Cela fait plusieurs jours que vous êtes en mer, et les ennuis n’ont pas cessé de s’accumuler. En un rien de temps, les esprits ont commencé à s’échauffer et il a bien évidemment fallu calmer les foules, en leur donnant quelques réponses sur la situation. Aller à Akielos, là où une barrière a été érigée par la Déesse Azaïth en personne, afin de sauver les populations. Solution temporaire mais efficace, il faut tout de même se l’avouer.

Tu as fait partie de ceux qui n’étaient pas super heureux de la situation. Savoir que tu vas devoir rester loin d’Althéa pour une durée indéfinie t’a fait froncer les sourcils, t’a rendu soucieux et a sûrement provoqué quelques rides sur ton visage déjà durci par les diverses expériences que tu as vécues.

Pour couronner le tout, les équipages de fortune ont commencé à se disputer sur la manière dont il faut s’y prendre pour réparer les navires. Faire la navette entre les uns et les autres n'était pas pratique, quand bien même des ponts de bois, se résumant à un ensemble de planches clouées, permettait de traverser sans trop de problème.

En réalité, tes seules actions depuis ton réveil chaotique ne vont pas chercher très loin. Tu n’as fait qu’enchaîner siestes et discussions politiques, diplomatiques, entre autres, avec les Dirigeants et tes, désormais, Seigneurs. Bien sûr que l’on se pose des questions, mais tu es dans le même bateau pour le moment. Seuls les Dieux sont en mesure d’apporter des réponses.

Tikraes semble faire un long somme depuis les évènements de Varenne.
Bokteth veille à ce que le voyage se fasse de manière tranquille.
Zelun est reparti à Althéa pour aider les zones touchées afin de les sécuriser au mieux.

Jusqu’à ce que vous soyez sur la terre ferme Akieloise, il n’y a rien de plus à faire, à part attendre. Mais es-tu réellement homme patient ? Certainement pas. Geb a beau te forcer à te reposer au maximum, dès qu’il a le dos tourné, tu t’enfuis pour vaquer à diverses occupations. S’il parvient à te faire entendre raison en t’obligeant à prendre des pauses, aka des siestes, tu n’en restes pas moins têtu lorsque le sommeil ne te vient pas.

Entre repos et rapides baisers échangés à l’abri des regards, vous n’avez toujours pas mis un mot sur la situation récente, ou même sur le lien qui vous unit désormais. Il ne fait aucun doute que vous êtes plus proches qu’auparavant, que votre relation est davantage intime, et que, tous les deux, vous souhaitez beaucoup plus que ce que vous ne voulez bien vous avouer.

Alors que tu regardes le plafond de cette pièce ennuyeuse, tu repenses à tout ça. Le Prince de Djinn ne doit pas être bien loin, tu devras attendre qu’il soit occupé avec quelqu’un d’autre pour t’éclipser et t’occuper l’esprit. Au mieux, tu pourras même participer aux réparations des navires. Rester statiques, avec autant de gens, dans des embarcations qui semblent vieilles d’au moins deux cents ans, les problèmes vont s’enchaîner s’ils ne sont pas régler rapidement.

Tu jettes un oeil au Djinn.
La voie semble libre.

Tu te lèves de ton lit de fortune, et te faufiles à l’extérieur de la pièce, traversant un couloir pour te retrouver sur le pont. Tu pousses un long soupir bruyant, ravi de pouvoir humer l’odeur de la mer et profiter de la brise de l’après-midi. Un petit sourire satisfait sur les lèvres, tu pars donc à la recherche d’une activité pour passer la journée. Tu déambules ça et là, mais la plupart des gens refusent de manière subtile ton aide.

Tu es blessé.
Tu es Roi.
Tu es important.
Tu ne dois donc pas te salir les mains.

Faux.
C’est justement à cause de toutes ces raisons que tu ne peux pas rester les bras croisés. Tu en as toujours été incapable de toute façon. Traversant la mer pour arpenter un autre navire du convoi, tu entends sans mal une discussion entre une Althéenne, plus précisément, une Nordahloise, et ce qui semble être un Djinn. Coupant court leur échange lorsque tu t’approches d’eux, tu leur demandes plus de détails sur la situation.

Les volontaires capables et doués manquent à l’appel pour réparer les trous dans la coque, et les deux personnes ici présentes font déjà face à un dilemme crucial avec les vieilles voiles déchirées. Ravi d’enfin trouver une occupation digne de ce nom, tu laisses la Nordahloise du nom de Sigrid, t’indiquer l’emplacement des réparations à effectuer.

