Sur le chant matutinal des mouettes, les nuées d'Akielos s’étaient vêtues d'une soutane grise, subtilement ourlée de nuages cotonneux d'un anthracite profond, tel un tissu d'incertitude suspendu au-dessus des terres. D’aucuns auraient pu y voir là le signe d’une hésitation entre la blancheur empoisonnée de l’espoir et la noirceur rassurante du désespoir. Ces messagers des cieux semblaient annoncer une averse imminente, ou peut-être déjà évanouie dans le passé fugace du temps. Pourtant, malgré leur présence menaçante, l’onde arborait le visage d’une bonace, une quiétude enveloppait l'horizon, une tranquillité qui laissait supposer que les larmes de l'azur avaient déjà sillonné leurs chemins, comme les échos lointains d'un chagrin enfoui dans les méandres de la mémoire. Devant cette scène éphémère, le comte se trouvait transporté, le vague à l’âme, contemplant la majesté de la nature dans un moment où le calme reprenait ses droits, tel le souffle apaisé après les sanglots inconsolables.

Au cœur du tumulte maritime, le port d'Ios s'élevait tel un phare d'activité, vibrant au rythme des vagues et des vents capricieux. Depuis la funeste nuit du 14 février 1552, où le destin avait jeté son sombre dévolu sur le monde, ses quais étaient devenus le théâtre d'une effervescence frénétique, une ruche bourdonnante d’ardeur. Le port s'étendait comme un sanctuaire de l'effort humain. Des navires nombreux, témoins muets des tragédies passées, se balançaient sur les eaux calmes, se bousculant sur la jetée, déchargeant leur précieux fardeau dans l'urgence pressante.

Depuis que la terre sainte d'Akielos avait ouvert ses portes à l'exode des autres territoires de Cheldis, le port d'Ios était devenu un des points névralgiques de cette opération de sauvetage. Hommes et femmes, tels des fourmis besogneuses, s'activaient sans relâche pour décharger les nefs des ressources matérielles et alimentaires providentielles, nécessaires à la survie de la population dont la démographie avait soudainement gonflé. Les cris des marins, le grincement des poulies, et le clapotis des vagues se mêlaient en une symphonie chaotique, le tout enveloppé par le parfum salé de la mer.

Au cœur de cette fièvre humaine, pour peu qu’on y prêtât attention, l'esprit pouvait entrevoir la résilience et la détermination d'un peuple, prêt à défier les caprices du destin pour offrir un havre de paix et d'espoir à ceux qui en avaient tant besoin, à ceux qui en avaient encore. Plongé dans la réminiscence de son enfance où feu son père était encore à ses côtés, son regard était inconsciemment tourné en direction de son pays où celui-ci avait rendu son dernier souffle lors du siège des légions monstrueuses contre Amritsar. Assourdi par les réversions de sa mémoire, il attendait, droit comme un piquet, l’arrivée prochaine d’un vaisseau en provenance de Djinn dont on devinait la silhouette au loin.

L'imposant navire fendait mollement les flots, tel une âme en peine portant un boulet à la cheville. Ses voiles gonflées par le vent semblaient danser au rythme de la mer. Sur le pont, l'équipage s'affairait avec une précision millimétrée, orchestrant le ballet complexe de l'arrivée au port. Dans l'agitation frénétique du débarquement, les membres d'équipage lançaient les amarres, ces liens fragiles qui unissent le navire à la terre ferme. Au sol, parmi le personnel portuaire, se tenait Surya, prêt à saisir les cordages pour les fixer aux bollards solides, ancrant ainsi le vaisseau à quai.

Dès que la passerelle fut dressée, comme un pont entre deux mondes, les rescapés se déversèrent en marée humaine sur les pavés du port. La foule débarquée était un océan d'émotions, une mosaïque de visages marqués par la confusion des événements passés. Les bousculades et les engueulades ponctuaient le débarquement, témoignant de la tension palpable qui régnait parmi les naufragés de la vie. Des soldats, issus du navire, tentaient tant bien que mal de juguler le mouvement de foule, leurs voix rugueuses s'élevant au-dessus du vacarme pour apporter un semblant d'ordre dans le chaos. Comme un lion parmi les agneaux, le comte profita de sa stature imposante pour imposer une conduite plus digne, même s'il comprenait sans mal le désarroi de ces nouveaux réfugiés.

