La folie s’est éteinte petit à petit, pour ne laisser qu’un silence de plomb récupérateur. Tu aimes la foule et le bruit, mais cet instant de paix te fait énormément de bien. Les mains ensanglantées, tremblantes comme le moteur d’une nouvelle machine de Djinn, tu essaies de retirer ce carmin insupportable de ta vue. Malheureusement, il y a tant de couches qui ont séché les unes par-dessus les autres, qu’il est difficile de tout nettoyer correctement. Tu t’arrêtes lorsque tes mains sont abîmées par des frictions insistantes, dans le but de tout faire disparaître. Dans ce bac de fortune, dont la couleur translucide s’est transformée en un vin claire, tu regardes péniblement ton reflet.
J’ai sommeil.

Tu as loupé la distribution de nourritures, puisque tu soignais les blessés, alors ton ventre commence à émettre des gargouillis désagréables et embarrassants. Tu pousses un franc soupir tout en essuyant tes mains, que tu daignes enfin “propres” et descends d’un étage pour essayer de trouver une place où dormir. Tout du moins, fermer les yeux et tenter de ne penser à rien.
J’vais y arriver ? Je sais pas trop.

Tout ce que tu veux maintenant, c’est : oublier. Oublier la guerre qui s’est dessinée à l’horizon plus vite que tout ce que tu peux mettre dans ta bouche dans une taverne. Oublier la présence des Dieux sur un des bateaux, qui expliquent probablement aux Dirigeants de Cheldis à quelle sauce l’humanité va être mangée. Plus que tout aujourd’hui, tu pries. Laissant ton âme crier et pleurer en espérant être entendu, en espérant trouver du réconfort quelque part, en espérant y trouver une voie à suivre. Pédaler dans la semoule est épuisant.
J’ai faim.

Dans ces immenses espaces, le nombre de personnes semble considérablement réduire les contours intérieurs du bateau. Tu as cette sensation désagréable d’être dans une fourmilière, inondée par les ronflements, les larmes et la transpiration. Tu t’avances doucement dans une allée de fortune créée par les couchettes étalées, lorsqu’enfin, tu vois un espace libre pour t’y poser.

Tu ne perds pas de temps à être élégant et te laisses tomber sur le sol en étoile de mer, prenant bien évidemment en considération le manque de place, tu es en fait recroquevillé. Plus que ce que tu aurais pu imaginer avec vue d’en haut. Tu inspires profondément, et le soupir qui en résulte est comme un ballon qui se dégonfle. Long, fort, sifflant une détresse innommable, et, sans même en prendre conscience, tu fermes les yeux pour trouver, un sommeil sans rêves ni cauchemars.

Dans l’obscurité de la nuit, lorsque les étoiles sont visibles au-dessus de nos têtes, et lorsque l’humanité entière est réduite au silence pour trouver le repos, tes yeux s’ouvrent bien malgré toi à l’entente d’un son. Une mélodie jouée par un instrument dont le nom t’échappe, et une voix rocailleuse qui prononce des mots que tu ne comprends pas. Tu regardes lentement autour de toi, les paupières lourdes d’épuisement. Un peu plus loin, un groupe de personnes est assis devant un homme. Ce dernier se tient debout, face à eux, avec un objet qui produit un son abominable dans les mains.
Je suis trop fatigué …

Tu as espéré, de toutes tes forces, que le silence revienne. Mais de plus en plus de gens sont allés entourer ce barde de pacotille, et se sont mis à chanter avec lui lorsque, de toute évidence, ce Monsieur manquait d’inspiration pour changer les paroles de son histoire. Ainsi, une éternité durant, tu as supporté leurs chants, leurs mots et l’énervante mélodie jouée par tu ne sais quoi. Mais ta patience a des limites, et ton harassement n’aide pas à tolérer davantage.
Je vais les buter, un par un.

