Plus elle y pensait et plus elle se demandait pourquoi elle avait accepté de remplir elle-même cette mission peu ordinaire. A première vue, elle ne semblait poser aucune difficulté. Une noble qui craignait pour sa sécurité souhaitait que son époux devienne plus courageux afin d’être en mesure de s’interposer si une nouvelle attaque de monstres venait à avoir lieu. Apparemment, plutôt que de chercher à apprendre à se défendre seule ou, le cas échéant, à engager quelqu’un de compétent ; cette femme désirait ardemment transformer son couard mari en bougre téméraire. Une idée bien saugrenue, typique de la noblesse.

Or, tout travail restait un travail. Améliorer la réputation des Moonlight Crows auprès de ces gens constituait l’un des objectifs du groupe et cette mission leur donnait une occasion en or de se bien faire voir. Revue deux jours plus tôt d’une rencontre fort périlleuse avec un groupe de tengu, et assez éprouvée physiquement par cette altercation, Saphyre avait donc accepté une demande a priori sans trop de risque afin de récupérer davantage. Qui plus est, la cliente souhaitait que ce soit plutôt des femmes qui s’occupent de son mari, arguant qu’il y mettrait probablement plus du sien que s’il devait suivre un homme.

En cela, sans doute n’avait-elle pas tort. Beaucoup d’hommes se plaisaient à faire le paon devant les femmes. Toutefois, la rivalité induite par une comparaison avec une figure masculine pouvait aussi être un bon moteur. Quoi qu’il en fût, la mercenaire se rendit sur les lieux du rendez-vous afin de rencontrer l’épouse, et surtout, son cher mari. Elle avait encore peu d’informations, et elle désirait en savoir plus sur ce qu’attendait la fameuse cliente. Ensuite, elle aviserait.

Près de la porte de la demeure, la jeune femme attendait qu’une domestique l’annonce à la maîtresse de maison avant d’être invitée à entrer. Aussi fut-elle surprise de se faire alpaguer par une parfaite inconnue, laquelle supposa d’ailleurs qu’elle faisait partie de la famille de sa cliente.

Discrètement, ses prunelles à la couleur du jade analysèrent la nouvelle venue, qui ne tarda pas à se présenter sous un nom des plus courts. Il y avait quelque chose de particulier chez cette femme. Sa tenue mis à part, ses traits paraissaient ceux d’une fille de bonne famille ; mais sa manière de parler et de présenter, elles, laissaient sous-entendre un milieu populaire.

Inclinant légèrement la tête en guise de salutation, la mercenaire décida cependant de répondre à son interrogation.

« Saphyre Rosewood, de même. Je ne suis point un membre de la famille, je suis seulement ici pour un travail. »

Elle réfléchit un instant, avant de partager l’information en sa possession.

« Une domestique est partie prévenir la maîtresse des lieux. Elle ne devrait pas tarder à revenir, si vous souhaitez la rencontrer. »

Il ne fallut guère bien longtemps avant que la dénommée Nyx ne lui fasse part des raisons de sa présence sur les lieux. Ainsi donc, il semblait qu’on les avait toute deux missionné pour la même tâche. Si elle n’en montra, cela ne manqua pas de faire naître une certaine méfiance chez la mercenaire ; non pas à l’encontre de sa camarade mais de la requête qui les avait amenées ici. De prime abord, s’occuper du manque de courage d’un nobliau ne paraissait pas une si lourde tâche pour nécessiter l’intervention de deux personnes. Alors pourquoi convier deux parfaites inconnues à s’occuper d’un tel cas, et sans les prévenir ?

Si Saphyre travaillait en équipe lorsque la situation l’imposait, elle n’appréciait guère se voir imposer la présence d’autrui sans en avoir été prévenue au préalable. Il ne s’agissait que de données imprévues pouvant affecter l’efficacité et la réussite d’une entreprise. Peut-être la cliente n’avait-elle pas suffisamment confiance pour laisser son époux seul aux mains d’une mercenaire. Mais si tel était le cas, pourquoi faire appel aux Moonlight Crows en premier lieu ? La demoiselle ravala de peu un soupir de lassitude. Elle n’appréciait vraiment pas les nobles, et chaque nouvelle rencontre le lui confirmait, à quelques très rares exceptions faites.