Du jour au lendemain, à l'instar de sa propre situation, ces âmes égarées s'étaient retrouvées spoliées de leurs terres et de leur foyer, jetées sur les routes de l'exil sans autre choix que de chercher refuge dans des contrées peu connues. Tout comme lui, ils étaient devenus des sans-terre, des errants en quête de sécurité et de rédemption. Pour le comte, la valeur de son titre de noblesse avait perdu tout éclat, réduit à une simple ombre dans le récit de sa propre existence.

Après le brouhaha de l'arrivée, alors que le port reprenait peu à peu son souffle, Surya remarqua une agitation inhabituelle près de la passerelle d’embarquement. Un jeune homme, visiblement déterminé, se débattait avec un soldat du vaisseau, une expression farouche marquant ses traits juvéniles. Intrigué par cette scène, Surya s'avança à pas calculés, la curiosité mêlée à une pointe lassitude. À mesure qu'il se rapprochait, les contours du ténébreux devinrent plus nets, plus familiers. Et soudain, comme un éclair dans la nuit, il reconnut le jeune homme et expira un court soupir. Selim Dagher était un jeune soldat qu'il avait pris sous son aile, formé et dirigé au cours des derniers mois dans le cadre de la défense et de la sécurité d'Héliopolis.

“Du calme, soldat Dagher. Quel problème justifie pareille agitation de votre part ?”

Il porta son regard impérieux vers le matelot avant de remarquer deux petits enfants accrochés à ses jambes et un dernier chérubin plus en retrait à quelques pas de ce dernier. Cette histoire ne lui disait rien qui vaille mais il préférait attendre que les deux hommes clarifient la situation avant de s’inquiéter de sa situation.

La réponse ne se fit guère attendre aussitôt sa question posée. Ce furent des mots pleins de hargne que son oreille accueillit de la part de cet esprit revêche et primesautier. En dépit de son enrôlement dans l’armée, il n’avait, semble-t-il, toujours pas consenti à acquérir la discipline qui incombait à un soldat. L’impétuosité de la jeunesse ne le dispensait pas de son devoir moral et de son obligation professionnelle. D’un bref pivot, le jeune homme chercha à négocier un élan de clémence et de soutien par sa grimace qui en disait long sur la colère qui menaçait de sourdre en lui. Une austérité superbe fulgurait dans les yeux du lion, pareille à la flamme d’un sacrifice. Sans piper mot, il lui intima le silence et une vérécondie presque religieuse. Son regard péremptoire se déporta ensuite sur l’interlocuteur de ce dernier.

“Ce jeune homme a déjà payé le prix de sa faute et est venu à résipiscence. Vous n’avez pas à bafouer sa dignité ainsi. Déclinez votre identité et dites-moi à quel régiment d’infanterie vous appartenez.”

Dans le sillage de cet épisode, le soldat laissa échapper quelques hésitations, témoignant du trouble perceptible dans le vacillement de son regard. Cependant, il rétablit promptement sa prestance, récupérant la contenance momentanément égarée, puis s'érigea fièrement au garde-à-vous, prêt à exécuter l'ordre soumis avec une discipline exemplaire, la même qui avait manqué à Selim quelques minutes plus tôt. Après qu’il eut reçu la réponse à son ordre comminatoire, il congédia le malheureux protecteur. Ce dernier ne se fit pas prier et s’éloigna derechef, maugréant avec son amertume. Son doute à l’encontre de la recrue était légitime après tout. Le malandrin portait les stigmates d’une vie de rapine qui ne jouait point en sa faveur dans pareille circonstance.

La voix enjouée du nouveau tuteur lui fit détourner une nouvelle fois son regard dans sa direction. Le comte ne prêta pas immédiatement à la teneur de ses paroles jusqu’à ce qu’elles le frappèrent brutalement comme un boomerang. L’aristocrate n’était pas une personne particulièrement à l’aise avec les enfants. Il avait tendance à les effrayer avec sa voix grave, sa stature imposante et son teint lactescent qui faisait sa singularité au royaume du Soleil. Cette excentricité était d’autant plus renforcée par le contraste saisissant qu’offrait la mer lagon qui habitait ses yeux perçants.

Poussant un soupir long et las, il jeta un rapide coup d'œil aux deux marmots aux côtés de leur tuteur temporaire. Se retrouver sur des terres inconnues, loin de leur foyer et de leurs parents, avait de quoi les déboussoler et nourrir une peur insondable. Retrouver un enfant perdu et les parents de ces derniers ne faisait clairement pas partie de ses plans initiaux. Cependant il ne pouvait pas décemment laisser ces pauvres petits à leur triste sort, aussi se convainquit-il d’aider son subalterne dans cette mission de reconnaissance qu’il imaginait déjà ne pas être une sinécure.