Abandonnant rapidement tout espoir d’avoir un semblant de tranquillité, tu délaisses ta couchette temporaire pour rejoindre le pont, d’un pas excédé. Une brise froide t’accueille, tout comme la fin de la nuit, dont le ciel, d’un côté de la mer, commence à s’éclaircir. Débarrassé par le bruit et la musique infernale, tu te diriges vers les rembardes afin de t’y appuyer pour observer le jour se lever, et qui sait, un soleil pointer le bout de son nez. Un gargouilli se fait entendre, et une main rejoint ton ventre.
Vivement l’heure du petit déjeuner, je pourrai avaler un troupeau complet.

Les minutes défilent. Ta voix basse, à la limite du murmure, laisse échapper la chanson que tu as entendue précédemment. Lorsque tu t’en rends compte, au moins cinq fois, tu scelles immédiatement tes lèvres dans l’espoir de faire disparaître dans le néant cet air tout droit venu des enfers.
En vain.
Je vais devenir fou.

La faim, la fatigue et la chanson … Les Dieux veulent sans doute te faire passer un message.

Bien que ton corps soit immobile, accoudé sur le bois épais du bastingage du bateau, intérieurement, tu hurles de toute ton âme. Tu aimerais que cette chanson de malheur disparaisse dans le néant. Qu’elle n’existe plus. Et que par extension, la personne qui l’a créée se taise à tout jamais. Ou se casse les doigts. Pas tous, ce serait cruel de la part d’un médecin de penser ça mais au moins un. Celui qui lui permettait de jouer de cet instrument de torture pour les oreilles. Mais il faudrait probablement qu’on lui coudre la bouche, ou qu’on lui colle afin qu’il ne sorte plus de paroles dénuées de sens …
Sacré dilemme que voilà.

Excédé au possible, tu t’énerves encore plus contre toi-même, lorsque par cinq fois déjà, tu as interrompu ta voix de marmonner cet air étrange. Toujours le même passage. Toujours le même air. Toujours les mêmes mots. Toujours le même moment de coupure. Tu enrages intérieurement, et c’est bien dommage que tu ne puisses pas trouver une victime pour la frapper. Et par victime, tu penses bien entendu, à ce musicien- non, à des mannequins d'entraînement, bien sûr.
C’est évident …

Dans ce calme olympien presque troublant, surtout pour quelqu’un qui aime la foule et le bruit, tu te perds à regarder le ciel changer de couleur. Tu espères que cela atténuera tes émotions à vif, mais il est très difficile de te faire redescendre. En y repensant, peut-être que cette musique insupportable existe pour te faire oublier, pour te permettre d’évacuer. Tes yeux se baissent pour regarder tes mains, paumes ouvertes.

Elles sont plus ou moins propres.
Mais pour combien de temps encore ?
Elles le seront jusqu’à ce qu’on t’appelle en urgence pour sauver une vie, ou au contraire, assister à son départ pour une nouvelle existence.
Au mieux, il ne renaîtra pas tout de suite pour éviter de subir la guerre et la situation actuelle.
Au pire … Il devra, tôt ou tard, prendre les armes lorsqu’il en aura l’âge.
Pourvu que cette guerre ne dure pas …
Pourvu que l’on trouve une solution rapidement.

Tout remettre sur le dos des Dieux serait facile. Prier pour qu’ils exterminent les monstres. Cela devrait être un jeu d’enfant bien sûr, mais en réalité, peut-on leur demander plus que ce qu’ils vous ont déjà offert ? Un chemin à suivre, une sécurité sur des embarcations, et bientôt, tu l’espères, ils vous donneront des réponses.

Pour l’heure, tout le monde se rétablit silencieusement.
Tout le monde attend que le jour se lève, pour avoir l’impression d’avancer malgré tout.

Sans même t’en rendre compte, tu marmonnes de nouveau cet air méprisable. Et aussitôt, tu t’arrêtes. Tu t’es perdu dans tes pensées si profondément que tu ne faisais plus attention au reste. Ni à la lueur qui se dessine à l’horizon, ni aux pas qui se font entendre derrière toi.

