Naxos — 1er mars 1552

La brise matinale d’Akielos lui arrache un frémissement, mais elle ne lui est pas inconnue.

Il y a quelques mois désormais, Tarek avait passé un mois à Ios pour purger la punition donnée par l’Archevêque. Autant dire que l’infant de Djinn a déjà eu le loisir de s’acclimater aux températures locales sur une longue période. Le voilà aujourd’hui de nouveau forcé à faire avec.

Djinn lui manque déjà énormément.
Savoir qu’il ne peut y retourner pour le moment renforce ce sentiment. Mais il sait également qu’il vaut mieux être ici qu’au coeur d’une horde de monstres aux griffes aiguisées. Ses pensées se tournent naturellement vers son peuple.

Il se masse la nuque quand il gagne l’extérieur, plissant les yeux alors que le soleil l’accueille de ses rayons matinaux. Il est encore tôt mais nombreuses sont les âmes qui vaquent déjà à leur occupation.
L’espace d’un instant, il aurait pu trouver cette vie simple plutôt plaisante. Mais cette douce illusion cache une situation bien trop préoccupante pour que son esprit le laisse se fourvoyer plus longtemps.

En peu de temps qu’il n’en faut pour le dire, Tarek trouve de quoi s’occuper.
Prêtant main forte aux forces armées ou aux civils, il s’efforce de se rendre utile où il peut puisqu’il ne peut de toute évidence rien faire de plus.

Ce n’est qu’au détour d’une ruelle qu’il aperçoit une silhouette familière. Très familière.
Avec le temps, il se demande s’il n’a pas plus souvent vu le dos de son frère ou son visage. Il termine donc sa tâche avant d’avancer dans sa direction.
Avec toute cette agitation, ils n’ont pas vraiment eu le loisir de se retrouver. Le bal de Varenne n’était déjà pas vraiment propice à des retrouvailles fraternelles bien que cela ait permis de lever le voile sur ce désamour.

Geb semble occupé à prodiguer, lui aussi, son aide mais surtout sa magie.
L’infant djinn l’observe un moment sans arrêter sa marche. Il se rappelle leur expédition commune dans la Tour d’Argos et, surtout, la réaction de Geb quand il fallait soigner les membres du groupe. Sa frustration était bien réelle, palpable.
A moins que ça n’était lié qu’aux demandes répétées de Tarek de rester en arrière. Difficile à dire.

— Akhi.

Tarek s’est arrêté derrière lui pour ne pas le gêner dans sa tâche.
Le cadet laisse le temps à son frère de se retourner puis le gratifie d’un sourire quelque peu gêné. Déjà parce qu’il n’a pas -plus- l’habitude de venir le trouver mais aussi parce que sourire dans une atmosphère post-apocalyptique comme celle-ci lui apparaît sans doute risible.

Depuis son blasphème et sa punition, Tarek n’est plus aussi assuré qu’auparavant. Sans aller jusqu’à dire qu’il est devenu peureux et qu’il craint le regard des autres, il est davantage plus conscient des âmes qui l’entourent.
Et puis, dans le fond, on parle de Geb. Ce frère qu’il a ouvertement détesté et critiqué pendant des années. Il sait désormais à quel point il a eu tort, à quel point il a été puéril.

Il secoue ostensiblement la tête pour cesser de soliloquer.
Ce n’est pas en continuant à se reprocher mentalement son comportement qu’il avancera. Et encore moins à se faire pardonner.

— Est-ce que tout va bien ? Tu as l’air épuisé. Il regarde autour d’eux avant de relever ses yeux mordorés vers lui. On dirait que tu excelles dans la maîtrise de la magie naturelle maintenant. Merci pour ton travail. Il marque une pause puis reprend. Puis-je t’aider d’une manière ou d’une autre ?

Naxos — 1er mars 1552

Ce serait mentir que de dire qu’il n’a pas remarqué le regard de son frère aîné.
La remarque de Geb concernant sa stature provoque naturellement une certaine gêne chez le cadet. A la fois car ils n’ont jamais eu ce genre d’échange l’un avec l’autre, mais aussi, et surtout, parce qu’il ne peut s’empêcher de ressentir une sorte de fierté.
Même si cela reste embarrassant.

Après tant d’années à cracher son venin sur Geb, et tout autant de temps à encaisser les pics de l’un ou l’autre, les deux frères ont seulement des échanges corrects. Mais la banalité de leur échange devient rapidement maladroit, prudent. Comme deux bêtes qui apprennent à enfin cohabiter.