Un sourire aux lèvres, l’esprit déjà parti dans les cales profondes du navire, tu perds bien vite ton enthousiasme, lorsque, quand tu pivotes pour partir à l’aventure, un Geb Ramses se trouve sur ton chemin.

L’enthousiasme a diminué d’un cran lorsque tes yeux ont croisé les siens. Bien sûr qu’il est encore fâché que tu te sois absenté dans son dos. Cependant, à force, il devrait savoir que contrôler tes faits et gestes est impossible. Tu te sens parfois comme un enfant qui s’échappe de la surveillance de ses parents. Autrement dit, tu as passé l’âge pour ce genre d’enfantillages. Tu ne comptes pas rester les bras croisés alors que l’on a besoin d’aide sur les navires. Tu es un Dirigeant, un Roi, et tu refuses de rester allongé dans un lit à attendre qu’on fasse ta toilette.

C’est hors de question.

Et tu l’aperçois, ce sourire satisfait sur le coin de ses lèvres, lorsque tu es surpris de voir qu’il t’a bien trop vite retrouvé. Tu ne le laisseras pas te dicter ta conduite, tu es trop vieux pour cela. S’il souhaite baby-sitter quelqu’un, qu’il le fasse avec ses patients à l’agonie. Pas avec toi.

Tu croises les bras sur ton torse, et lui adresses un faux sourire de courtoisie.

« Bien le bonjour cher Prince de Djinn. Belle journée, n’est-ce pas ? »

Tu baisses légèrement la tête, le provoquant de ton regard carmin.

« Quel est le motif de votre visite ? »

Le vouvoiement est appuyé à chaque fois que tu l’utilises, pour qu’il comprenne que tu as décidé de le taquiner. Bien sûr, s’il te connaît un minimum, il saura à ton sourire factice qu’il n’a pas intérêt à t’empêcher de faire quoi que ce soit, au risque que ton humeur s’aggrave. Et avec cela, vos bons termes quelque peu fragiles mais intenses.

Tu pivotes à demi pour regarder la Nordahloise et le Djinn, leur adressant un sourire avant de passer à côté de Geb Ramses, bien décidé à rejoindre les profondes cales pour t’occuper des problèmes que tu peux aisément résoudre.

« Vas-tu me suivre ? » lui dis-tu à demi-voix en passant à côté de lui, si près, que vos épaules se sont touchées.

Sans même attendre sa réponse, tu ouvres une porte et descends immédiatement les escaliers qui mènent sous le pont. Un léger brouhaha vient de la pièce aménagée comme cuisine et salle où l’on peut manger de manière rationnée, mais tu ne t’y arrêtes pas. Ce n’est pas là, ta destination.

« Est-ce que je te manquais à ce point pour que tu me cherches ? » prononces-tu alors que tu avances dans un étroit couloir à la lumière vacillante.

Si, tu remarques évidemment, que le Prince de Djinn avait décidé de ne pas te suivre et de poursuivre ses occupations, tu savais au fond de toi qu’il ne pourrait pas résister à la tentation de te suivre. De savoir où tu vas. Et ce que tu vas faire. Conscience professionnelle de soigneur envers son patient, ou simple curiosité sur ta destination et tes prochaines actions, Geb finit par rebrousser chemin et rapidement te rattraper.

Ce qui ne manque pas de te faire sourire, dos à lui, avançant dans l’étroit couloir.

Il répond facilement à la provocation, surtout venant de toi. Sa fierté n’est plus ce qu’elle était, il est beaucoup plus amusant de le laisser croire qu’il a le contrôle sur ce qu’il fait alors que tu ne fais que te jouer de lui pour qu’il fasse ce que toi, tu veux. Comme en ce moment. Où il doit croire que te suivre dans les méandres du bateau est sa propre décision, alors qu’il a répondu inconsciemment à tes mots. Ou bien l’envie d’être avec toi, et seulement avec toi.

Cette dernière pensée te plaît bien.

Dans ce couloir qui mène aux parties les plus basses et sombres du bateau, il y a difficilement la place pour deux personnes. Si quelqu’un venait en face, il faudrait que l’un recule pour laisser l’autre passer. Cependant, vu l’activité et le silence qui règne en maître, tu doutes que quiconque se trouve là-dessous. Les mots de Geb résonnent doucement dans le passage, et tes sourcils se froncent légèrement, tandis que ton corps s’arrête soudainement en plein milieu.