Lorsque la maîtresse de maison fit enfin son apparition et commença à exposer ses problèmes et la raison pour laquelle elle les avait fait venir, la mercenaire comprit pourquoi elle peinait à trouver une forme de logique dans les agissements de la noble. Que ce fût dans sa manière de s’exprimer, de parler en mouvements grandiloquents, dans son ton et sa manière de penser, jusqu’à dans sa manière de s’habiller, tout respirait l’extravagance chez cette femme. Avec un tel tempérament, pas étonnant que son mari manque de courage : il devait constamment s’écraser devant une telle personnalité.

Véritable tornade ambulante, la cliente s’éclipsa dans une valse de froufrous virevoltants après lui avoir remis un petit flacon.

Une potion de courage ? Elle n’en avait jamais entendu parler. Si ce genre de breuvage existait bel et bien, bon nombre se vendrait en boutique et même sur le marché noir, surtout en ces temps troublés. Elle aurait donc forcément entendu quelque chose à ce sujet, or, ce n’était pas le cas. Tenant le flacon entre ses doigts, elle fit remuer un peu le liquide à l’intérieur pour en observer la texture, la couleur et l’opacité.

« Je n’ai jamais entendu parler de ce type de potion … »

Peut-être que cette épouse soi-disant effrayée tentait d’empoisonner son mari et les avait fait mander pour avoir quelqu’un à qui faire porter le chapeau. Les membres de la noblesse était connue pour leur sournoiserie, ceux-là ne devaient pas faire exception à la règle. Toutefois, après avoir jeté un œil aux alentours pour s’assurer que la cliente et ses domestiques ne traînaient pas dans les parages, la mercenaire ôta le bouchon du flacon et en sentit prudemment l’odeur.

Un fin sourire aux lèvres, elle le referma. Elle connaissait bien cette odeur. Tout connaisseur ne pouvait s’y tromper. Aussi redescendit-elle les marches de la demeure pour prendre la direction des champs et aller voir le pauvre bougre, non sans inviter sa partenaire à la suivre.

« Notre dame est une petite maligne sournoise. Ce n’est que du thé, et de piètre facture par ailleurs. Il semblerait qu’elle ait menti à son mari … »

D’ailleurs, au loin, des exclamations victorieuses accompagnées de martèlement entre deux surfaces a priori en bois se faisaient entendre.

Visiblement, son ressenti envers les nobles était partagé par sa camarade. Bien qu’elle ignorât toujours pour quelle raison fantasque cette mission nécessitait deux personnes, la mercenaire reconnaissait volontiers à l’inconnue qu’elle ne manquait pas de jugeotte. Elle se méfiait elle aussi de leur patronne du jour et elle avait bien raison. On ne savait jamais de quoi se montraient capables ses gens, et la sournoiserie dont elle faisait preuve rien qu’envers son mari donnait déjà une piètre image de sa personnalité. Mais, tant qu’elle payait, Saphyre s’en accommoderait au moins pour la journée.

Aussi, la mercenaire acquiesça lorsque sa partenaire suggéra d’aller voir le mari victime du tour de son épouse. User de tels stratagèmes pouvait se révéler particulièrement dangereux si l’homme était vraiment convaincu d’être brusquement devenu courageux. On confondait bien vite courage et témérité, si bien que cela devenait très vite dangereux. Les individus concernés se mettait dans des situations périlleuses, persuadés que rien ne pourrait leur arriver, obnubilés par la simple pensée d’être enfin devenu courageux et près à tout affronter.

Or, la plupart du temps, ils manquaient cruellement de jugement et d’expérience. Sûrs de leur courage, ils se mettaient à s’en prendre à des adversaires bien plus forts qu’eux, rompus au combat et prêts à se battre jusqu’à la mort. Ainsi survenaient de véritables tragédies.

Fort heureusement, pour le moment, l’homme qu’elles venaient voir s’occupait en attaquant des pantins de bois grossiers. S’il les tranchait sans difficulté, cela n’était pas dû à sa maîtrise de l’épée. Les mains serrées sur la poignée, ses mouvements étaient trop amples et manquaient de précisions. Il n’utilisait que son bras et pas la totalité de son corps pour donner de la force à ses coups, et se contentait de mouvements en diagonale imparfaites, la pointe de l’épée touchant même parfois le sol comme si l’homme était emporté par son élan.