Tu es presque surpris de brièvement voir une jeune femme qui te salue, puis qui s’étend sur le sol sans aucune cérémonie. Quelques secondes, tu l’observes en fronçant les sourcils. Bien que l’on pourrait penser que tu es indigné par son attitude, il n’en est rien. Tu réfléchis simplement au fait que sa tête te semble familière. Bien sûr, dans toute cette agitation, tu aurais pu croiser son regard, son visage ou bien encore sa jolie chevelure mais, tu as la sensation que c’est plus que ça. Qu’elle n’est pas une simple personne de passage.
Où est-ce que je l'ai vue ?

Tes doigts rencontrent ton menton, dans une posture de réflexion intense, sans même répondre à sa politesse, ou son commentaire. Tu pourrais probablement bien te passer de cette chansonnette énervante, mais semble-t-il, que l’arrivée de cette pseudo inconnue, ait interrompu le fil de la boucle infernale.

Comme lorsque les Kanagawais expriment leur respect en s’inclinant, tu bascules ton corps vers l’avant pour mieux l’observer. Les yeux plissés, tu penches la tête d’un côté, puis de l’autre, au rythme de tes pensées qui défilent sans trouver de chemin à suivre. Et de nouveau, c’est ce froncement de sourcils caractéristique qui durcit tes traits.

« On s’est déjà rencontrés ? »

Ta voix cassée par la fatigue s’élève dans les airs, brisant cette apparence féminine que l’on peut très souvent te donner. Lorsque ta bouche s’ouvre pour prononcer des syllabes, le doute disparaît presque instantanément. Bien que certains s’accrochent toujours à ton physique de jeune poupette, en pensant avoir mal entendu …

« Vous me dites quelque chose … »

Et puis, soudainement, tu te souviens. Le visage de cette personne venue t’apporter une couverture lorsque tu étais dans un état pitoyable, sous les escaliers menant au pont. Tu te redresses bien vite, le rouge aux joues, cachant le bas de ton visage de ta main, comme si cela allait te sauver la mise. Tes yeux fuient la confrontation. Ta voix mal assurée prononce de nouveau quelques mots, non sans bégayer ou chercher à éviter que ses souvenirs, à elle, remontent.

« N-non en fait, je dois me t-tromper. »

Pourvu qu’elle ne se rappelle pas.
Pourvu qu’elle ne se rappelle pas …

Les joues rouges, tu n’oses plus la regarder. Comme première rencontre, on faisait franchement mieux. Qu’elle se rappelle de toi parce que tu étais en train de pleurer toutes les larmes de ton corps quelques heures auparavant est embarrassant plutôt que honteux. Il n’y a aucune honte à verser des larmes. Pour avoir été baigné dans une éducation religieuse, tu as appris à accepter que chacun à sa manière de gérer les évènements et ses émotions. Ce n’est donc pas une question de honte ou de fierté, car cela arrive à tout le monde.

Mais sous ton apparence distante de tout ce et ceux qui t'entourent, tu n’es qu’un grand timide qui se cache derrière des insultes ou de la provocation. Tu as du mal à accepter les gentilles attentions à ton égard, lorsque tu n’as pas la sensation de les mériter.

L’enthousiasme soudain dont elle fait preuve en se rappelant de t’avoir déjà vu te donne envie de courir te cacher quelque part. L’intensité de ton embarras, mêlé au fait que tu sois fatigué, tout juste tiré d’une sieste méritée par des couards en train de chanter un supplice … Tu es plus émotionnel que d’habitude. Sans parler des évènements qui s’accumulent comme la plus haute montagne de Sokcho.
Bordel ! Que ça cesse !