« Les soigneurs ont fait ce qu’ils avaient à faire, ils ne peuvent pas me garder en cage indéfiniment alors que la situation exige des Dirigeants sur pied. Chacun sa méthode de réparation. Toi, ce sont les êtres de chair, moi, les bateaux. »

Tu te tournes vers lui, et l’obscurité vous enveloppe chaleureusement, entre les deux lampes à huile des extrêmités du couloir.

« On m’a maintenu en place à Nordahl lorsque Iris peinait à maintenir l’ordre, mais je suis aujourd’hui Roi. Je ne peux pas me tourner les pouces. On a besoin de moi, tout comme j’ai besoin d’occuper mes dix doigts. »

Tu laisses un petit soupir s’échapper, alors qu’un très léger sourire s’affiche.

« Je n’ai pas de couronne sur la tête, mais je peux au moins m’occuper les mains avec l’un de mes passe-temps. Autant mettre mes compétences au service de notre survie, tu n’es pas d’accord ? »

Tu te pinces les lèvres, comme ayant une idée derrière la tête, et doucement, tu te décales vers le Prince. Ta main se glisse sur sa hanche, pour finalement finir dans le bas de son dos. Une pression à cet endroit, et voilà le Djinn quasiment collé contre toi.

« Je vais bien. Ma blessure guérit bien. Ne t’inquiètes pas plus que nécessaire, tu sembles oublier qui je suis. »

Une voix légèrement provocatrice et ta main libre qui se glisse sous son menton pour que vos regards se croisent.

« Je suis Sasori, un des rares êtres sur cette terre à avoir combattu aux côtés de Dragons. »

Même si cela ne semble qu’un élan de vantardise, le silence qui suit laisse supposer que tu ne te rends pas encore bien compte de ce que tu as accompli aux côtés d’autres personnes courageuses. Tu ne te rends pas compte, que, toi, un être mortel, quand bien même l’estime que tu as pour toi est haute, ait été sollicité pour aider des divinités. Tu te perds un instant dans tes pensées, ressassant les évènements, oubliant presque les yeux de Geb sur toi.

Les propos prononcés sont finalement plus amères que ce que tu avais imaginé. Les dire à voix haute est comme remuer l’arme qui t’a traversée, dans cette plaie qui guérit à peine. C’est te replonger dans l’ambiance de cette guerre que tu cherchais à éviter le plus possible en t’occupant l’esprit et les mains. A défaut de pouvoir agir sur la terre ferme, tu te dois de donner un coup de main là où tu as des compétences. Les Dieux ne se sont reposés que vaguement, eux, alors comment pourrais-tu rester allongé et attendre que les choses se passent ? C’est impossible.

Si votre rapprochement aurait pu vous inciter à échanger un de ces baisers volés au détour d’un soin effectué par Geb, tu sens le Prince de Djinn entrer dans une grande réflexion. Son expression s’assombrit, et Dieu que tu aimerais avoir la lumière suffisante pour comprendre ce qui se passe dans sa petite tête en plongeant simplement dans son regard.

Tu dois faire attention avec lui.
Pour qu’il ne se perde pas dans ses propres tourments.

Sa voix qui se tarit à mesure que les mots sortent de sa bouche te fait plisser les yeux.

« J’aurai préféré que la situation ne s’envenime jamais, même si cela me coûterait ce combat aux côtés d’une partie du panthéon divin. Je n’ai pas agi pour eux, je n’y ai pas pensé un seul instant. J’ai fait ce que j’avais à faire, en tant que personne, en tant que guerrier, en tant que Roi. Durant cet instant de guerre, je n’ai pas cessé un instant d’être moi. C’est ce qu’on m’a demandé lors de la réception, t’en souviens-tu ? »

Un moment de silence, pendant lequel, tu en es certain, Geb se crée une multitude de noeuds au cerveau. Tu n’es pas doué pour deviner ce genre de choses, mais tu peux au moins savoir qu’un trop long silence de sa part n’a rien de bon. C’est qu’il cogite trop. C’est qu’il part trop loin. Où est donc le Prince qui se vante d’être l’élu des Dieux ? Où est le personnage qui se croit au-dessus des autres en dépit de son humanité ?

Il est bien loin maintenant.

Parce que Geb a changé.
Il a compris beaucoup de choses.

Il essaie d’esquiver le sujet, de passer à autre chose, mais tu ne peux tout simplement pas le laisser s’échapper de cette façon. Pas après ce murmure dépréciateur.

Ton doigt sous son menton, tu le saisis pour tourner sa tête vers toi et le forcer à te regarder. La pénombre ne laisse que peu de visibilité, et dans un grognement mécontent, tu défais tes bras de lui pour attraper son poignet et le tirer au bout du couloir. Là, tu le plaques contre la surface de quelques tonneaux empilés et le regardes, sourcils froncés.