La technique de combat était grossière et témoignait d’un manque évident de savoir-faire et de pratique. Sans doute était-ce l’une des premières fois qu’il brandissait une épée, et cela se voyait nettement. Même en y mettant toute son énergie, il serait impossible d’enseigner à cet homme à manier convenablement une lame en une seule journée. Et même si elles arrivaient à améliorer un peu sa technique, fallait-il encore qu’il accepte de suivre leurs indications.

Un léger soupir lui échappa, la fiole toujours en mains.

« … Le mieux que l’on puisse faire à l’heure actuelle serait d’éviter qu’il ne blesse quelqu’un. Pour faire plus, il faudrait au bas mot une semaine, et encore … »

L’homme, d’ailleurs, finit par les remarquer et vint à leur rencontre. L’air jovial malgré la sueur qui perlait sur son front et son léger embonpoint, le visage de l’homme changea dès qu’il arrive à leur hauteur et que ses yeux se posèrent sur la fiole tenue par la mercenaire. Alors qu’il faisait mine de les saluer, il se saisit de la fiole, l’ouvrit et en avala d’une traite le contenu sous les yeux stupéfaits de Saphyre.

Puis, ragaillardi, il leva son épée, manquant de leur crever un œil, et poussa un cri semblable à celui d’un oiseau prêt à s’écraser, avant de partir en hurlant et en courant vers le petit bois à proximité.

« … Même si je n’ai absolument rien compris de ce qu’il vient de se passer … Je pense que nous devrions le rattraper, et vite. »

Bien évidemment, elles se précipitèrent vers les bois afin de rattraper le mari de leur cliente. Visiblement, son épouse avait dû lui servir un discours particulièrement galvanisant pour lui faire croire dur comme fer qu’une simple boisson l’avait rendu courageux au possible. Et bien sûr, comme on pouvait s’y attendre, ce courage était devenu témérité et le pauvre homme était parti à l’assaut de risques insoupçonnés pour un petit noble habitué à la vie confortable d’une belle et luxueuse maison, entouré de domestiques prêts à satisfaire la moindre de ses demandes et le moindre de ses caprices.

Lorsqu’elle entendit le cri de l’homme, elle eut presque envie d’arrêter sa course. Après tout, s’il lui arrivait malheur, elles ne pourraient en être tenues pour responsables. Il avait fait ses propres choix. Mais, bien sûr, il faudrait trouver quelqu’un à juger si une tragédie survenait et, même si elles n’y étaient pour rien, elles seraient les premières que l’on accuserait d’un funeste destin si cet énergumène périssait ici. Pour cette raison, elle continua à avancer vers l’origine des cris avec la dénommée Nyx pour assister à une scène tout à fait surréaliste.

L’homme, au lieu d’être recroquevillé sur le sol, se tenait face à un loup, balançant son épée en fendant l’air de mouvements grossiers, grognant comme un ours mal léché en pensant sans doute effrayer la bête. Le loup, quant à lui, n’avait guère d’imposant que son ombre qui se dessinait derrière lui. A vrai dire, il semblait même plutôt mal en point, animal probablement malade et aux abois dont on pouvait voir les côtes saillantes sous le pelage hirsute. Hurlant bravement, continuant à faire tournoyer son épée en tout sens de sorte qu’il était impossible de l’approcher, l’homme finit par blesser l’animal au museau qui, avec un glapissement de douleur, détala dans les fourrés.

Une fierté goguenarde au visage, essoufflé, la pointe de son épée dans le sol alors qu’il tentait de reprendre son souffle, l’homme les aperçut finalement, et tenta de bomber le torse.

« Je l’ai eu ! Si vous voulez assister à mes exploits, suivez-moi ! On dit qu’il y a un monstre qui rode dans ses bois, et je m’en vais m’en occuper moi-même ! Je ramènerai sa tête pour mon épouse ! Vous n’avez rien à craindre tant que je suis là ! Allons-y ! »

Levant difficilement sa lame, toujours en nage, l’homme pointa fièrement son épée dans une direction visiblement hasardeuse et s’engagea sur le chemin qu’il avait choisi, invitant les deux demoiselles à le suivre. Sans doute trouvait-il flatteur d’être suivi par deux jeunes femmes à qui montrer toute sa force et devant lesquelles faire le fier et parader. Un véritable gosse, persuadé d’être le plus fort du monde avec une simple épée en bois dans la main. Un gosse qu’il leur incombait de surveiller.