Il faudrait certainement encore un peu de temps avant que ce soit vraiment naturel entre eux. Mais les choses semblent bien parties, voire même encourageantes.

Tarek hoche la tête aux propos de son aîné.
La situation actuelle les pousse tous dans leurs retranchements et force chacun à se réinventer d’une manière ou d’une autre. Lui, par exemple, n’a jamais été aussi proche du peuple qu’auparavant. Il avait la sympathie du peuple djinn avant le chaos, mais elle n’était sans doute pas méritée, à bien des égards.

Aujourd’hui, il passe ses journées à aider son peuple ou les autres dans des tâches que l’on aurait qualifié, il y a quelques jours encore, d’ingrates pour une personne de son rang. Mais les titres et l’argent n’ont que peu de valeur dans un monde enveloppé dans le chaos.
Aussi Tarek comprend le sentiment de son frère aîné.

Les remerciements de Geb ont le don de le plonger un peu plus dans l’embarras. Celui qu’un petit frère éprouve quand son aîné se montre reconnaissant. Il se racle quelque peu la gorge, un peu honteux de ce sentiment enfantin. Geb ne semble pas le remarquer puisqu’il enchaîne en lui proposant de l’accompagner.

— Bien sûr.

Il n’y a pas de réelle hésitation dans sa voix.
Le prince de glace avance donc pour se joindre à son frère afin d’effectuer cette petite patrouille.

Les deux princes attirent forcément quelques regards dans les rues.
Leur sang royal n’y est cependant pour rien. Les modestes gens qu’ils assistent n’ont probablement aucune idée de qui ils sont, si ce n’est des âmes baignées par les rayons du soleil de Djinn. C’est davantage leur stature qui suscite l’attention.
Si Tarek dispose d’une carrure de guerrier, Geb, lui, possède le charme et la bienveillance. Sans parler de leur taille respective qui avoisine les deux mètres de haut. A quelques centimètres près.

Des enfants s’arrêtent de jouer pour leur poser un nombre incalculable de questions ; des personnes âgées les sollicitent pour des tâches mais surtout pour assouvir, eux aussi, leurs interrogations. Et quelque part, Tarek pourrait jurer que c’est la présence de Geb qui rend cela possible. Car le second prince de Djinn n’a guère autant de charisme que le reste de sa fratrie. C’est plutôt l’inverse, à son avis.

C’est dans un bref moment d’accalmie que Tarek se tourne vers Geb, soucieux de son état.
Il le sent fébrile, et à raison puisqu’il continue à soigner les blessures de chaque âme en perdition qu’il croise. Un léger soupir franchit la barrière de ses lèvres et il finit par prendre doucement le bras de son frère pour l’emmener s’asseoir un instant.

— Akhi, fais une pause… Ne rajoute pas plus de rides au visage de notre père qu’il n’en a déjà. Il tente un sourire avant de prendre place à ses côtés. Tu dois te reposer aussi, ne serait-ce qu’un peu.

Tarek observe Geb pendant un instant, incapable de trouver quoi dire d’autre.
Alors il regarde devant eux, ses yeux mordorés s’orientant instinctivement vers la voûte céleste. Quelque part, il se demande encore comment les dieux ont réussi à savoir ce qu’il se passait. Ont-ils senti le danger depuis leur domaine, ou est-ce que Galdred les a avertis ? Un frisson lui parcourt l’échine au simple souvenir de sa rencontre avec la déité.
Il doit reporter son attention sur autre chose.

C’est alors qu’un homme âgé arrive, manifestement embarrassé et, surtout, encombré d’un bouquet aussi gros que lui, si ce n’est plus. Tarek n’est pas un fin connaisseur de la flore d’Akielos, ni d’aucune autre, mais les fleurs assemblées s’accordent toutes entre elles. Qu’il s’agisse de couleur ou de taille, le bouquet est magnifique.

— Pardonnez-moi de vous déranger mais… j’ai cru comprendre que vous prêtiez assistance aux villageois un peu plus tôt…
— C’est le cas.

Face à sa petite moue hésitante, Tarek regarde son frère, les sourcils légèrement froncés. Il l’interroge du regard, se demandant si sa réponse n’a pas été trop abrupte. A moins que ce soit son faciès qui instille le malaise chez cet homme.
Le prince se masse la nuque avant de reporter son attention sur le pauvre hère.