« Tu t’arrêtes tout de suite Geb Ramses, Prince de Djinn et je ne sais quel autre titre. Beaucoup de monde a eu son rôle à jouer ce jour-là, et tu en fais partie. Je crois savoir que tu m’as tout de suite soigné lorsque je me suis effondré. Tu m’as probablement sauvé la vie. Qui peut se vanter d’un tel exploit ? »

Ton expression ne s’adoucit pas, agacée.

« Dans un simple combat, un champ de bataille, une guerre, il y a plusieurs rôles. Si personne n’est là pour soigner les soldats, alors tout serait perdu d’avance. Si tu n’avais pas été là dans la Tour, la mercenaire et le chevalier ne s’en seraient jamais sortis vivants. »

Tu pousses un soupir, l’attirant contre toi dans une étreinte qui se veut réconfortante.

« Il n’y a pas à douter de ton rôle. Qui a dit que l’élu des Dieux ne pouvait pas avoir un rôle de soutien ? C’est tout aussi important qu’un guerrier. Regardes Kléomène … »

Bien qu’elle aille souvent au devant des problèmes, elle est avant tout une lumière qui guide les âmes perdues dans la bonne direction. Elle a la sagesse et la bienveillance nécessaires pour que le peuple ne panique pas. Et elle est suffisamment humaine pour qu’on puisse compatir avec elle.

Tu t’écartes de Geb et le regardes, la main sur sa joue pour qu’il croise tes yeux.

« Mon rôle à moi aujourd’hui, est de réparer le bateau. Sauf si tu veux qu’on coule au fond de la mer, réduisant à néant tes efforts pour soigner les blessés. »

Une petite pique qui saura probablement le remettre d’aplomb. Tu lui lances un sourire en coin avant de t’éloigner et chercher des yeux l’endroit à réparer. Il est plus facile de voir quelque chose ici que dans le corridor précédent, les lampes sont allumées à quelques emplacements, accrochées aux poutres descendantes de la cale. Tu vagabondes plus qu’autre chose en réalité, l’odeur du bois, de la mer, et des produits stockés ici se mélangent. C’est à la fois étrange et exotique.

En quelque sorte.

Contrairement à ce que tu avais imaginé, Geb qui se vexe, qui fait la moue ou qui ne dit rien, ce dernier se met à pouffer de rire face à la pseudo remontrance qu’il subit de ta part. Il est vrai que la situation est cocasse, lorsque l’on sait que tu n’es généralement pas du genre à rassurer ou consoler les autres. Tu plisses les yeux en le regardant, tes traits se détendent légèrement. Tu ne sais pas s’il a compris où tu voulais en venir puisqu’il s’amuse de tes propos, mais tu l’espères. Car la prochaine fois, tu ne seras pas aussi prévenant.

Après de nouvelles paroles et une vague étreinte malgré ses moqueries, tu pars à la recherche de réparations à faire. Après tout, si tu t’es dirigé ici, dans les étages les plus bas du bateau, c’est bien pour être utile. Tu devrais peut-être te retenir de batifoler avec le prince lorsque tes compétences sont nécessaires. Il serait triste que la coque subisse trop de dégâts, jusqu’à en faire couler son bâtiment.

Tu pars donc à l’exploration de quelque chose, tout en zieutant par-ci par-là si des outils ne seraient pas en train de traîner. Tu aperçois une échelle dans un coin, puis un entonnoir tombé au sol. Tu te baisses pour le ramasser et le faire passer d’une main à l’autre. Plus pour occuper tes doigts impatients que pour faire le paon en réalité.

Tu pivotes à demi pour observer le Prince. Que fait-il lorsque tu as le dos tourné ? Te regarde-t-il ? Tu t’arrêtes dans tes gestes lorsque tu le vois se rendre compte d’une fissure dans le bois et que sa première réaction est de remettre le tonneau qui la cachait à son exacte place. Tu lèves un sourcil, interdit devant sa réaction. Est-ce qu’il compte passer sous silence sa découverte ? Tu croises les bras, en réflexion, une main sur ton menton. Le jugement dans ton regard ne passera probablement pas inaperçu.

Te pinçant les lèvres, tu t’approches de lui, pour immédiatement repousser le tonneau qui bloque ta vue. Tu lui jettes un regard, à la fois malicieux, à la fois dans le jugement, sans rien dire. Tu es presque sûr qu’il a honte de ce qu’il vient de faire, le rouge à ses joues le montre. Tu échanges donc un simple contact visuel avec lui, suffisamment intense pour lui faire comprendre que c’était stupide. Tu essaies de retenir la commissure de tes lèvres de se relever en un rictus moqueur en te concentrant sur la fissure.