« Hm … Monsieur … Peut-être pourriez-vous nous montrer votre grande maîtrise de la lame sur le camp d’entrainement … ?

- Non, non ! Ne craignez rien, ce monstre ne fera pas le poids face à moi ! »

Discrètement, la mercenaire s’approcha de sa partenaire du moment pour lui souffler quelques mots.

« Je crains qu’il ne soit plus déterminé que ce que je pensais. Est-ce que vous avez entendu parler du monstre dont il parle ? »

Alors qu’elle suivait l’homme qui s’enfonçait dans la forêt, accompagnée de Nyx, la mercenaire réfléchissait aux possibilités qui s’offraient à elles, tout en écoutant les premiers propos de sa camarade. Elle non plus n’appréciait guère l’homme dont elles avaient la charge, mais elles n’avaient d’autres choix que de suivre les volontés de leur cliente et de s’assurer que le mari de celle-ci s’en sorte indemne. Attaquer un animal déjà mal en point en faisait bien un humain détestable, mais ne constituait pas une raison suffisante pour assister sans mot dire au trépas de ce dernier. Toute vie avait son importance, quand-bien-même fusse celle d’un égoïste doublé d’un imbécile.

Et, alors qu’elle pensait avoir une alliée pour se dépêtrer de cette situation, celle-ci s’avéra finalement bien loin de lui apporter un quelconque soutien. Au contraire, elle proposa en lieu et place de solution de donner elle-même une leçon à l’homme derrière lequel elles avançaient, complètement inconsciente de ce que cela pourrait engendrer.

Bien sûr qu’elle aurait aimé donner une bonne leçon à cet énergumène. Bien sûr qu’elle désapprouvait ses actes et renoncerait à cette mission si elle en avait la possibilité. Mais on l’avait engagé pour s’occuper de cet homme en veillant à le rendre plus courageux et, vu son état, à le ramener en un seul morceau. Convaincu de sa force, il devenait capable de tout et surtout des pires inconsciences. Il pourrait s’en prendre à Nyx en la prenant en effet pour un bandit et la blesser, ou même être blessé lui-même. Et lorsqu’il découvrirait la supercherie, parce qu’il la découvrirait forcément, il les accuserait de complot et d’avoir tenté de l’assassiner.

Qui plus est, il ne s’agissait pas de n’importe quel manant mais d’un noble. Un homme relativement haut placé, avec des connexions et des gens influents dans son entourage qui ne manquerait pas de faire condamner une roturière et une mercenaire sans autre forme de procès. Quand-bien-même elles essayeraient de se défendre face à de telles accusations, leurs paroles ne vaudraient strictement rien face à celle d’un homme comme celui-là. En outre, l’idée proposée était proposée avec impulsivité sans penser aux conséquences d’une telle entreprise, que ce soit pour elle ou pour la mercenaire.

« Vous voulez nous faire exécuter sur la place publique ? C’est hors de question. Notre seule mission consiste à nous assurer qu’il ne lui arrive rien, même si nous ne l’apprécions pas, et à le ramener auprès de son épouse. »

Avançant toujours à vive allure derrière l’homme et son épée, lequel tranchait la végétation qui gênait sa progression par endroits, la jeune femme se sentait particulièrement irritée. Décidément, accepter cette mission s’avérait avoir été une bien mauvaise idée au vu de tous les tracas qu’elle soulevait. Si elle avait su que quelqu’un d’autre serait présente, elle l’aurait laissé s’en charger sans s’en mêler. Non seulement elle devait jouer les nourrices pour un homme déséquilibré, mais en plus elle devait veiller à ne pas finir au pilori sous la fougue de sa comparse forcée.

Plus l’homme avançait, plus ils s’enfonçaient dans la forêt, là où des dangers bien réels existaient. Cependant, elle savait bien qu’il était inutile d’essayer de raisonner avec l’homme qui menait la marche. Mieux valait ruser, pour ça, aussi se saisit-elle d’une pierre suffisamment lourde pour faire du bruit mais assez légère pour être saisit dans une main, et l’envoya-t-elle aussi loin que possible sur sa droite.