Tu ne réponds rien, incapable de prononcer un mot sans que ta voix ne tremble ou qu’elle ne parte dans les aigus pour prouver un peu plus que tu es au bout de ton embarras. Tu recules encore d’un pas lorsque son doigt se pointe vers toi. Elle semble si fière d’avoir trouvé “qui tu es” dans sa mémoire que tu ne peux presque pas lui en vouloir de te mettre dans cet état.

Tu as presque envie de pleurer de nouveau.

Laissant ainsi le silence se prolonger, tu te demandes si elle a compris à quel point tu étais dans une mauvaise posture. Tu essaies de gérer tout ce qui se passe, et cette … “fille” vient en rajouter une couche. Ce n’est pas la meilleure des situations pour toi, cela va sans dire.

En réalité, cela fait des années que tu n’as pas réagi aussi brutalement à une remarque anodine. Peut-être était-ce lorsque Iseko est soudainement revenue dans ta vie et qu’elle a découvert que tu étais aussi joli qu’une demoiselle en détresse. Elle avait aussi précisé que ton visage était si adorable, ta peau si lisse et tes cheveux si soyeux, qu’on avait envie de te choyer ou de t’embêter gentiment. Si, le fait d’être pris pour une femme, ne te dérange pas, ta psychologie allant au-delà de l’apparence et des genres … Les compliments, si.
Merde, c’est pas le moment de penser à un truc pareil.

Le silence est fendu par quelques mots. Une présentation somme toute banale, contrastant avec sa joie précédente. Ta main abandonne doucement le bas de ton visage pour que ton bras retombe mollement le long de ton corps. Tes yeux se lèvent vers le ciel, perdus dans l’immensité de ce qui surplombe l’humanité.

« Alors vous êtes Kanagawaise aussi … »

C’est presque un soulagement d’avoir près de toi une camarade de patrie.

« Je m’appelle Izanagi, je suis un des médecins de ce bateau … »

Tu n’as pas besoin d’en dire davantage pour souligner l’importance de ton rôle et de la difficulté que cela engendre. Sauver des vies ou au contraire, les soulager avec quelques mots, une prière, avant qu’ils ne passent de l’autre côté … Subir les assauts d’éventuels proches, les reproches, les larmes, les crises et les cris, le déni, le désespoir … Tu avais essayé de ne pas tout absorbé, mais tu n’es qu’un humain, Izanagi, tu n’es pas imperméable à la souffrance.

Dans un soupir las, et fatigué, tu t’asseois en face d’elle, le dos collé au bois du bateau. Tu la regardes fixement pendant quelques minutes, avant que quelques rougeurs ne reviennent charger tes joues, et que ton regard se fasse fuyant.

« M-merci pour … la couverture. »

L’espace d’un instant, tu détournes les yeux, embarrassé d’avoir montré ton côté le plus sensible de ton être. Celui que tu te tues à enterrer au plus profond de toi chaque jour de ton existence. Cette partie de ta personnalité que tu n’aimes pas, même si la honte n’est pas le sentiment que tu associerais à ça. Tu aimerais juste pouvoir sourire, pouvoir réconforter, pouvoir apporter la chaleur dont ont besoin les autres en temps voulu.

Mais non. Tu es trop timide, trop sensible, trop touché par les plus petites attentions. Comme celle de la fille qui te tient compagnie. Elle a déposé une couverture sur les épaules d’un homme sanglotant, sans poser de questions, par pure gentillesse, par pure bonté. C’est peut-être idiot, mais ce sont ces petites attentions qui t’aident à croire en l’humanité.

A avancer vers la lumière.
Peu importe la longueur du tunnel.
Peu importe l’obscurité qui y règne.

Tant qu’il y a de l’espoir, tu pourras continuer de croire.

Tu sors rapidement de tes pensées, yeux écarquillés, en entendant les propos de la rousse rosée. Tu la regardes, sans vraiment comprendre ce changement d’humeur et d’ambiance. Tu ne dis rien, ne bouges même pas, face à sa tirade, face à ses cents pas sur le pont. Tu ne remarques aucunement les quelques regards curieux qui se tournent vers vous. Tu ne vois rien d’autre que cette jeune femme explosant sous le coup des émotions, exposant son ressenti de la manière la plus brute et pure qui soit.

