Flashback – Début Décembre 1551

Cela fait quelques jours qu’il est arrivé à Ios pour purger sa peine.

Son coeur est lourd, et ses pensées le sont tout autant.
Il songe à Geb, se demandant dans quel état il se trouve. Est-ce qu’il y a eu une amélioration à son état ? Il ne le sait pas, ne le saurait pas avant un long moment. Et malgré l’affront qu’il a osé faire aux dieux, il ne peut s’empêcher d’adresser timidement des prières pour qu’ils veillent sur lui.

Sa punition pour avoir blasphémé, il l’accepte sans résistance.
La clémence de Kléomène est suffisamment conséquente. Un tel outrage aurait dû lui valoir la mort. Il ferme les yeux, accusant lourdement sa propre bêtise.
Sera-t-il pour toujours la honte des Ramsès ? Que dirait sa mère ? Il secoue la tête, ne souhaitant même pas imaginer sa réaction de peur de voir son coeur se briser davantage.

Sa maigre consolation réside dans les missives envoyées par Chang’e.
Bien que la correspondance soit espacée, elle constitue un baume au coeur pour le prince.

Et c’est sous le signe de la plume que sa journée est placée.
Du fait de son éducation, il sait lire et écrire. Ce qui reste encore parfois inaccessible à certaines personnes, ou qui est très difficile car peu pratiqué. Surtout l’écriture.
C’est ainsi que le temple permet la visite des âmes les plus démunies pour leur permettre d’écrire à leur proche, ou de faire la lecture de quelques missives.
Exercice qui a été confié ce jour au jeune prince.

Si la tâche apparaît quelque peu ingrate, Tarek se surprend à découvrir et apprendre des choses au sujet du peuple d’Akielos.
Les histoires qu’on lui conte, les mots qu’on lui dicte… tout a du sens et ouvre une porte sur la vie de ces personnes si humbles, si simples. Tarek ne peut qu’être touché par les quelques éclats de leur vie qu’il couche sur papier.

L’après-midi commence avec un jeune fermier, à peine plus vieux que lui et répondant au nom de Tomas. Une âme qu’il a croisé en arrivant, perché sur sa carriole de foin et au sourire immense.

— Et vous pouvez dire qu’on a r’trouvé la Gigi !
— Votre vache, c’est bien ça ? C’est une bonne nouvelle.
— Un peu ! Elle s’était perdue là-bas dans la forêt c’te bête !
— L’essentiel, c’est qu’elle soit revenue. Vous auriez été embêté dans le cas contraire.
— Oh bah ça hein… ‘savez, la vie d’fermier c’pas si simple. Des fois, on perd nos bêtes parce qu’elles s’font bouffer par les loups, ou qu’elles s’perdent et meurent d’faim. Mais on est habitué hein. C’est qu’les dieux les ont rappelées à eux. C’est comme ça hein.

Tarek observe un moment le fermier, se disant que son courage est bien différent de celui d’un soldat. Il est admiratif. Un sourire vient étirer ses lèvres un instant et il reprend le parchemin dans sa main pour lui relire l’ensemble de ce qu’il a dicté.

— Est-ce que cela vous convient ?
— Oui ! Merci bien hein ! J’suis bien content d’voir un jeune m’écrire mes lettres. Les anciens prennent jamais trop l’temps de discuter. Avec vous c’est plus agréab’ hein !

Tarek ne peut dissimuler son embarras face à ce compliment sorti de nulle part. Il se racle la gorge et commence à tracer la première lettre du nom de Tomas pour signer la missive.
Malheureusement, le fermier, déjà bien impatient de s’en retourner à ses besognes, ouvre la porte qui génère un courant d’air. La lettre de Tarek est happée par l’air et s’envole par la fenêtre.

— Ah !
— Bah merde ! Désolé !
— Ne vous en faites pas, je vais aller la chercher. Elle ne va pas atterrir bien loin. Vous pouvez vous en aller si vous le désirez.
— C’est gentil mon p’tit ! Sa main s’écrase sur son épaule avec enthousiasme. A bientôt alors !

Le prince soupire doucement, quelque peu touché par ce personnage. Mais il ne s’attarde pas bien longtemps dans l’office pour mieux s’élancer à la poursuite de la lettre qui ne doit être signée que d’un T.
Tarek repère le morceau de parchemin à quelques mètres, soulagé de le retrouver si rapidement. Malheureusement pour lui, au moment de le saisir, une nouvelle brise l’emporte et la projette dans le visage d’une personne.
Il grimace et rejoint la victime.