« Ah ! Vous avez entendu ? Je crois que votre monstre devrait être par-là ! Vous êtes sûr de vouloir y aller … ? Rien qu’à ce bruit, il a l’air vraiment effrayant … »

Ni une ni deux, l’homme bomba le torse, affirma encore une fois qu’elles n’avaient rien à craindre en sa présence, et prit la direction d’où provenait le bruit, cessant ainsi de s’enfoncer à l’aveugle dans les bois. Puisque Nyx lui avait fait savoir qu’elle ignorait si un monstre rodait dans les parages, elle préférait partir du principe que cela restait plausible et préférait éviter une rencontre malheureuse. Après tout, elle-même n’était pas encore complètement remise de sa dernière rencontre avec des créatures belliqueuses. Suivant toujours l’homme, elle s’adressa à nouveau à Nyx.

« Je ne l’aime pas moi non plus. Mais, toute vie a son importance et je ne risquerai ni la sienne, ni la vôtre, simplement pour lui donner une leçon. Lorsque nous rencontrerons quelque chose à combattre, accentuons plutôt son côté monstrueux et terrifiant par nos paroles, pour lui faire penser qu’il combat bien le monstre qu’il espère. Ainsi, nous pouvons espérer être de retour tous en vie, et remplir notre part du marché avec son épouse. Qui plus est, j’ignore combien de temps il va encore se croire invincible. Cela pourrait aussi nous mettre dans une situation délicate. »

Anticiper. Envisager toutes les options. Elle faisait de son mieux pour que chacun revienne sans blessure et que les choses se déroulent à leur avantage. Mais pour ça fallait-il encore qu’elle rallie sa comparse à sa cause.

Un imperceptible soupir de soulagement franchit ses lèvres lorsque sa comparse renonça finalement à son projet certes ambitieux mais surtout dangereux pour chacune d’entre elles. Alors qu’elles continuaient à avancer et à suivre l’inconscient, elles atteignirent enfin un monstre qui pourrait servir à mettre un terme à cette interminable et risible quête. La dénommée Nyx sembla par ailleurs ravie de voir le bout de cette affaire et accepta de jouer le jeu de la demoiselle en détresse afin de galvaniser davantage l’homme dont elles avaient la charge. Celui-ci, bien sûr, tenait toujours maladroitement sa lame, en direction de la créature qui lui faisait face, de petite taille.

Saphyre se déplaça un peu sur le côté afin de pouvoir mieux observer le combat à venir et intervenir au besoin, pour découvrir un Zieu, petite chose relativement immonde pourvu d’un seul œil et de trois grandes pattes tranchantes. A priori, la créature se trouvait seul, peut-être isolée ou perdue, mais cela représentait un grand avantage pour eux. Les groupes étaient toujours retors et plus difficiles à vaincre, non pas parce qu’il s’agissait de monstres coriaces mais plutôt parce que leur vitesse effrayante couplée à leur nombre engendrait de bien nombreuses blessures avant qu’ils ne soient terrassés.

Puisque celui-ci se trouvait seul, ils n’avaient pas trop de quoi s’en faire, quoi que toute créature maléfique pouvait se révéler dangereuse lorsque l’on ne savait pas se battre. Leur vivacité et le tranchant de leurs pattes étaient des armes redoutables qu’il ne fallait aucunement sous-estimés. Bien évidemment, leur client ne manqua pas de fanfaronner à nouveau, notamment devant Nyx qui jouait à merveille la jouvencelle effrayée.

« N’ayez crainte mademoiselle ! Moi, le grand Archibald, je vais débarrasser la terre de cette raclure de monstre ! Restez derrière moi, je vais m’occuper de lui ! Yihaaaaaaah ! »

D’une démarche lourde, l’épée ripant sur le sol, l’homme leva sa lame pour pourfendre le monstre. Malheureusement celui-ci, bien plus vif que le pataud, esquiva sans mal l’assaut et entailla le mollet de l’homme avant de reculer, prêt à en découdre. Un cri de douleur s’échappa de la bouche de la victime, suivit d’un cri d’horreur lorsqu’il vit son sang commencer à s’écouler de son estafilade. Il se mit à trembler, lâcha son épée au sol, et commença à s’époumonner en se tournant vers la mercenaire.