“Comment s’appelle votre frère ?”, demanda-t-il le plus calmement et le plus doucement possible, le sourire fin, dans une tentative de ne pas trop les effrayer. En vain, la petite fille se réfugia derrière la jambe de Selim tandis que les yeux du petit garçon se mettaient à luire à mesure que s’y formaient des larmes d’innocence. Il n’avait clairement pas le visage des beaux jours. Il portait encore le deuil de son défunt père. Le comte implora de l’aide du regard lorsque, dans un élan de courage, la petite fille finit par balbutier le prénom de son frère.

“A… tem, il s’appelle Atem !”, confia-t-elle la main fermement accrochée au pantalon de Selim.

Sans plus attendre, le général se mit à héler le prénom du troisième enfant en suivant la trajectoire supposée de ce dernier. À en croire Selim, il semblait intéressé par l’aventure d’un insecte. L’espoir qu’il ne fût pas très éloigné de leur position n’était pas très élevée. Compte tenu de la mer humaine à laquelle ils devaient faire face, cela revenait presque à rechercher une aiguille dans une botte de foin. Atem n’était pas à l’abri d’un mouvement de foule qui menaçait de l’écraser sur son passage. Le groupe ne dut pas chercher bien longtemps lorsque l’on entendit crier au voleur plus loin dans la foule.

À la dérobade de son subalterne, le lion roula des yeux instinctivement, laissant échapper un nouveau soupir las comme il en avait le secret. D’un côté, il pouvait aisément comprendre la crainte qui devait l’habiter à cet instant. Le prix à payer pour sa faute n’avait pas été suffisant pour le racheter aux yeux de tous. De surcroît, quand il s’agissait d’un parvenu financier. Cela n’aurait pas fait bon ménage avec son tempérament hargneux qui plus est. D’une certaine manière, le comte lui était reconnaissant de s’occuper des enfants à sa place bien qu’il fût celui embarqué dans cette affaire. Il n’aurait ni supporté les pleurs de ces angelots ni su quoi faire pour les arrêter. À moins qu’il empirât davantage la situation.

D’un pas lent de sénateur, il parcourut la maigre distance qui le séparait du responsable de l’esclandre jusqu’à s’arrêter à sa hauteur. Au milieu d'une marée de visages anonymes, se tenait donc un homme qui se démarquait par son allure hautaine et ses traits distinctifs. De taille moyenne, il arborait une peau qui semblait avoir été caressée par les rayons dorés du soleil, lui conférant une teinte ambrée enviable. Sa chevelure, d'un brun luxuriant, cascadaient en boucles soyeuses autour de son visage.

Mais ce qui captivait le plus l'attention étaient ses yeux, d'un bleu profond comme les eaux cristallines d'une lagune lointaine. Ils semblaient scintiller avec la clarté vive des gemmes précieuses, reflétant la lumière du jour avec une intensité saisissante. Pourtant, derrière cette façade de confiance apparente, résidait une lueur de doute et d'incertitude, comme si ses yeux trahissaient ses véritables pensées malgré ses efforts pour dissimuler ses véritables intentions.

Vêtu de vêtements somptueux, chaque pli et chaque couture témoignaient de la qualité et du raffinement. Des étoffes luxueuses drapaient son corps avec une élégance aristocratique, tandis que des ornements étincelants rehaussaient son allure déjà imposante. Il dégageait une aura de richesse ostentatoire, semblable à celle des nobliaux Djinn qui régnaient sur les affaires avec une arrogance déconcertante.

Son visage disposait d'un glacis bourgeois qui en déguisant l'abondante sensualité, ajoutant une couche de mystère à son charme déjà indéniable. Dans sa posture altière, dans ses traits sculptés par le luxe et l'opulence, tout en lui respirait l'arrogance de ceux qui sont habitués à commander et à être obéis. Mais malgré ses tentatives de se présenter comme un homme de pouvoir, il ne parvenait pas à dissimuler complètement la tension qui l'habitait. Face à Surya, dont le regard pénétrant percevait les subterfuges avec une clarté implacable, son masque de confiance commençait à se fissurer, révélant la véritable fragilité de son assurance.