Dans ce moment de silence, tu te mets à chercher de quoi réparer cette vilaine fissure. Par moments, tu jettes des regards à Geb, pour vérifier qu’il ne fait pas d’autres bêtises, cet énervant minuscule sourire toujours collé à ton visage. Tu racles ta gorge, les mains sur les hanches, dans une position de recherche intense.

« Il doit y avoir quelque part un récipient avec une sorte de résine à l’intérieur. L’odeur est assez forte lorsque tu peux la sentir. Si tu pouvais ouvrir l'œil avec moi, ça nous ferait gagner du temps. »

Tu balayes la cale des yeux, pensif, avant de les poser sur Geb, malicieux.

« Et ne fais pas de blague cette fois … »

En inspectant la fissure, tu entres dans une réflexion toute professionnelle. Tu sais que ce genre de blessure sur la coque pourrait s’aggraver si elle n’est pas prise à temps. Et clouer un bout de planche dessus ne suffirait pas. Quoi que cela pourrait retarder l’échéance d’un problème plus important. Cela dit, tu connais suffisamment bien les bateaux pour savoir de quoi ils ont besoin et à quel moment.

Après les quelques mots du prince de Djinn après ta propre réflexion, tu souffles par le nez, amusé de sa réaction. Il est étrange de pouvoir passer du temps avec Geb sans que les chamailleries ou les insultes fusent comme le vent qui circule. Depuis des mois, vous passez votre temps à vous tourner autour, au détour de quelques piques envoyées pour bousculer l’autre. Cependant, tu n’as pas souvenir d’avoir passé de moments si … apaisés, depuis des années.

Tu jettes un regard vers le prince qui s’affaire à chercher une résine, semblant renifler l’air pour essayer de trouver ce que tu as demandé. La résine serait la solution la plus efficace, malgré l’eau qui commence à s’infiltrer par filets et gouttes qui cause un bruit régulier sur le sol lorsque le bois n’est plus capable de la retenir entre ses rayures.

Tu pousses un soupir alors que tes recherches ne mènent à rien. Tu te demandes si ce que tu cherches se trouve quelque part dans cette cale. Tu n’as pas posé la question, tu es juste parti, fier d’avoir trouvé une tâche à accomplir. De quoi occuper tes mains lorsque ton corps refuserait tout entraînement physique.

Tes yeux descendent sur ton torse encore bandé. La dernière fois que tu as eu une blessure si grave, ce fut lorsque tu faisais tout et n’importe quoi pour oublier la souffrance causée par la perte d’un être cher. Aujourd’hui, tu as récolté une nouvelle cicatrice de taille en défendant ton peuple, en te battant pour protéger des innocents et inconnus. Distraitement, ta main se pose sur les bandages qui te recouvrent, perdu dans tes pensées.

Tu n’as pas eu l’occasion de voir l’ampleur des dégâts, mais si tu estimes correctement, la marque dont tu as le plus honte vient d’être balayé par un acte héroïque. En un sens, tu te sens soulagé. Comme si tu avais enfin le droit de passer à autre chose. Comme si tu pouvais véritablement avancer à présent.

Tu secoues légèrement la tête pour sortir de cet état de stase et continues de faire des recherches. Tu t’aventures à l’autre bout de la cale pour étendre vos recherches au maximum, l’esprit à demi concentré sur ce que tu es censé trouver. Tes yeux farfouillent autant que tes doigts dans quelques caisses et armoires, et au moment où ta main attrape un bocal au contenu opaque, tu entends la timide question du Prince.

Tu lui lances un regard, avant d’ouvrir le couvercle du récipient. Les effluves de la résine te parviennent immédiatement. Cherchant dans un tiroir un pinceau ou un équivalent, tu hausses les sourcils agréablement surpris de voir qu’en réalité, il y a tout ce qu’il faut pour les réparations, mais qu’il fallait fouiller au bon endroit.

Tu coinces le manche de bois entre tes doigts, ceux-ci tenant déjà le récipient avec fermeté pour qu’il n’éclate pas au sol par inadvertance, puis cherches une source de lumière.