« A … à l’aide !! Donnez-moi la potion !! La potion !! Oh mon dieu ma jambe, regardez ça, il m’a arraché la jambe, aaaaaah ! Sans potion, nous sommes finis, oh mon dieu !! Mon épouse, ma tendre épouse … Eloignez cette sale bête de moi, à l’aide, à l’aide !! »

Tremblotant, en pleine panique, ses jambes se dérobèrent sous son poids et il se retrouva au sol, remuant son épée de gauche à droite pour tenir le monstre à l’écart, ne cessant de crier et d’appeler à l’aide, désespéré. Naturellement, Saphyre ne possédait plus le moindre flacon de thé et le moment n’était guère opportun pour aller en chercher un nouveau. Bien que la blessure de l’homme ne soit pas sérieuse, celui-ci, sans la moindre expérience du combat ou du champ de bataille, considérait le sang comme un signe de blessure mortelle et craignait pour sa vie.

En quelques mouvements, la jeune femme se retrouva aux côtés de l’homme blessé, et, une main sur son catalyseur, l’autre orientée vers la blessure, elle y apposa une fine couche de glace pour stopper le saignement.

« Allons ! Reprenez-vous ! Votre épouse vous attend à la maison, vous n’allez tout de même la laisser seule ? C’est maintenant que votre courage est mis à l’épreuve ! Et puis, cette pauvre demoiselle a besoin que vous la protégiez !

- Non ! Je ne suis pas courageux, j’ai besoin de la potion ! … Non, je ne veux plus de potion ! C'est à cause d'elle que j'en suis là ! Je veux rentrer chez moi, je veux rentrer !! Au secouuuuurs. »

Un las soupir franchit cette fois les lèvres de la jeune femme, et elle jeta un coup d’œil sur sa partenaire. Il était grand temps qu’elle sorte de son rôle. Et puis, cela la défoulerait sans doute, aussi lui soumit-elle sa proposition.

« Mademoiselle Nyx ? Que diriez-vous de montrer à notre ami à quoi ressemble un véritable combat ? Vous vous sentez d’attaque ? »

Léger sourire, afin de montrer que sa proposition était sincère. Elle pourrait rester en retrait et assurer la défense.

Comme escompté, l’échange entre le monstre et Nyx me mit pas bien longtemps avant de toucher à sa fin. La demoiselle ne manquait pas d’une certaine dextérité et, si elle subît de mineures blessures ; elle remporta aisément la victoire. La mercenaire n’eut nullement à intervenir et, peu encline à se présenter sur le devant de la scène, n’eut pas de mal à rester en retrait pour observer les techniques de combat de sa partenaire du moment. Si les mouvements n’avaient rien d’extraordinaires, il témoignait cependant d’un entraînement sérieux et rigoureux pour acquérir les bases du maniement des armes et être en mesure de se défendre seule.

Si le combat en soi manquât de raffinement, cela correspondait en réalité tout à fait à celle qui maniait la hache. Celle-ci d’ailleurs ne manqua pas de faire savoir au noble ce qu’elle pensait de ses piètres compétences et de son manque d’entraînement, le toisant avec un mépris non-dissimulé. Et tandis que Saphyre aidait l’homme tremblant à se relever, à peine remis de ses émotions et de la terrible scène qui s’était déroulée devant lui, Nyx lui asséna un énième coup verbal, plongeant l’homme dans une profonde stupéfaction.

Était-il bien nécessaire de lui part de cette information ? La mercenaire demeura silencieuse. A bien des égards, l’homme qui se tenait là ne méritait pas de connaître la vérité aussi brutalement. En un sens, sa seule et unique volonté avait été de pouvoir prouver à sa femme et à d’autres qu’il pouvait protéger celle-ci. Il s’était mis en danger, bien sûr, comme d’autres avant lui.

L’invasion des monstres avait plongé de nombreuses personnes dans la terreur et l’angoisse. Nul ne savait si ces êtres immondes ne reviendraient pas prochainement, ni où ou encore en quelle quantité. Chacun vivait dans une peur sourde et sous-jacente et chacun la combattait à sa manière. Pour cet homme, cela avait été de combattre inconsciemment dans l’espoir d’être capable de se défendre et de sauver les vies de ses proches si une tragédie survenait.