La scène s'était soudainement enveloppée dans un mutisme religieux lorsque le comte se retrouva nez à nez avec le parvenu financier. Un silence pesant s'abattit sur les environs, comme si le monde lui-même retenait son souffle en attendant le dénouement de cette confrontation inattendue. Le regard perçant du comte scrutait le parvenu avec une intensité telle qu'il semblait capable de sonder les profondeurs de son âme en un simple instant.

Les badauds alentour demeuraient silencieux, pétrifiés par la tension palpable dans l'air. Ils semblaient retenir leur respiration, comme craignant les conséquences de la moindre réaction. On aurait dit qu'ils attendaient la permission tacite du lion pour reprendre leur souffle, ou qu'ils redoutaient le rugissement imminent qui pourrait déchirer la quiétude apparente de la scène.

Pourtant, Surya ne fit que dépasser le riche commerçant d'un pas décidé, sans même lui accorder un regard de plus. Il s'agenouilla quelques pas plus loin, ses gestes empreints d'une sérénité qui contrastait avec l'intensité de son regard précédent. Là, il ramassa le scarabée qui avait été à l'origine de l'escapade d'Atem. L'insecte, fragile et insignifiant en apparence, avait pourtant entrepris le voyage depuis Djinn aux côtés des autres malheureux réfugiés.

“Quels que soient les artifices dont vous vous armez pour feindre une noble extraction, vous ne resterez qu’un vulgaire arriviste. On reconnaît bien là l’avarice et le matérialisme des riches marchands de Naucratis. Accuser un pauvre enfant égaré sans l’once d’une preuve ne vous rend que plus pathétique. À l’aune de la tragédie dont nous sommes tous frappés, vous n’avez rien d’un homme. Ce fléau est la pierre de touche de notre charité.”

Le sermon de Surya se répandit tel un murmure impérieux dans l'atmosphère, porteur d'une force tranquille et péremptoire qui captiva tous ceux qui eurent l'oreille attentive. Sans accorder davantage de temps au négociant pour retrouver ses esprits, le comte avança d'un pas déterminé en direction de l'endroit où Selim attendait, un peu à l'écart avec les enfants, tel un gardien vigilant veillant sur ses protégés.

Pourtant, alors qu'il dépassait le parvenu, ce dernier, avide de revanche, saisit l'opportunité offerte par le dos tourné du comte pour orchestrer une attaque sournoise par derrière, telle une vipère qui guette son moment pour frapper. Le lion, alerte à la moindre menace, sentit une main malfaisante se poser sur son épaule. D'un simple geste, d'une efficacité redoutable, il fit basculer l'homme, déversant sur lui toute sa colère et sa frustration.

Le malheureux chuta lourdement au sol, empreint d'une profonde honte qui le submergea, tel un flot impétueux. Son visage, autrefois altier, s'empourpra sous le poids de l'humiliation, tandis que ses pensées se trouvaient noyées dans le tourbillon de ses émotions tourmentées.

Surya revint vers Selim, tenant entre ses doigts le précieux scarabée, l'objet de l'excursion imprudente d'Atem. D'un geste subtil du menton, il indiqua à Selim qu'il était temps de s'éloigner de cette zone agitée. Il fallait désormais élaborer un plan, trouver la stratégie la plus judicieuse pour retrouver les parents des jeunes enfants. Manifestement, ces derniers n'étaient pas parmi la foule qui observait l'échange tendu entre le marchand et le comte.

“Dites-moi, les enfants. Pouvez-vous me dire comment s’appellent vos parents ? Ou me dire à quoi ils ressemblent ? Portent-ils un chapeau ou des lunettes ? Où et quand est-ce la dernière que vous les avez vus ?”

Il venait de faire une fois de plus la démonstration de son incapacité à communiquer avec des enfants. Au fond de lui, il avait conscience qu’il les submergeait de questions. Il était étonné de ne pas entendre des parents scander le nom de leurs enfants. Il espérait qu’il ne leur était pas arrivé malheur et qu’ils se trouvaient bel et bien parmi les rescapés de cette flotte.

“On va jouer à un jeu. À tour de rôle, vous ferez la vigie en grimpant sur mes épaules. Si l’un de vous repère votre maman ou votre papa, il n’aura qu’à les appeler le plus fort possible et faire des signes de mains. Ça vous tente ?”