« Lorsque j’étais jeune, mon père m’a privé de navigation pendant des mois en guise de punition pour mon comportement. A défaut de pouvoir partir en mer, je me suis intéressé à la construction d’un navire, j’ai pris part à de nombreuses conceptions. Si mon père avait déjà les meilleurs bateaux et un commerce suffisant, je voulais quelque chose d’unique. J’avais beaucoup de temps libre pendant cette période, et je me suis impliqué. Dans les plans, dans l’architecture et les mesures, dans le visuel … Quand j’y pense, mes dessins ne ressemblaient à rien. Si j’avais eu la pratique que j’ai aujourd’hui … On aurait pu concevoir des bâtiments plus que fous bien avant ! »

Sans même t’en rendre compte, tu viens d’aborder des sujets importants dont tu ne parles jamais. D’abord la punition de ton père lors de ton adolescence, qui résulte du meurtre vengeur de ta mère par tes propres mains. Puis, le fait que tu saches dessiner même si tu as plus appris la peinture que le dessin. Ceci, grâce à une personne dont tu tais le nom à la moindre occasion. Et pour finir, ta passion pour les bateaux. Si tu n’étais pas un guerrier, tu serais probablement sur un chantier naval à l’heure qu’il est. Tu fabriquerais des navires incroyables pour ravir les clients les plus exigeants.

Un sourire plane sur tes lèvres à l’évocation de tous ces moments alors que tu reviens près de la fissure.

« Peux-tu tenir la lanterne près de moi, pour que je puisse travailler correctement s’il te plaît ? »

Tu poses le bocal et le pinceau sur le sol, pour ensuite ouvrir le couvercle, une forte odeur s’en dégage.

« Si j’ai du temps libre, et si je ne m’entraîne pas, on peut me trouver sur un chantier naval. J’aime l’odeur de la mer et la sensation que je ressens à être près d’elle. Probablement que cela m’évoque un sentiment de liberté. »

Dans la voix de Geb, tu sens un changement perceptible. Alors que ses yeux suivent tes gestes sans même les voir, tu t’arrêtes un instant dans ton action pour le fixer, en essayant de savoir ce qui trotte dans son esprit. Tu ne sais pas si ta réflexion pourra aller aussi loin que la sienne un jour, mais ce qui est sûr … C’est qu’il est en train de se perdre, là tout de suite.

Il répète le mot “liberté” comme un mot magique, ou un mot dénué de sens, incompréhensible. Tu plisses les yeux en essayant de comprendre ce qu’il veut dire. Au ton qu’il prend, tu sais qu’il n’est pas en train de juger ta manière de voir la vie. Qu’il n’est pas en train de remettre en cause ce concept que tu aimes tant arborer fièrement. C’est autre chose. Mais quoi ?

Geb mentionne les lettres que vous vous échangiez lorsque vous n’étiez que des adolescents. Au départ, les deux étaient rêveurs, et ne pensaient qu’à partager quelque chose au-delà des frontières de leurs pays, mais plus le temps a filé, plus l’un d’entre eux s’est détaché. Si tu mettais toujours autant d’enthousiasme dans tes lettres, tu t’es bien vite rendu compte qu’il s’est en quelque sorte lassé au fur et à mesure, devenant protocolaire et chiant à mourir. Employant des mots qui ne sortaient pas de sa tête, mais d’un livre sur la conduite en société. Un noble parmi tant d’autres.

Ce que tu aimais chez Geb, c’est son innocence. C’est cet esprit coincé dans sa tour d’ivoire que tu appréciais bousculer et sortir de son confort. Parce qu’il était avec toi, il se sentait en sécurité et pouvait se permettre quelques fantaisies. Mais tout s’est arrêté.

Et tu es parti.

« Le jour où la punition s’est levée, j’ai pris la mer et disparu plusieurs années. Nos échanges me permettaient de m’investir d’une autre manière, mais tu as changé. Au fil des courriers, ce n’était plus Geb qui écrivait mais le Prince héritier. Ce n’était pas ce que je voulais. Et tu le sais. »

Au fond de lui, en prenant du recul aujourd’hui, il doit savoir et comprendre pourquoi les lettres ont cessé, et pourquoi tu n’as plus jamais rien envoyé à Djinn. Il doit parfaitement comprendre que, lors de tes très rares visites dans le pays du sable, tu n’es jamais allé le voir, ou n’a jamais cherché à l’apercevoir. A quoi bon ? Lorsque vous n’aviez plus aucun lien.

Tu reprends ton travail. Les poils du pinceau se plongent à demi dans la résine pour ensuite essuyer le surplus sur le bord du bocal. Tu t’appliques à assécher la fissure des gouttes qui traversent le bois avec un chiffon et appliquer la résine ensuite, méticuleusement. Le pinceau glisse le long de la légère fente, écoutant les questions de Geb attentivement.

Tu te tournes vers lui, fermant le bocal et délaissant le pinceau par-dessus.