« Du … thé … ? Mais alors …

- Ecoutez. Votre femme croit en vous. Elle est persuadée que vous pourriez la protéger si quelque chose venait à se produire, et elle a voulu vous aider à trouver une forme de courage. Vous vous êtes laissés galvaniser en pensant que vous étiez invincible, mais personne ne l’est. Je ne pense pas que vous désiriez laisser votre épouse seule pour un malheureux accident.

- Je … J’aime ma femme … Vous savez, je l’aime depuis que nous sommes enfants je … J’ai pensé que si je combattais un monstre alors … alors je serai capable de la protéger je … Je suis désolé. Elle aura tellement honte de moi …

- Ecoutez, je vous propose quelque chose. Nous allons retourner au terrain d’entrainement. Nous vous montrerons quelques bases de combat, si Mademoiselle Nyx est d’accord. Nous ne dirons rien à votre femme, et vous pourrez lui montrer vos progrès. En revanche, dès demain, vous demanderez à quelqu’un ayant l’habitude de l’épée de vous enseigner ce qu’il sait afin d’apprendre à vous battre sans vous mettre en danger, vous ou les autres.

- Je … je ne sais quoi dire je … merci … »

D’un hochement de tête, la demoiselle coupa la discussion, et fit signe au groupe de quitter la forêt. Une autre rencontre avec un monstre pourrait être fâcheuse. Par ailleurs, l’homme semblait avoir oublié son entaille et marchait, penaud, avec le groupe, jusqu’à retourner au terrain d’entrainement.

L’homme accepta rapidement et le groupe s’en retourna au terrain d’entrainement, lieu idéal pour s’entraîner en toute sécurité. Tout le matériel nécessaire était mis à disposition, si bien qu’il était simple de trouver ce qu’il fallait pour organiser une véritable séance d’entrainement. D’ailleurs, à peine arriver, Nyx pris rapidement les choses en main, laissant à Saphyre le loisir de regarder plus en détail les outils disponibles et l’organisation du terrain tout en réfléchissant à ce qui pourrait apporter quelque chose à l’homme et lui permettre certains progrès.

Sa partenaire, dans son engouement, apporta l’un des mannequins de bois pour apprendre à l’homme à maîtriser l’art de la taillade. Une bonne idée, si le pauvre avait eu ne serait-ce qu’un minimum d’expérience dans le domaine. Plus que novice, la manière dont il tenait son épée n’étant même pas correcte ; la taille était probablement bien loin de ses capacités à l’heure actuelle. Sans doute faudrait-il déjà commencé par lui apprendre les bonnes postures, la manière de tenir et de faire bouger son épée en premier lieu. Ensuite, la précision afin de pouvoir toucher l’articulation souhaitée. Et enfin, la taillade.

Sans piper mot, observant ce qui se passait et ce que Nyx montrait à leur client du jour devenu élève, elle constata que la jeune femme ne manquait aucunement de dextérité à la manière dont elle trancha le bras de l’un des mannequins. Le noble, dans un effort visible de concentration, tenta de reproduire la technique sur le mannequin mais, emporté par son propre coup, il heurta le flanc du mannequin qui, par sa dureté, renvoya l’épée au sol en un ricochet sonore. A n’en point douter, cette première tentative était un échec cuisant.

« J’ai quelques bases, simplement. Je pense que vous tenez mal votre arme, pour commencer. »

Ramassant l’épée sur le sol, la demoiselle la rendit à son propriétaire et s’occupa du placement de ses mains sur l’arme, appliquée.

« Vous aurez une meilleure tenue comme cela. Il faut éviter que la lame ne vous glisse des mains au moindre choc. Essayez de reprendre l’exemple de mademoiselle Nyx mais en y allant lentement pour travailler votre geste et pour viser plus précisément l’endroit de l’impact. Pour le moment, n’essayez pas de trancher mais simplement de toucher le bon endroit. »

Puis, une fois ces quelques conseils donnés, elle s’éloigna à nouveau, peu désireuse d’être la victime d’un accident, et un léger sourire à l’attention de Nyx. Si cette dernière continuait à lui montrer le bon geste à effectuer, alors peut-être l’homme serait-il capable de trancher au moins un bras avant la tombée de la nuit. Elle ne désirait guère s’éterniser en ces lieux et cette mission, si elle portait son lot de surprise, n’était de celle qu’elle appréciait particulièrement. Plus vite elles en auraient fini, plus vite elle pourrait s’adonner à d’autres occupations.