Même s’il était escompté que le comte n’arrivât pas à obtenir les informations qu’il espérait, il demeurait toujours frustrant pour ce dernier de n’avoir pour ainsi dire aucun don avec les enfants. Il avait bien une petite sœur et, d’aussi loin qu’il se souvienne, il n’avait jamais eu de problème de communication avec la prunelle de ses yeux. Vieillir l’avait définitivement séparé de l’enfant qui sommeillait chez tout un chacun. Cependant, malgré l’indigence dans la réponse de l’aînée, leur enquête avait progressé a minima. Ainsi les parents avaient voyagé sur le même navire. Du moins, à en croire la petite fille, rien n’était moins sûr. Il était déjà passablement étrange que ces enfants aient pu être soustraits à leurs parents s’ils avaient bel et bien voyagé ensemble.

Avec tous les vaisseaux de conserve qui pouvaient se déverser ces derniers jours, leurs recherches promettaient des difficultés insoupçonnées. Pourtant, dans tout cet essaim hâlé par l’orbe diurne, aucun cri, aucun avis de recherche, aucun appel à l’aide ne s’était fait entendre. Tout à coup, alors que ses pensées perplexes avaient pris le soin de capturer son attention, l’enthousiasme soudain des chérubins réaffirma sa présence sur terre. La surprise laissa rapidement sa place à la satisfaction. Une petite victoire à célébrer même s’il ne savait pas encore très bien dans quoi il venait de s’embarquer. Heureusement pour le comte, le jeune soldat avait vraisemblablement plus de facilité à apprivoiser ces petits monstres pleins d’énergie positive en dépit de leur situation actuelle. Le lion ne pipa mot mais, à son regard reconnaissant, il était aisé de lire un remerciement sincère.

“Surya… Oncle ou grand frère Surya.”

Conscient que sa présentation fût compendieuse et quelque peu austère, il avait opté pour un lien familial fictif dans l’espoir de briser la glace et de les rapprocher un peu plus. Ainsi peut-être les enfants feraient preuve d’une meilleure collaboration. La présentation succincte aussitôt effectuée, il ploya le genou de sorte à permettre au plus dissipé du trio infantile de grimper sur ses épaules. Ses grandes mains se raffermirent ensuite autour des cuisses du voyageur clandestin. Une fois assuré que ce dernier s’était fermement accroché à lui, le comte se hissa dans toute sa hauteur, ce qui ne manqua pas de surprendre le petit Atem. En guise de réaction, ses petites mains lui ôtèrent la vue l’espace d’un instant en se posant devant ses tristes yeux.

“Inutile de me remercier. Comme dit à ce fat marchand, la tragédie que nous vivons est notre pierre de touche à tous. Les enfants sont les gardiens de notre héritage et les graines de notre avenir. Si nous abandonnons à leur sort ces allégories de l’innocence, à l’éclosion de quelles fleurs assisterons-nous ? Si tant est qu’elles puissent déjà germer avec ce terreau délétère. Ils représentent ce poison qui nous aiguillonne chaque jour, l’espoir d’un meilleur lendemain…”

Sa tirade achevée, il imprima un mouvement précautionneux pour éviter la chute de son jeune passager. Aussi jeune soit-il, il paierait cher son vol plané sur le sol froid et implacable du port. Cela dissuaderait probablement ses adelphes de tenter l’expérience. Ce n’était peut-être pas une mauvaise idée. Atem était excité comme une puce, aussi n’arrêtait-il pas de se balancer et de gesticuler énergiquement, pointant des directions tous azimuts. À l’évidence, il avait pris très à cœur cette activité supposée les aider à retrouver leurs géniteurs, si bien que Surya ressemblait dorénavant plus à une monture fictive qu’à l’être humain qui lui avait inspiré la crainte. Toutefois, toute cette agitation, ludique pour le marmot, se transforma en un instant en une douleur lorsque le petit aventurier, trop téméraire, planta son doigt dans l'œil du lion en cherchant à se rattraper d’un énième balancement dangereux. Un grognement sourd fut la seule réponse qui parvint à s'échapper de ses mâchoires serrées, tentant de contenir la douleur qui s'insinuait en lui. Au même moment, ce furent les sanglots du benjamin qui vinrent compléter la panoplie du veinard.

Les pleurs du benjamin captèrent promptement les regards au sein de la cohue. Certains observateurs se montrèrent intrigués, désolés et compatissants, d'autres manifestement dérangés par l'acuité discordante de cette tristesse soudaine, tandis que d'autres encore affichaient un air empreint de dédain. Malheureusement pour les deux soldats, le signal de détresse n’avait pas trouvé grâce auprès des toujours abonnés absents.

“Votre voyage a dû vous ouvrir l’appétit, que diriez-vous d’aller manger ?”