— T-Toutes mes excuses. Cette lettre m’appartient…

Et en découvrant le visage qu’il a en face de lui, il n’en est que plus embarrassé.
Une jeune femme aux cheveux écarlates et aux traits doux.

— Est-ce que tout va bien ? Il remarque alors quelques petites traces d’encre sur le visage de la malheureuse. Ah… L’encre…

Décidément…

Flashback – Début Décembre 1551

La jeune femme ne semble pas agacée par l’incident et il soupire discrètement, soulagé de n’avoir commis aucun impair. Encore.

Le rire qui porte ses mots lui fait cligner des yeux ; ses pupilles mordorées scrutent le visage empli d’une certaine tendresse, d’une douceur évidente. L’espace d’un instant, il se demande si cette candeur ne lui est pas familière. Mais aucun visage ne lui vient à l’esprit. Il secoue la tête ostensiblement, tendant la main pour reprendre la lettre de ce brave Tomas.

Mais la jeune femme semble fixer le contenu de la lettre un bref instant.
Il reste interdit un instant avant de tirer doucement sur le papier qu’elle s’est décidée à cramponner un peu plus longtemps. Tarek fronce doucement les sourcils, incertain de la tournure de la situation.

Il n’y a pas si longtemps, il aurait probablement grogné et repris son dû sans hésitation.
Mais c’est un homme changé désormais. Ou plutôt tellement ébranlé par sa récente rencontre divine et son immonde blasphème. La repentance l’a beaucoup assagi.

Cependant, il s’agit d’une lettre personnelle, et même si ce brave fermier a le coeur sur la main, le prince doute qu’il puisse apprécier qu’on lise les mots qu’il adresse à sa famille. A moins qu’il n’en ait cure.
Tarek s’apprête à parler pour demander à la jeune écarlate de lâcher prise, mais elle s’exécute seule, sans son intervention. Il la remercie d’un petit geste de la tête avant de la plier soigneusement.

— Votre compliment me fait honneur, je vous en remercie.

Depuis qu’il rédige les lettres de quelques âmes qui le désirent, on lui a souvent vanté la beauté de son écriture. En réalité, il n’écrit pas mieux que Tahira ou Geb. Mais pour des personnes qui ne savent ni lire ni écrire, la moindre ligne manuscrite semble receler la beauté. Pour lui, il n’en est rien. Mais lui, il vient d’un monde bien différent. D’une classe où il est évident de savoir lire et écrire.

Il reporte son attention sur l’écarlate qui tente vainement de nettoyer l’encre sur son visage, l’étalant plus que l’inverse. Ses rougeurs et sa gêne arrachent un sourire à Tarek. Finalement, cette candeur lui rappelle quelqu’un. Naël.
Le prince penche légèrement la tête sur le côté, faisant mine d’évaluer son apparence ; un sourire aux lèvres, il s’apprête à répondre sur le même ton. Mais la manière qu’elle a de le nommer le coupe dans son élan.

Il a un instant de flottement durant lequel il regarde la jeune femme avec autant d’insistance que d’incertitude.
Depuis longtemps maintenant, à la suite d’un accès de colère, il avait jeté une bouteille à la mer. Littéralement. Il ne s’agissait que d’une lettre où était couchée tous ses sentiments sur l’instant. Une sorte d'exutoire signée d’un T.

Sans trop savoir comment ni pourquoi, une réponse lui parvint. S’ensuivit une correspondance plutôt régulière avec une mystérieuse “astre”.
Astre qui l’appelait “Monsieur T” à chaque lettre. Il secoue la tête à cette pensée.

Ce ne doit être qu’une coïncidence. Voilà longtemps qu’il n’a pas écrit à cette mystérieuse confidente. Depuis son départ à la Tour, il y a de cela près de quatre mois.

— Monsieur T… que de souvenirs... Il retourne à la réalité, muni d’un sourire quelque peu nostalgique à son tour. Si je peux me permettre… vous feriez une excellente mineuse.