Sans t’en rendre compte, ton cœur s’est emballé.
Il s’est accéléré alors que tes joues se sont colorées d’une douce teinte de fleur de cerisier.

Tout d’abord, un sourire a commencé à étirer tes lèvres timides.
Et puis, lorsqu’elle a donné le coup de pied, lorsqu’elle s’est assise de nouveau en face de toi, tu n’as pas pu t’en empêcher.
Tu n’as pas pu te retenir.

Un rire a littéralement explosé.

En réalité, ce qu’elle vient de déverser n’a rien de drôle, sans doute que les deux neurones restants dans ton cerveau viennent de se toucher et que tu disjonctes. Peut-être que la pression subie ces dernières heures vient d’être relâchée tout d’un coup. Peut-être que la terrible bataille émotionnelle qui se déroule en toi vient de s’arrêter à la manière d’une roulette, désignant le fou rire comme résultat.

Tu as mal.
Au ventre.
Aux zygomatiques.
Des larmes se forment aux coins de tes yeux.

« Dans un moment comme celui-ci, où je cherchais un moment de repos, il a fallu qu’un barde merdique sorte sa chanson la plus merdique pour me mettre l’air le plus merdique en tête. Cela n’a rien d’amusant, et j’ai été tenté de le tuer moi-même. Mais puis-je réellement me le permettre ? Je suis médecin après tout. »

Tes bras sont croisés sur ton ventre, tant ça tire, tant c’est douloureux.

Izanagi Yoshitsune et son visage grave ne sont plus. Il n’y a qu’un enfant riant aux éclats de la misère du monde, du désastre autour de lui, car … C’est la seule chose qui reste à faire. C’est la seule façon que son esprit a trouvé pour se sentir plus léger. Quelques minutes.
Qui suis-je ?

« Ces abrutis ne se rendent pas compte de leurs conneries. C’est comme si nos efforts leur étaient dûs. Je n’ai jamais signé pour sauver des vies ce soir. Je n’ai pas demandé à regarder la mort en face alors qu’elle se moquait de nous. L’ingratitude dont ils font preuve me donne envie de leur taper dessus. »

Ton rire se tarit, petit à petit, pour ne laisser qu’un petit sourire flotter sur ton visage.
Qu'est-ce que c'est ?

« N’accordez pas trop de crédits aux paroles de mauvaises langues trop pendues. Elles finiront couper à un moment ou un autre. La plupart du temps, ce n’est que de la jalousie mal placée. »

Tu souffles un bon coup. Tu te sens étrangement mieux.

« Je suis navré pour mon comportement. Sachez que … Je ne me moquais pas de vous. »

Les rougeurs qui teintent ta peau sont d’une sincérité innocente, tandis que ton cœur continue de battre la chamade sans en comprendre la raison.
Pourquoi ?

Perdu dans ce fou rire incessant, tu ne prends même plus la peine de contrôler ta vilaine bouche. Généralement, tu ne te gênes pas pour insulter dans ta tête, ou pour être particulièrement sec dans ta manière de parler. Mais encore faut-il le mériter, et cette femme ne rentre pas dans cette catégorie. Tu ne sais pas exactement si tu exprimes ta frustration ou si tu essaies de la consoler en balançant des méchancetés sur d’autres personnes, mais son visage semble se détendre. Sans doute que vider son sac lui a fait du bien, et peut-être que ta compagnie aussi. Tu aimerais le croire.
Merci de ne pas m’en vouloir.