— Nous ferons de notre mieux pour vous aider, dans la limite de nos possibilités.

L’homme semble attentif mais son regard est désormais dirigé sur son bouquet. Il ferme brièvement les yeux avant de joconder doucement. Tarek l’observe, croyant l’espace d’un instant que le vieil homme a complètement oublié leur existence.
Cette fois, il n’ose pas reprendre la parole. C’est l’ancien qui le fait, levant vers eux un regard foncièrement humide mais, quelque part, reflétant un sentiment bien particulier.

— Voyez-vous, ce bouquet est pour ma femme. Elle nous a quittés il y a maintenant plus de dix ans… C’est l’anniversaire de sa mort aujourd’hui, et j’aimerais me rendre au temple pour lui porter ces fleurs. C’était ses préférées à ma Hélène, vous savez ?
— Je vois… Souhaitez-vous que l’on vous accompagne ?
— Je crains ne plus avoir les jambes de ma jeunesse, mon garçon… Je n’ai plus non plus la vision d’antan. Il marque une pause. Seriez-vous disposés à le porter pour moi au temple ?

Tarek cligne des yeux, serrant le vêtement sur ses genoux entre ses doigts.
Il est touché et ne cherche pas à le dissimuler, et même si tel avait été son souhait, il n’y serait pas parvenu. Il tourne ses yeux mordorés vers son frère aîné.

— Acceptes-tu de m’accompagner jusqu’au temple pour emmener ce bouquet ?

Naxos — 1er mars 1552

Investis par cette nouvelle mission, les deux frères prennent donc la route du temple afin de porter le bouquet du vieil homme.

Tarek observe un long moment les fleurs, admirant leur beauté tout en cherchant dans un coin de sa tête s’il a lu quelque chose un jour à ce sujet. Mais rien ne lui vient à l’esprit, même s’il reconnaît une ou deux fleurs.
C’est une composition remarquable de par sa diversité mais également, et surtout, par l’harmonie qui s’en dégage.

La voix de son frère le sort de sa torpeur et il redresse la tête, sans doute un peu trop rapidement. Comme un enfant que l’on aurait pris sur le fait. Il se racle un peu la gorge, craignant que son aîné ne se mette de drôles d’idées en tête.

— Tu as certainement raison… Mais l’amour n’a pas de prix, alors j’imagine que l’argent n’entrait pas en ligne de compte lorsqu’il s’est procuré ce bouquet. Il marque une pause, regardant devant eux. Je n’ai jamais regardé à la dépense pour fleurir la tombe de Mère.

Le cadet des princes Ramses n’est pas nécessairement dépensier ; auquel cas la cour du palais se serait probablement transformée en élevage de wyvernes. Les bibliothèques d’Héliopolis sont bien fournies et il doute d'en avoir lu ne serait-ce que le quart. Quant aux armes nécessaires à ses entraînements, il ne peut, là encore, pas se plaindre.
Aucune raison alors de débourser un écu dans des besoins inexistants.

Depuis la mort de leur mère, c’est autre chose.
Sans aller jusqu’à dilapider le trésor royal tous les quatre matins, Tarek ne s’est pas privé de faire venir les plus belles fleurs pour feu la Reine. Un soupir franchit ses lèvres alors que son regard reste ancré sur le chemin devant eux.

— Je sais que c’est inévitable mais… j’ai peur de m’habituer à son absence. Quelque part, j’imagine que c’est déjà le cas. Et c’est ce qui rend la chose plus terrible… Je m’habitue. Il regarde les fleurs entre ses mains. J’ignore depuis quand je n’ai pu prendre le temps de me rendre sur sa tombe. Et avec tout ce chaos, je ne sais pas quand il nous sera possible de rejoindre Djinn. Son regard mordoré reste figé sur les fleurs. C’est… beau de voir que cet homme continue à penser à sa femme après tout ce temps. Est-ce que Père songe souvent à Mère… ?

Il réalise qu’il monologue depuis un moment et redresse la tête, quelque peu embarrassé par cette tirade. Depuis quand est-il si prompt à ouvrir son coeur avec tant d’aisance, de désinvolture ? A Geb, surtout.
La gêne est bien présente : bien qu’ils se soient réconciliés, leur relation reste assez maladroite. Tant d’années passées à se cracher dessus, à se défier, à se détester ou à s’ignorer… ça ne s’efface pas avec de simples excuses.

Pas vrai ?

— Ah... Pardon, je voulais pas... Oublie.