Mais, bien entendu, il ne fallait pas se précipiter. Au moins pour aujourd’hui, elle pouvait bien donner de leur temps pour aider ce pauvre homme et redorer un peu sa réputation bien entamée pour satisfaire mari et femme. Après tout, là était leur devoir, et toute mission se devait d’être menée à bien. Qui plus est, Nyx était une partenaire fort agréable qui ne se laissait pas abattre et prenait aussi son rôle à cœur. Elle le voyait rien qu’à la façon dont elle aidait le nobliau à s’entraîner, malgré son dégoût évident pour ce dernier.

Il faudrait qu’elle la remercie, dans quelques heures, lorsque tout ceci serait terminé. L'homme, pour le moment, demandait à Nyx de lui montrer à nouveau le mouvement à effectuer afin de prendre exemple sur elle, bien plus poli. Visiblement, il désirait progressé et avait au moins appris de son imprudence.

Les choses étaient loin d'avoir pris la tournure à laquelle elle s'attendait. La petite mission reposante était devenue bien plus éprouvante et chronophage qu'elle ne l'avait envisagé. Au lieu de guider l'entraînement d'un individu ordinaire, elle se retrouvait professeure d'un jour pour un noble dont le comportement lui déplaisait au plus haut point. Pour autant, elle reconnaissait qu'il s'appliquait à suivre les conseils prodigués et à s'améliorer, probablement échaudé par sa mésaventure dans la forêt. Après tout, il avait failli y rester et jamais personne ne l'aurait revu si les deux jeunes femmes n'avaient pas été là pour lui venir en aide. Le monde était bien plus dangereux que les petites gens pouvaient le penser.

La leçon de maniement d'une épée dura jusqu'au crépuscule, et ce fut Nyx qui y mit un terme. Bien sûr, elle avait parfaitement raison. Il était grand temps de mettre un terme à tout ceci et de rediriger leur élève vers quelqu'un de plus compétent. Un véritable maître d'arme, quelqu'un qui enseignait aux débutants et savaient comment s'y prendre avec eux. Néanmoins, les résultats obtenus par le noble étaient suffisants pour que les jeunes femmes se sentent quelque peu fière de leurs leçons. Après tout, le noble partait d'un tel niveau qu'il aurait été difficile de faire pire, mais il n'en restait pas moins que ses progrès restaient significatifs.

Il semblait cependant lui aussi épuisé de cet entraînement, puisqu'il poussa un soupir de soulagement lorsque Saphyre opina du chef à la suggestion de Nyx et s'épongea le front avec sa manche. Visiblement, il avait donné son maximum.
Avant de rentrer retrouver son épouse, il les invita toute deux à l'accompagner et, sur le perron, fit appeler une domestique qui s'engouffra rapidement dans la maison à la demande du maître des lieux avant de ressortir quelques minutes plus tard et de rendre quelque chose au noble. Là, celui-ci se retourna vers elle et leur remit à chacune une petite bourse de quelques pièces, la mine contrite.

« Je tenais à vous remercier, et à m'excuser de mon attitude. J'ai appris bien des choses aujourd'hui, et vous en suis reconnaissant. Au revoir, et prenez soin de vous.»

Bien que l'épouse ait déjà versé la somme due pour l'accomplissement de la mission, Saphyre ne pipa mot et accepta le petit remerciement offert par le noble. Elle méritait bien un petit bonus, après tout. Elle salua à son tour le noble qui rentrait chez lui, rangeant sa bourse, puis se tourna vers sa partenaire à qui elle sourit, lui tendant la main.

« Mademoiselle Nyx, ce fut un plaisir de travailler avec vous. Si nous nous recroisons, n'hésitez pas à venir me voir, je serais ravie d'avoir de vos nouvelles. Merci pour votre aide sur cette mission peu ordinaire. »

Et sur ce, elle fila à son tour, hâtive de retrouver la quiétude de sa cabine et de son navire.