Dans l'allégresse de la proposition, Neith, l'aînée, trouva une lueur d'espoir. Le voyage depuis Naucratis avait été long, les conditions de vie rudimentaires à bord du navire. Ainsi, l'invitation du comte s'apparentait à une bénédiction. Sous le soleil zénithal, marquant le milieu de la journée, l'idée d'une halte salvatrice pour se sustenter se fit sentir. Après quelques mots doux et des gestes de réconfort, Adjib parvint à tarir le flot de ses larmes. Pour distraire le cadet, il fut convenu qu'il serait le prochain à se hisser sur les épaules du général.

Sur le chemin menant à la plus proche auberge, Surya captura une fragrance de rose dans l'air. L'odeur singulière de cette fleur embaumée raviva des souvenirs en lui, ceux de sa mère. Il se remémora ces longues déambulations dans les jardins du Palais des Roses, où sa mère partageait son amour et sa connaissance des roses, ces fleurs qui avaient donné leur nom à leur foyer. L'affection débordante de sa mère pour ces fleurs avait imprégné Surya, lui transmettant un savoir-faire dans cet art floral, lui inspirant une fascination pour le langage des fleurs.

C'est lorsque Neith tira légèrement sur sa manche que le lion sortit de sa rêverie, réalisant que l'origine de cette délicate fragrance provenait d'une femme, visiblement désemparée.

Alors que la jeune demoiselle interpella le jeune soldat et le comte, ce fut le premier qui, avec la courtoisie propre à son rang, prit l’initiative de lui répondre en bonne et due forme. Pendant ce temps, Surya observait attentivement leur interlocutrice, cherchant à percer à jour ses intentions. Elle était d'une silhouette élancée, d'une taille moyenne, et son teint doré rappelait les nuances chaudes des topazes incrustées dans ses prunelles lumineuses. Ses traits délicats la situaient dans la fleur de sa vingtaine. Un léger accent méridional teignait ses paroles, ajoutant une note de charme supplémentaire à sa personne.

Malgré une impatience perceptible dans sa voix, elle ne manquait point de politesse. Son regard, cependant, avait une tendance fuyante, se perdant sporadiquement sur les visages de ses interlocuteurs, oscillant entre une discrétion modeste et une nervosité palpable. Était-ce la pudeur qui la poussait à détourner les yeux ou une anxiété mal dissimulée ? Cette ambiguïté incita le lion à demeurer vigilant, scrutant le noble dessein de la demoiselle avec une prudence exacerbée.

Elle parla avec une ferveur contenue, ses mots dépeignant l'urgence de sa situation. La détermination qui animait ses gestes était tempérée par une douceur innée, une grâce naturelle qui ne laissait personne indifférent. Surya, malgré sa méfiance, ne put s'empêcher de ressentir une pointe de sympathie pour cette jeune femme qui semblait porter un fardeau invisible.

Les minutes s’égrenèrent, le jeune soldat écoutant avec une attention soutenue, tandis que le comte, d’un regard bienveillant, opinait de temps à autre. Surya, toujours en retrait, captait chaque nuance, chaque inflexion de la voix de la demoiselle, tentant de déceler le moindre indice sur la nature véritable de sa démarche.

“Nous vous remercions pour votre sollicitude et votre bienveillance, gente demoiselle. Nous désespérions trouver le moindre indice à même de nous aiguiller dans la bonne direction.”, déclara-t-il plein de gratitude avant de se retourner vers son subalterne. “En définitive, il reste encore de la bonté dans le cœur d’autrui.”

Tandis qu'il s'adressait à son subordonné, son regard lui intimait de rester vigilant. Tant qu'ils n'avaient pas les parents devant leurs yeux, rien ne permettait d'affirmer qu'elle disait bel et bien la vérité. En son for intérieur, il ressentait une pointe de regret de ne pouvoir accorder sa confiance à la jeune femme, mais il n'était pas assez naïf pour suivre aveuglément la première inconnue qui venait les aborder.

Ainsi le groupe progressait à travers les ruelles animées, chacun de leurs pas résonnant sur les pavés inégaux de cette entrée de la ville. La jeune femme marchait à leurs côtés, son regard balayant l'horizon, cherchant désespérément quelque chose. Ses mains tremblaient légèrement, trahissant l'anxiété qu'elle tentait de masquer par une apparence de calme. Malgré son allure frêle, il émanait d'elle une détermination farouche, une volonté de fer.

