assise pour qu’elles puissent y ranger les affaires. Une fois ceci fait, elle referma le compartiment et se mit en selle, la bucheronne s’installa derrière elle, bien que plus réticente à la tenir comme à l’aller. Cependant, il ne fallut pas bien longtemps pour qu’elle s’accroche correctement et que la jolie brune puisse lancer les moteurs et quitter la petite crique, sous un soleil à présent rayonnant haut dans le ciel, comme un dernier pied-de-nez après leur mésaventure. A croire qu’il se moquait délibérément d’elles.

Voguant sur les vagues à une vitesse plus modérée qu’à l’aller, le jet ski regagna rapidement le petit ponton duquel le duo était parti. Reprenant chacune leurs affaires, Saphyre s’occupa d’accompagner le vendeur pour l’inspection du véhicule avant de récupérer la caution tandis que Jodie attendait la fin des formalités et de la paperasse. Une fois ceci fait, la demoiselle aux cheveux d’ébène s’avança sur le ponton pour regagner la plage, tout sourire.

« Je trouve que l’on a passé une bonne sortie malgré tout. A présent, il va falloir se préparer et, oui, tu mets un temps fou à te préparer. Tu seras gentille de me laisser au moins un peu de temps dans la salle de bain, que je puisse moi aussi m’habiller en conséquence. Je pense qu’on pourra partir après le dîner, vers vingt-et-une heure... »

Oui, mieux valait profiter de l’ambiance des lieux lorsque la soirée commençait, plutôt que trop tôt. L’atmosphère était radicalement différente, et pour cause : Saphyre avait pour ambition d’emmener Jodie au Casino. Raffinement et jeux en tout genre, elles auraient largement de quoi s’amuser et trouver de multiples distractions pour l’une comme pour l’autre, et ce loin du tumulte sportif de l’activité de l’après-midi. Et, même en cas d’intempéries, elles seraient à l’abri.

La seule chose qu’il allait falloir préparer, en revanche, serait la tenue qu’elle envisageait de porter pour la soirée. Une robe élégante, raffinée, tout à son image. Rien de trop extravagant ou surjoué, elle préférait de loin se sentir à l’aise que fagoter dans une robe affriolante trop chargée. A bien y réfléchir, elle avait emporté dans sa valise pile ce qu’il fallait pour ce genre de sortie, et elle espérait que la tenue ferait son office le soir venu. D’ici là, il lui faudrait déjà une bonne douche pour retirer tout le sable dans ses cheveux et sur sa peau, afin d’être la rose la plus fraîche et délicate de la soirée.

De plus, elle était curieuse de savoir ce que porterait Jodie, en ne lui ayant donné que quelques indications sur le style de tenue adéquat à porter pour la soirée. Dans tous les cas, elle devait admettre être soulagée que l’humeur de sa comparse se soit améliorée : les choses auraient été bien peu agréables au cours de la soirée si cela n’avait guère été le cas. Peut-être même aurait-elle fini par annuler la soirée, alors qu’elle avait hâte de tester toutes ces machines et ces jeux variés dans lesquels la stratégie se révélait souvent payante.

Tout comme le hasard, bien souvent. Seraient-elles chanceuses ?