L’humour et Tarek.
Il glisse la lettre en sécurité dans un pli de sa toge puis s’avance vers elle, muni d’un petit mouchoir qu’il garde toujours sur lui lorsqu’il écrit. Un bien fidèle allié pour contrer les tâches d’encre, justement. Il prend sa main pour y déposer le tissu puis guide cette dernière doucement jusqu’à sa joue.

Ses doigts semblent si petits dans les siens qu’il n’ose y exercer aucune pression, presque par peur de la briser. Il guide ses doigts jusqu’à la tâche d’encre avant de l’y abandonner doucement.

— Je vais aller vous chercher un peu d’eau, ce sera plus simple. Cela me permettra de ramener cette lettre en lieu sûr. Je n’en ai que pour un instant.

Il recule et tourne donc les talons pour s’en aller.
De retour à l’office, il y dépose soigneusement la lettre de Tomas qu’il se chargera d’envoyer plus tard. Prenant la petite carafe de la pièce, il repart aussitôt pour retrouver l’écarlate. Il ne préfère pas courir afin d’éviter tout incident malheureux et finit par la rejoindre.

— Tenez, cela devrait vous faciliter la tâche.

Flashback – Début Décembre 1551

Il l’observe un instant se débarbouiller avant de détourner les yeux pour regarder autour d’eux. Les environs sont très calmes à cette heure-ci même si l’on devine que les âmes habitant les lieux sont bien affairées à leurs tâches quotidiennes.
Les rires des lingères lui parviennent et il sourit un peu malgré lui.

L’écarlate attire son attention en reprenant la parole pour le questionner.
Il cligne des yeux, quelque peu surpris, mais c’est sans compter sur la réaction immédiate de la jeune femme qui ne génère que plus de surprise et de confusion.
Pourquoi tant de manière pour une simple question ?

Est-elle ingénue, ou se comporte-t-elle ainsi car elle connaît finalement son identité ?
Ce n’est évidemment pas un secret puisqu’il serait bien difficile de le dissimuler dans un endroit comme celui-ci. Mais Tarek apprécie que les gens le voient tel qu’il est plutôt que comme le prince de Djinn. Même si cela fait partie entière de son identité.

Il se masse la nuque, quelque peu songeur sur la réponse qu’il souhaite formuler.
Le prince finit par se tourner vers elle, lui intimant d’apaiser ses tourments par un geste de la main.

— Ce n’est rien, rassurez-vous.

Il ne tarde pas bien longtemps à s’emparer de la main tendue pour lui rendre la politesse, même s’il est bien moins familier de ce genre de salutations. Sa main semble ridiculement petite dans la sienne.

— A vrai dire, personne ne s’est jamais adressé à moi de la sorte. Une longue pause. Si ce n’est une amie chère avec laquelle je correspondais il n’y a pas si longtemps.

A l’époque, jamais il n’aurait pensé que sa bouteille à la mer puisse parvenir à quelqu’un. Et encore moins qu’on puisse lui répondre.
Et pourtant, malgré sa vulnérabilité couchée sur papier, il n’a jamais eu le courage de signer de son nom. Pas une seule fois. Par crainte de perdre cette fragile relation avec sa correspondante. Par peur que son titre ne la rebute, ou qu’elle ne voit en lui plus un homme mais un prince.

Tarek ne voulait pas perdre le peu qu’il avait.
Il finit par libérer la main de l’écarlate.

— A bien y penser, votre prénom est une sorte de réminiscence de ces échanges également… Il secoue ostensiblement la tête, souriant doucement. Mais j’en oublie mes manières à mon tour. Je vous prie d’accepter mes excuses. Je m’appelle Tarek.

A la manière d’un prince de Djinn, il salue la jeune femme avant de se redresser pour voir sa main tendue.

Flashback – Début Décembre 1551

Elle semble troublée à en juger par ses yeux d’émeraude.
Son visage est également très expressif et l’insistance qu’elle a de le fixer finit par embarrasser le prince qui n’a guère l’habitude de susciter une telle réaction chez les autres. Surtout ici, à Ios, où il réside provisoirement et presque de manière incognito, profitant que les personnes autour de lui ont peu de chance de le reconnaître.

Ce n’est après tout pas lui le prince le plus connu de la dynastie Ramses.