Surya observait ses moindres gestes, ses expressions fugaces, cherchant des indices dans son comportement. Il ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine admiration pour son courage, même si la méfiance continuait de guider ses actions. La route vers l'auberge se faisait longue, chaque détour révélant de nouveaux visages, de nouvelles histoires inscrites dans les regards des passants.

“À en croire les enfants, ils auraient voyagé sur le même navire que leurs parents. Pouvez-vous le confirmer ? J’ai l’impression, après vous avoir entendue, que ces derniers sont arrivés plus tôt. D’ailleurs, pourriez-vous nous dire à quoi ils ressemblent ?”

Si le comte ne s'était pas montré particulièrement subtil dans ses questions, il les avait habilement formulées en les enrobant d’une apparente simplicité. Elles étaient en réalité des pièges soigneusement construits. Il voulait voir si les réponses de la demoiselle seraient en accord avec les souvenirs des enfants, et que ces derniers puissent corroborer ou contredire ses paroles le cas échéant. Ses yeux, perçants et inquisiteurs, n'avaient cessé d'examiner chaque infime réaction, aussi imperceptible soit-elle.

Au poing serré de la jeune femme, il comprit qu'il avait touché juste. Cependant, il ne s'attendait pas à l’interruption de la petite fille que la jeune femme commençait seulement à répondre à leur gardien temporaire. Neith, avec l'innocence de son jeune âge et la spontanéité qui la caractérisait, s'adressa à la demoiselle d'une voix claire et décidée. Les mots qui suivirent eurent le don d'obscurcir le regard du lion. Il avait, semble-t-il, bien fait de se méfier.

Il regarda la jeune femme avec une intensité accrue, cherchant à percer le voile de ses intentions. Pourquoi avait-elle menti ? Quel était son véritable objectif ? Le sentiment d'urgence et de protection envers les enfants se fit plus pressant en lui. La demoiselle, visiblement déstabilisée, tenta de reprendre contenance, mais le doute avait été semé. Et, alors qu’il s’apprêtait à se positionner devant les enfants, son subordonné le prit de vitesse. Cela lui ferait une belle leçon de vie de gérer correctement cette affaire.

Le silence qui suivit ces paroles était lourd de tension. La jeune femme, prise au dépourvu, hésita un instant avant de répondre. Mais dans ses yeux, le lion pouvait lire une nouvelle lueur, celle de la peur mêlée à une résignation. Le jeu des apparences touchait à sa fin, et la vérité, quelle qu'elle fût, était sur le point d'éclater au grand jour.

Ainsi, la raison qui l'avait poussée à échafauder ce plan relevait de sa situation pécuniaire. Tout de suite, la jeune femme perdit toute la noblesse qui l'auréolait quelques instants plus tôt. Il était toutefois difficile de lui jeter la pierre. Il ne connaissait pas son passé ni ses difficultés. Et, compte tenu de la conjoncture actuelle, déracinée de son propre pays, privée de toutes ses possessions, il était possible de comprendre le cheminement de pensée qui avait poussé cette jeune dame à commettre cette indignité. À moins qu'il en fût autrement ?

Surya, bien qu'irrité par la supercherie, sentit en lui une pointe de compassion. Cette nouvelle guerre avait déjà brisé tant de vies, éparpillant les âmes en quête de survie comme des feuilles mortes au vent d'automne. Qui était-il pour juger cette femme sans connaître les épreuves qui l'avaient menée à cette extrémité ? Néanmoins, il devait rester prudent. Il ne pouvait laisser les enfants entre les mains d'une inconnue aux intentions troubles.

La jeune femme baissa les yeux, ses épaules s'affaissant sous le poids de la honte. “Je… je n'avais pas d'autre choix”, murmura-t-elle, la voix brisée. Ses mots résonnaient avec une sincérité désespérée, et même si la méfiance de Surya demeurait, il ne pouvait ignorer la détresse palpable dans son regard.

“Pourquoi dites-vous que vous n’aviez pas le choix ? Pourquoi avez-vous besoin de cet argent ? Est-ce que l’on vous a contrainte de manière ou d’une autre ? Nous devons être solidaires dans ces moments, aussi n’hésitez pas à demander de l’aide.”