Doucement, tu finis par retrouver un semblant de raison. Jusqu’ici, tu ressemblais soit à un enfant timide, soit à un fou en train de rire de la galère dans laquelle le monde se trouve. Tes émotions sont sans dessus-dessous, c’est le foutoir, et tu es certain de ne pas être le seul dans cette situation. Ne pas savoir comment réagir, chercher un coupable, déverser ses doutes sur quelqu’un d’autre est chose courante lorsque la situation est critique.

Délaissant quelques instants la fille de tes yeux verts, tu t’es vaguement redressé pour t’appuyer sur la rambarde du bateau, regardant distraitement le paysage, un sourire flottant sur tes fines lèvres. Tu prends finalement une grande inspiration et expires tout l’air de tes poumons, comme si tu le faisais pour la première fois. La mer est calme, donnant l’impression qu’elle vous berce et vous pousse à être calme, à vous laisser porter par le flot de ses vagues.

« Les commères se sont multipliées trop vite depuis la création des Hommes. On ne pourrait pas les arrêter, c’est plus fort qu’eux. »

Ton regard se dirige vers elle, sans crainte qu’elle ne juge cette fois, car après les pensées les plus profondes échangées, y a-t-il une quelconque honte à avoir ? Tu as l’impression que cet instant a brisé la glace que tu te plais à mettre entre les gens et toi. Ou peut-être que, comme de rares personnes en ce monde, sa gentillesse évidente est comme une source de chaleur à laquelle tu ne peux résister. Une petite pensée pour Anko, qui a supporté ton mauvais caractère et ta panique, qui a gardé le sourire jusqu’au bout lorsque tu voulais étriper des villageois peu reconnaissants.
Une chance qu’elle ait été là.

Tes joues repassent dans une couleur rosée lorsque Kiyomi te remercie d’avoir explosé de rire. Tu es à la fois soulagé qu’elle ne t’en veuille pas d’avoir littéralement éclaté comme un cinglé, et surpris par son remerciement. Tu n’aurais probablement pas pu t’y attendre, mais en un sens, tu la comprends.

« Merci à vous. Votre compagnie est agréable. »

Ton petit cœur est malmené, mais tu ne montres rien. Finalement, un petit rire s’échappe à sa remarque, ressemblant plus à un pouffement qu’autre chose. Tu finis par la regarder du coin de l'œil et laisser de nouveau ce sourire amusé planer sur tes lèvres. Il est si rare que tu laisses tes émotions les plus sincères s’afficher clairement sur ton visage que quelque part, au fond, tu es à la fois décontenancé et apaisé.

« C’est vrai que si j’avais un instrument, je pourrai les frapper … Surtout s’ils jugent la qualité de mes chansons. »

Tu pouffes de nouveau en t’imaginant défoncer des gens à coup de luth. C’est amusant, et ça a quelque chose de satisfaisant.

« Cela dit, vous n’avez pas été réveillé par un lot d’abrutis qui se mettent à chanter lorsque certains ont envie de se reposer. Je pense que je mérite du repos après cette nuit difficile. »

Et même si la discussion se rapporte brièvement à la situation, ton sourire ne se fane pas un instant.

« Je suis médecin quand on me le demande ou lorsque les évènements l’exigent, mais mon vrai métier, c’est d’étudier les monstres. C’est beaucoup plus passionnant ! »

Sur ces paroles, tu entends des pas précipités se diriger vers vous. Ton sourire et ton expression apaisée disparaissent aussitôt. Tu connais cet air sur ce visage familier. Tu sais que les problèmes sont sur le point de recommencer. Tu as conscience que ton repos s'arrête ici, ce médecin akielois n'a pas besoin de parler pour que tu comprennes de quoi il retourne.

Tu as un rôle à jouer ici.
Les Dieux ont des projets pour toi.
Que nul ne connaît.

Tu regardes Kiyomi avec tendresse alors qu'un dernier sourire lui est donné. Tu t'inclines poliment, les mots ne sont pas nécessaires à cet instant. Si les Dieux le désirent, vous vous reverrez.
En attendant, tu as des vies à sauver.