Mais Asteria, elle, semble accuser l’annonce de son identité avec autant d’étonnement que d’incompréhension. Alors que son nom sort de sa bouche, Tarek l’observe un moment, en silence. Au fond de lui, il y a toujours cette petite crainte lorsqu’il se présente.
Si les gens ne le reconnaissent pas physiquement, son prénom est sans doute plus familier pour certains.

— C’est bien cela.

Sa voix est calme alors que ses yeux mordorés ne lâchent pas les siens.
Elle semble vraiment perdue. Pour quelle raison ? Doit-il s’en inquiéter ?

Il s’apprête à la questionner, la jeune écarlate s’empare de sa main, le faisant presque sursauter par cette action soudaine. Il cligne des yeux alors qu’il voit son expression changer, ses yeux s’illuminer d’une lueur qu’il connaît sans pour autant parvenir à la nommer. Pris au dépourvu, il met quelques secondes avant de lui répondre, balbutiant légèrement.

— E-Eh bien… J’imagine qu’elle se trouve à Djinn ? Pourq-

Elle serre sa main un peu plus fort, forçant le prince à regarder sa petite main blanche emprisonner la sienne comme si elle ne voulait pas lui laisser le loisir de s’enfuir. Tarek fronce légèrement les sourcils, sans comprendre ce qu’il est en train de se passer. Il redresse la tête vers Asteria, essayant de comprendre pourquoi elle semble craindre sa fuite.

— Oh… Peut-être est-ce le cas ? Il esquisse un sourire pour essayer de la rassurer un peu. Je pense qu’il n’y a pas vraiment de hasard, et que chaque chose arrive pour une bonne raison.

Les catastrophes endurées par Cheldis récemment, l’arrivée de Galdred parmi les humains… Bien qu’annonciateurs d’une période sombre et troublée, ces événements n’arrivent pas par hasard. Il y a forcément quelque chose qui se trame à leur insu. Quelque chose qui les dépasse tous.

Il revient à la réalité quand il voit Asteria fermer les yeux tout en continuant à se cramponner à sa main, le rouge habillant ses pommettes et sa voix trahissant une gêne évidente.

Par Lotienix, qu’arrive-t-il à cette jeune femme ?

Et le couperet tombe.
Tarek reste d’abord immobile avant que ses yeux s’arrondissent comme deux billes. Sa mâchoire s’en décroche, laissant sa bouche s’entrouvrir sous la surprise. Ses yeux papillonnent alors qu’il encaisse le choc de la nouvelle, de cette rencontre qu’il n’espérait plus.

— Ton amie l’astre…

Ce n’est qu’un murmure soufflé, un souvenir qui s’est échappé de ses lèvres.
Ses doigts se resserrent mécaniquement sur la main d’Asteria alors qu’il laisse les éléments se rassembler dans son esprit.
Sa réaction face à son écriture, à cette unique lettre en signature, ce sobriquet de “Monsieur T” qu’elle ne peut qu’être la seule à connaître, et la mention des échanges avec un astre. Le doute n’est plus permis.

Ses yeux mordorés scrutent son visage dont les yeux sont toujours fermement clos.
L’émotion ne peut que le prendre à son tour. Il tend sa main libre pour venir effleurer son visage et la forcer à redresser la tête. Un sourire accueille l’apparition de ses émeraudes.

— Enchanté de faire la connaissance de cet astre qui a veillé sur moi tout ce temps… Merci de m’avoir trouvé, Asteria.

Il se redresse et ne peut s’empêcher de la prendre dans ses bras. Cette amie dont les mots l’ont touché plus d’une fois, cette correspondante qui a pris le temps de lui répondre, de l’écouter, cette confidente à qui il a ouvert son coeur certainement pour la première fois.

Il réalise cependant qu’il est peut-être un peu prématuré de se comporter comme s’ils s’étaient toujours connus. C’est presque le cas mais ce n’est que la première fois qu’ils se rencontrent en chair et en os. Il la libère alors de son emprise, un peu gêné par sa propre insolence.

— P-pardonne-moi, c’était déplacé.

Flashback – Début Décembre 1551

Fidèle à elle-même autant par la plume que par la parole, Asteria le rassure quant à son geste. Il ne peut soupirer de soulagement mais la volonté de le faire est bien présente. Au lieu de cela, il se masse la nuque, encore un peu embarrassé.