« Pourquoi toutes ces interrogations ? »

Tu fronces les sourcils, essayant tout de même de répondre à sa question.

« Être Roi n’est pas tout le temps égal à un fardeau. Je sais quelle personne je suis, et je ne compte pas changer parce qu’un titre s’est ajouté à mon rang. Essaies de voir la chose différemment … Alexander était Roi, mais qu’a-t-il réellement fait pour Althéa ? On peut aisément dire qu’il possédait la liberté nécessaire à son statut. Car un Roi a tous les droits. C’est ce qu’on nous apprend quand on est gamins, n’est-ce pas ? Cependant, l’éducation va changer la perception de ce fait. Je pense qu’on t’a appris tous les mauvais côtés d’être un dirigeant de pays, on ne t’a pas laissé le choix et la possibilité de réfléchir, de voir par toi-même. Tu es resté coincé dans ton palais sans rencontrer le monde extérieur et ta vision de ce poste s’est rétrécie. Tu l’as pris comme une obligation. Avoir des responsabilités et des devoirs envers son pays, d’accord, mais au point de briser les ailes de son propre enfant ? Au point de le priver de la vie au profit d’une projection de soi sur lui ? Djinn doit évoluer, car le monde est en changement continu. »

Tu laisses un léger soupir s’échapper, baissant les yeux sur le sol.

« Ma liberté sera réduite, je ne dis pas le contraire, mais je resterai moi-même jusqu’au bout. Fidèle à mes envies et ma manière de vivre. Je ne dis pas que je ne changerai jamais, bien au contraire, je le sens au plus profond de mon être qu’une transformation est en cours … S’il n’y avait pas eu de guerre, si le poste m’avait été proposé, la réponse aurait été la même. La différence entre toi et moi, c’est que servir mon pays est un immense honneur, plus qu’une responsabilité. Si je peux apporter quelque chose à Althéa, la faire prospérer dans le temps, alors j’aurai accompli ma tâche. »

Tout du long, lorsque les mots de Geb caressent le silence que tu as imposé par la fin de tes propres syllabes, tu gardes les yeux rivés sur le sol. Tu ne veux pas provoquer un arrêt brutal de la part de ce Prince fier se confiant sur son rôle et ses responsabilités. Tu te demandes : si tu le regardes à cet instant, que va-t-il penser ? Se dégonflerait-il au simple croisement de vos yeux, soumis à un moment d’intimes confessions ?

Geb déballe l’intérieur de sa tête avec précaution, comme s’il devait déchirer le papier d’un cadeau dont le contenu serait plus précieux qu’une vie. Il y va, doucement mais sûrement, pesant sans doute ses mots pour ne pas paraître insultant envers ses origines, envers sa famille, envers son rôle, envers cette désignation divine.

Tu l’écoutes.
Tu ne dis rien.
Il n’a pas besoin de réponses.
C’est le moment qu’il a choisi pour défaire les nœuds de son cerveau, pour libérer ses épaules de pensées trop longtemps contenues et réprimées. Il est temps que Geb se relève, qu’il utilise toutes ces années passées coincé dans une cage pour apprendre à voler, enfin, de ses propres ailes.

Sur la fin de son monologue, tu ressens une forte émotion dans sa voix, comme si la pression des mots exerçait une pression sur son cœur. Tu fermes les yeux quelques secondes, avant de te décider à le regarder lorsqu’il ne finit pas sa phrase. Avec sincérité, tu l’observes en silence. Tu déposes les outils que tu tiens entre tes doigts et pivotes légèrement vers le Prince.

« C’était … ? »

Tu peux facilement t’avancer sur le fait que depuis que tu es revenu dans sa vie, depuis que tu y as mis un pied sans lui demander son avis, cela a tout chamboulé. Sa manière de voir les autres, de se regarder lui-même, sa perception de son environnement et des conséquences qui découlent de certains actes. Tu te souviens de ce moment à Makrinitsa où la pression lui a fait oublier ses responsabilités, où sa colère a pris le dessus pour aboyer des ordres sans aucun sens.

Tu te rappelles que la panique s’est immiscée en lui et que sa respiration se faisait chaotique. Tu as du le secouer pour qu’il retrouve ses esprits, pour qu’il retrouve la raison et qu’il agisse en dirigeant. Car cette fois-ci, tu étais à ses côtés, mais la prochaine fois, il sera peut-être seul. Il devra peut-être prendre une décision de lui-même, et ce jour-là, tu espères qu’il aura compris que le peuple a besoin d’être guidé, plus qu’il n’a besoin d’être dirigé d’une main ferme.