Il se masse la nuque, détournant le regard pour éviter de croiser les yeux de son frère.

Naxos — 1er mars 1552

Geb répond.
Contre toute attente, il reprend la discussion où elle s’est arrêtée. Tarek risque un coup d’oeil vers lui avant de reporter son attention sur l’horizon devant eux.

Parler de leur père n’a jamais été dans leurs habitudes. Parler tout court en fait. Mais de leur illustre père, encore moins.
Déjà parce que Tarek se persuade, encore aujourd’hui, que Darius ne le voit pas comme un fils. Il n’a ni le sentiment d’être aimé, ni même celui d’être considéré comme un membre de la famille. Juste un mouton noir, une menace latente.

Il n’a aucun souvenir du dernier geste tendre qu’il a eu à son égard. Ou la moindre parole réconfortante ou concernée. Le Roi de Djinn ne semble retenir que les erreurs de ce rejeton trop immature et rebelle. Aujourd’hui, avec le recul et les récents événements, peut-être que ce comportement n’est qu’une réponse à celui de Tarek.
Il le sait.

Il se tourmente encore de cette question restée sans réponse distincte.
Tarek secoue la tête pour reporter son attention sur son frère aîné. Il hausse un sourcil à l’aveu de Geb concernant l’entretien de la tombe de leur mère. En y réfléchissant bien, et pour y avoir passé énormément de temps, il comprend désormais pour quelle raison la tombe de leur mère était si impeccable.

Geb évoque alors le passé de Darius, et il écoute en silence.
Cette histoire, il la connaît déjà puisqu’elle lui a été contée pour la première fois par le concerné. La conversation qu’ils ont eu à dos de wyverne à leur retour d’Akielos suite à la réunion des dirigeants fait écho à ses pensées.

Son père mérite certainement des excuses, lui aussi, pour son comportement.
Il se masse la nuque en soupirant doucement ; si cela semble bien se passer avec Geb, il n’est pas certain qu’il en soit de même avec leur royal paternel. Tarek aimerait faire disparaître toute cette rancoeur à son égard, mais il n’en est pas encore capable.
Pas tant qu’il aura l’impression de se heurter à un mur.

Il redresse la tête vers son frère quand il perçoit que sa voix se fait plus basse.
Et comme s’il avait été un jour capable de lire les pensées, il devine les prochaines paroles de Geb. Son regard mordoré fixé sur son frère, Tarek finit par tendre la main vers lui pour attraper sa joue et la pincer doucement.
Ce que faisait leur mère quand ils étaient enfants et qu’ils disaient des bêtises.

— Toutes les énormités finissent dans la gueule des vers des sables, c’est pour ça qu’ils sont si gros. Ça aussi, elle le disait. Il libère sa joue et regarde devant eux. Sa sépulture n’en a pas manqué, crois-moi sur parole. Chacun de nous a affronté cette perte à sa manière j’imagine. Toi tu t’es enseveli dans le travail… ça ne veut pas dire pour autant que tu ne pensais pas à elle. Il marque une pause, soupirant doucement. Je ne vais pas te mentir en te disant que ton absence ne m’a pas affecté. Je t’en ai voulu de ne pas avoir été présent pour nous, tes frères et soeurs. Disons que ça n’a pas arrangé nos rapports, mais je ne suis pas certain que ça aurait changé grand chose entre nous.

Il est d’une grande sincérité, même s’il a conscience que ses paroles risquent de heurter son aîné. Mais Tarek ne sait pas manier les mots avec la même aisance que Geb. Il ne connaît pas l’art d’enjoliver les choses pour les faire digérer plus facilement.

— C’est quand j’ai réalisé que je risquais de te perdre définitivement que j’ai retrouvé un semblant de raison. Je n’ai pas… Ce jour-là, quand Mère est partie, je devais les accompagner. Il avait été convenu que je partirais avec elle à sa prochaine mission, mais les événements ne l’ont pas permis. Je n’ai pas pu lui dire que je l’aimais. Alors quand je t’ai vu dans ce lit, entre la vie et la mort, je…

Il ne termine pas, inspirant profondément avant d’expirer quelques secondes après.
Sa phrase n’aura pas de fin, son silence est suffisamment éloquent. Tarek se racle la gorge pour se redonner une contenance et distingue le temple plus loin, le désignant du doigt.

— Nous y sommes bientôt. Une pause. Pourquoi ne pas en profiter pour adresser une prière à Mère ? Ensemble.