Les explications de la jeune femme ne tardèrent pas à fuser, se répandant comme une eau tumultueuse libérée de ses digues. Comme on pouvait s'en douter, la conjoncture actuelle avait contraint cette dernière à emprunter de l'argent après avoir dû fuir son foyer précipitamment, sans préparation aucune. L'embarquement s'était fait à Naucratis, où elle avait croisé la route d'un usurier impitoyable, une âme noire au cœur de pierre, qui, sans scrupule, tirait profit des misères humaines. Ces cruels affameurs, vampires modernes, étaient prêts à tout pour exploiter les âmes égarées et désespérées, ces pauvres gens livrés à eux-mêmes dans le chaos ambiant.

Le comte, d'un regard perçant mais empreint de compassion, écoutait la jeune femme avec une sincère pitié. Il comprenait le poids oppressant de cette dette qui, tel un serpent constricteur, l'étreignait chaque jour un peu plus, l'étouffant lentement mais sûrement. Il voyait dans ses yeux la terreur d'une proie acculée, et cela lui fendait le cœur. Néanmoins, il ne pouvait décemment cautionner son acte de tromperie, bien qu'il ne se sentît pas le cœur de la condamner sévèrement. L'instinct de survie, ce vieux démon niché au fond de chaque être humain, pouvait pousser les plus honnêtes aux pires vilenies, aux abîmes de la morale.

Le silence qui suivit ses aveux était lourd de tension et de non-dits. Le comte, profondément humain, se sentait tiraillé entre la rigueur de la justice et la clémence de la compassion. Son cœur noble souffrait de devoir juger une âme déjà meurtrie par les vicissitudes de la vie.

Lorsque son subordonné prit la parole, il exprima clairement le fond de sa pensée, fond que partageait également le lion. Surya ne put s'empêcher de sourire lorsque ce dernier ponctua sa tirade d'un conseil de roublard. Si elle pouvait, à l'avenir, éviter de recourir à ce genre de stratagème, il lui en serait fort reconnaissant. Cependant, Surya demeura silencieux, opinant d'un simple hochement de tête et se contentant de suivre le groupe.

Ainsi, quelques minutes plus tard, au détour de deux ruelles seulement, ils retrouvèrent les deux parents assis sur des marches en pierre. À bien considérer le père, il avait visiblement bel et bien un handicap. Toute la petite famille exulta de leurs retrouvailles, s'épanchant dans une joie larmoyante. Les enfants se précipitèrent dans les bras de leurs parents, formant un tableau émouvant de tendresse retrouvée. Les rires et les pleurs se mêlaient en une symphonie d’émotions pures, et même les passants s’arrêtaient pour contempler cette scène touchante.

Après avoir échangé quelque peu avec la mère et le père des enfants, le comte s'éloigna du groupe avec la jeune femme. Selim et lui-même avaient pris soin d'éluder toute la partie qui incriminait cette dernière. Il désirait s'entretenir quelques minutes avec elle avant de revenir vers la famille. Impassible, ses traits durs et inébranlables étaient comme ceux d’une statue de marbre. Pourtant, derrière cette façade rigide, un torrent de pensées et de sentiments contradictoires l’assaillait. Il savait ce que signifiait perdre son foyer, être arraché à sa terre natale, et il ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine empathie pour la jeune femme.

La jeune femme, sentant le poids de leur jugement, baissa la tête, ses épaules frémissant sous l'effet des sanglots qu'elle tentait de réprimer. “Je ne voulais pas vous tromper”, murmura-t-elle, sa voix brisée par la honte et la peur.

“Dès que nous prendrons congé de cette famille, nous nous rendrons auprès de votre prêteur pour honorer votre dette. Je me chargerai de régler votre créance. De votre côté, je souhaite que vous mettiez votre énergie au service de la communauté et que vous ne recouriez plus à ce type de solution. Mais en attendant, restez auprès de cette famille pour les aider dans leur rétablissement.”

La jeune femme, touchée par les paroles du comte, releva doucement la tête, ses yeux encore humides mais emplis d'une lueur nouvelle, celle de l'espoir. Elle comprenait qu'elle avait une chance de se racheter, de prouver sa sincérité.

Ils revinrent ensemble vers la famille, unis dans un même élan de solidarité et d’espoir. Les parents, encore émus par leurs retrouvailles, remercièrent une fois encore leurs bienfaiteurs avec une gratitude infinie. “Nous ne saurons jamais comment vous remercier pour ce que vous avez fait.”, dit le père, sa voix tremblante d'émotion.

“Votre bonheur est notre plus grande récompense. Prenez soin les uns des autres.”

Le comte se tourna ensuite vers son subordonné et posa une main chaleureuse sur son épaule.

“Je crois que notre mission est terminée.”