Les mots de Geb filent presque trop facilement. Cela fait beaucoup à entendre, à retenir, à réellement comprendre. Tu le regardes longuement, tu ne dis rien, tu ne fais que prendre les informations qu’il te donne. Tu baisses les yeux par moment. Tu regardes cette fissure dans le bois, recouverte d’une résine qui l’aidera à tenir, mais reviens rapidement à lui. Parce qu’il en a besoin.

Il s’excuse.
Il s’explique.
Il s’applique.

Du mieux qu’il le peut, il te transmet ses frustrations, ses craintes, mais aussi un certain soulagement. Tu peux le sentir. Il se déleste d’un poids qu’il a trop longtemps porté. Tu n’as pas arboré de sourire, tout du long, tu t’es contenté de recevoir ses propos, comme l’on écouterait une musique pour la première fois. Comme lorsque l’on apprécierait un nouvel air joué par un orchestre plus que talentueux pour la première fois.

Le silence s’installe. Tu ne réponds rien, récupérant les morceaux éparpillés de tes pensées un à un pour trouver quoi dire. En réalité, tu n’as pas les mots pour t’exprimer comme lui. Tu ne peux pas te permettre d’être aussi sincère, car à un moment ou à un autre, tu devras parler de tes anciennes cicatrices. Celles qui ont encore du mal à guérir après six longues années. Tu ne te sens pas prêt à cela. Pas encore.

Tu as l’air de te renfrogner, les yeux perdus sur la coque du bateau, bercé par les vagues qui font danser le bâtiment de bois comme s’il ne s’agissait que d’une plume au vent. Tu pinces tes lèvres entre elles, avant de regarder à demi le Prince qui te demande si tu as fini ton travail de réparation.

Tu n’auras finalement pas fait grand chose.
Tu te racles la gorge, et essaies de te ressaisir.

« Je vais faire le tour pour vérifier s’il n’y a aucune autre fissure dans le coin. »

Et tu te lèves, le pot de résine en main, le pinceau entre deux doigts, pour vérifier, avec attention, avec un silence lourd, s’il n’y a pas autre chose à faire. Pendant ta vérification, tu effectues quelques raffistolages sommaires pour te donner bonne conscience, pour donner l’impression que tu sers véritablement à quelque chose. Parce que c’est l’un de tes nombreux métiers. Parce que tu as passé trop de temps sur un chantier naval pour faire les choses à moitié.

Lorsque tu reviens près de Geb, tu t’arrêtes, pensif. Tu le fixes quelques instants, refermant le bocal avec son couvercle pour le poser sur un des tonneaux exposés non loin. Tu inspires un grand coup, pour te donner du courage.

« J’admire cet élan de volonté et de courage qui t’ont permis de te confier. Je suis navré si la situation de l’époque t’a effrayé. »

Après tout, tu as toujours été quelqu’un d’égoïste, qui sert ses propres ambitions avant celles des autres. Qui réclame un retour lorsqu’il rend service.

« Je pense … »

Tu perds ton regard sur la lumière de la lanterne qui vacille.

« Il faut apprendre de ses erreurs pour avancer. J’ai l’impression que tu as ouvert les yeux et que tu es capable de prendre tes propres décisions aujourd’hui. Qu’il s’agisse de Djinn … ou de moi … Tu es le seul à pouvoir te comprendre. Le seul à savoir ce que tu désires réellement. »

Tes yeux se posent sur lui. Tu hésites. Ton corps donne l’impression que tu vas agir mais tu ne fais finalement rien.

« Je m’évertue à être droit dans mes bottes, à dire ce que je pense, mais quand il s’agit de mes sentiments et de mes blessures … »

Tu fermes les yeux et t’adosses contre une paroi, laissant ta tête reposée contre le bois.

« J’agis sans réfléchir, parce que le moment me dicte ce que je dois faire, parce que je suis impulsif et que j’aime cette liberté de pouvoir faire ce que je veux, quand je le veux. Que cela plaise ou non. Comme avec toi. »

Tu pousses un léger soupir.

« Mais je ne regrette rien. Aujourd’hui, tu es Geb, un être humain qui réfléchit par lui-même et qui ne veut que le meilleur pour son pays. C’est le début d’un bon souverain à mes yeux. »

Tu finis par te décaler du mur et entreprendre de ranger ce que tu as pris. Tu laisses un petit sourire énigmatique planer sur tes lèvres lorsque tu regardes l’homme au teint mât.

« Allons-y Prince de Djinn. Mon médecin risque de froncer les sourcils si je force trop. »