Tarek n’est pas foncièrement très tactile, par habitude. Naël est certainement celui qui peut se vanter d’obtenir le plus facilement des étreintes de son frère. Il ne cherche pourtant pas à fuir le contact des autres mais ça ne lui vient pas nécessairement à l’esprit de faire montre de ses sentiments par le biais des gestes.

Lui n’a été que violence verbale et poison assassin pendant tant de temps.

Et Asteria semble croire qu’il est une personne bien.
Si seulement elle savait les raisons de sa présence ici…

A peine perdu dans ses pensées, il redresse vivement la tête à la mention de sa famille. Il cligne des yeux et ne peut manifestement pas dissimuler son intérêt, son inquiétude. Sa bouche s’entrouvre, aucun mot ne sort. Il prend le temps de réfléchir aux paroles qu’il s’apprête à prononcer.
Mais il n’arrive pas à se concentrer.

Il déglutit et baisse la tête, la honte s’emparant de lui.
A-t-il seulement le droit d’espérer quelques bonnes nouvelles ? Lui le blasphémateur. Le mouton noir. L’ombre au tableau des Ramses.
Et puis tant pis…

— Tu as rencontré ma famille… ? Comment… Il hésite, lève finalement ses yeux vers elle. Comment vont-ils ?

Il sait pertinemment qu’elle n’a pas pu rencontrer Geb mais elle a sûrement vu Naël et peut-être ses soeurs. Il se masse la nuque, un peu nerveux. Il n’a pas osé écrire à Djinn depuis le début de sa punition, par crainte que ses lettres ne tombent directement entre les mains de son père. Il n’a absolument aucune idée des mesures prises à son encontre en son absence.

— Ils me manquent beaucoup…

Ses pensées vont naturellement vers les siens, et vers Geb dont il ignore toujours l’état.
Il secoue doucement la tête à cette pensée. Son frère se battrait, il le sait.
Tarek essaie de sourire avant de l’inviter à s’asseoir sur un banc en pierre à quelques pas d’eux.

— Acceptes-tu de rester quelques instants pour me parler un peu d’eux, si ça ne te gêne pas ?

Flashback – Début Décembre 1551

Il suit Asteria du regard alors qu’elle s’installe à ses côtés, prenant le temps de réfléchir avant de laisser sa voix briser doucement le silence.

Lorsqu’elle prononce le nom de Geb, il se tend forcément, son regard se dirigeant au sol. Honte, regret, inquiétude. Il sent presque sa gorge se nouer malgré son désir de ne pas parler, de la laisser conter l’histoire de sa rencontre avec les Ramses.
Il agrippe mécaniquement le tissu sur ses genoux quand elle mentionne la description qu’il a tenu sur son frère à travers ses lettres durant tout ce temps.

Il a été injuste avec Geb.
Peut-être que son aîné a également ses torts, mais Tarek n’aurait pas dû laisser la rancoeur, la jalousie s’installer dans son coeur pour les laisser éclore en une colère froide, une haine puérile.

Quand elle parle de son état, il fronce les sourcils et la regarde.
Comment est-elle au courant ? La mémoire lui revient quand on lui a expliqué que le groupe qui avait défendu son frère comptait une jeune femme aux cheveux rouges. C’était donc elle. En sentant ses doigts se poser sur son épaule, Tarek ne peut que déposer les siens par-dessus. Pour la remercier de ce soutien dont elle fait preuve à son égard alors que rien ne l’y oblige.

Asteria poursuit, en évoquant cette fois Naël.
Tarek se tend de nouveau, craignant de ce qu’elle va annoncer au sujet de ce petit frère qu’il aime tant. De ce frère qu’il ne parvient pas à laisser prendre son envol, cet enfant qui est pourtant désormais un jeune homme. Il l’a trop couvé, le ferait sûrement encore par instinct. Par amour.

Mais le discours d’Asteria lui fait prendre conscience que Naël a su prendre les choses en main de son côté. Le petit oisillon a déployé ses ailes et s’est offert le ciel.
Peut-être était-ce finalement sa présence qui empêchait Naël de s’épanouir pleinement. Il ne le saurait jamais de toute évidence. Mais il ne peut s’empêcher de sourire doucement : il lui manque tellement. Comme les autres.

Il se redresse, son regard s’attardant un instant sur Asteria avant de contempler la voûte céleste.

— Ce n’est malheureusement pas aussi simple…

Son blasphème a entraîné une punition qu’il se doit de respecter. Peu importe ses états d’âme, peu importe où son coeur désire se trouver. Il ferme brièvement les yeux avant de soupirer doucement, sans se démunir de son léger sourire. Le prince pose ses yeux mordorés sur elle, se risquant à venir poser sa main sur la sienne. Simplement, doucement.

— Je suis également heureux d’avoir enfin pu te rencontrer, Asteria. Tu es probablement celle à qui j’ai pu le plus aisément parler durant toutes ces longues semaines, ces longs mois. Ses doigts agrippent les siens, emprisonnant cette petite main dans la sienne, qui lui paraît deux fois plus large. Merci d’avoir pris le temps de me répondre… ça m’a fait beaucoup de bien de me sentir écouté… Enfin, je veux dire lu.

Il libère finalement sa main avant que la gêne s'empare de l’un ou l’autre.
Tarek n’est pas bien habitué à tant de familiarités, et encore moins avec une femme.

— Merci de m’avoir donné des nouvelles d’eux. Il ne prend même pas la peine de demander des nouvelles de son père. Je suis content que Naël ait pu faire ta rencontre. Il marque une pause. Mais je ne peux m’empêcher d’être curieux. Loin de moi l’idée de douter de toi… mais je suis surpris que l’on t’ait laissé te rapprocher autant d’un membre de la famille royale.

Il la fixe longuement, mais sans aucune méfiance. Juste de l’incompréhension.

— J’étais à Kanagawa lorsque l’étoile a frappé la tour. Et j’ai vu l’état d’Héliopolis à mon retour. Il marque une pause. Si tu es une astromancienne… qu’est-ce que tu as vu ? Est-ce que tu as des réponses sur ce qu’il se passe ?

Flashback – Début Décembre 1551

S’il avait su que sa question la plongerait dans une telle détresse, il se serait abstenu.
Tarek est idiot et maladroit, il en a conscience désormais. Et plus que jamais.
Évoquer le drame d’Héliopolis à cette pauvre Asteria n’est rien de plus qu’un manque de tact énorme.

Il s’en veut de la voir se faire violence de la sorte, que ce soit par les mots ou par les gestes. Sa pauvre robe doit souffrir le martyr d’être torturée de la sorte. Il panique un peu, ignorant quelle est la bonne attitude à avoir.
S'il s'agissait de Naël, il n’aurait pas hésité un instant à le prendre dans ses bras. Mais même s’il connaît Asteria depuis maintenant longtemps, elle n’en restait, jusqu’à ce jour, qu’une relation épistolaire. Une confidente sans visage et sans nom.

Après un moment d’hésitation, il repose finalement sa main sur la sienne, l’écoutant patiemment lui ouvrir son coeur. Comme il l’a toujours fait par le passé, à travers leurs échanges.
Elle fuit intentionnellement son regard à mesure qu’elle parle, et il comprend malheureusement le sentiment qui l’habite. Pour le ressentir actuellement lui-même, il est bien placé pour comprendre que c’est un mal vicieux et douloureux.

Les aveux de son amie finissent par faire froncer les sourcils du Prince.
Insinue-t-elle que les récents événements sont tous liés entre eux ? Les prémices d’un mal bien plus grand ? Les yeux mordorés de Tarek rencontrent le sol alors qu’il reste attentif et songeur face aux propos de la jeune astromancienne.

Elle finit par se lever, le faisant presque sursauter face à ce geste soudain.
Il cligne des yeux en la voyant retrousser les manches comme si elle allait s’occuper d’arracher les mauvaises herbes de son jardin. Et cette attitude finit par lui arracher un rire bref, spontané.

— Pardonne-moi cette réaction, je n’ai guère pu la retenir.

Il n’a pas envie de rire de la situation, loin de là.
Mais l’implication d’Asteria le touche d’une certaine manière. Le prince finit par se lever pour se tenir aux côtés de son amie, sa main rejoignant son épaule et ses yeux se plongeant dans les siens.

— Asteria, tu n’as pas à te blâmer sur ce qu’il s’est passé à Héliopolis. Tu n’es en aucun cas responsable de cette attaque. Et même si tu avais pu le lire dans les astres, comment aurais-tu pu deviner la date ou l’heure exacte de l’attaque ? Il marque une pause. Notre astromancienne djinn aurait également dû le percevoir aussi, ce n’est pas le cas, à ma connaissance. Il essaie de lui remonter le moral comme il peut. Je ne suis pas bien familier de ces arcanes mystiques, mais comme tu l’as soulevé, il est difficile de savoir si une vision est la conséquence d’une décision ou s’il s’agit d’un point fixe de l’Histoire.

Tarek a bien compris, d’après les propos de sa confidente et amie, qu’un avenir peu radieux attendait Cheldis. D’une manière ou d’une autre, quelqu’un a des intentions hostiles envers l’archipel. Quelqu’un capable de forcer les Dieux à s’en mêler. Car c’est bien pour cela que Galdred a rejoint Cheldis, n’est-ce pas ?
Il secoue ostensiblement la tête et reporte son attention sur son amie, lui offrant un sourire.

— Ne prends pas sur tes épaules tout le poids des malheurs de Cheldis. Ton aide nous sera précieuse, c’est certain. Mais n’oublie pas que tu n’es pas seule. Jamais.

Par Lotienix, qu’elle ne perde jamais son sourire.

Flashback – Début Décembre 1551

Tarek n’est pas un homme très réconfortant.
Il est maladroit, bougon, et manque de tact le plus souvent. Il ne parvient à rassurer que Naël, très certainement. Mais l’exercice est assez aisé puisqu’il s’agit de son petit frère. Pour apaiser les âmes des autres, c’est une toute autre histoire.
Lui dont l’esprit est déjà bien assez tourmenté.

Que peut-il apporter aux autres ?
Ce n’est qu’un tas de muscles. L’esprit, c’est Geb. Lui n’est définitivement pas suffisamment intelligent, au vu des erreurs qu’il commet.

Et pourtant, il a réussi à trouver les mots justes pour réconforter sa petite étoile.
Il en est lui-même le premier surpris, mais le prince est ravi d’empêcher les larmes de couler sur le visage de sa précieuse amie. Les remerciements qui suivent lui arrachent un semblant de sourire, même s’il ne pense pas mériter une quelconque gratitude pour avoir été sincère.

— Qui sait le plus doute le plus… Le don que tu as reçu t’offre l’opportunité d’en savoir plus que nous. Mais j’imagine que trop en savoir n’est pas beaucoup plus reposant ou rassurant que de ne rien savoir… Il répond à son sourire timide. Ne me remercie pas, Asteria. En tant qu’ami, il est normal que je sois à tes côtés. Tout comme tu l’as été pour moi depuis tout ce temps à travers nos échanges.

Son sourire est on ne peut plus sincère.
D’aucun ne manquerait pas de lui affirmer qu’une telle relation ne repose que sur des bases bancales, mais Tarek a le sentiment qu’il pourra se fier au jugement de l’astromancienne sans le moindre doute. C’est une confiance mutuelle, et il le sait. Il le sent.

Soudain, la jeune femme s’approche, se hissant sur la pointe des pieds pour mieux l’embrasser sur la joue.
C’est un geste d’apparence très anodine mais ça a le don de faire virer le prince à l’écarlate. Jamais aucune femme ne s’était permise pareille liberté. Exceptée sa mère, et celle-ci ne le faisait plus vraiment à partir d’un certain âge. En tout état de cause, Tarek n’a probablement jamais laissé une femme l’approcher d’aussi près.

Pivoine, il cligne des yeux en fixant Asteria, entre surprise et gêne. Il porte sa main à sa joue, balbutiant des propos incohérents, presque inaudibles, tant l’embarras le saisit. Le ton d’Asteria semble quelque peu amusé même s’il voit bien que ce baiser a également drapé ses pommettes d’un voile rosé.

— M-mais je…

Est-ce un rêve récurrent chez les femmes que de vouloir embrasser un prince ? Sans doute pas. En tout cas, lui, il n’en a jamais entendu parler.
De toute évidence, il n’a jamais vraiment pris le temps de se pencher sur les émois amoureux.

Alors qu’il s’apprête à répondre, deux femmes arrivent, les bras chargés de linge.
A la vue du duo, elles se mettent à rire et l’une d’elle interpelle Tarek.

— Allons bon, le voilà notre grand gaillard ! Il contait fleurette à la p’tite !

Ni une ni deux, le prince s’empourpre davantage, se retournant pour essayer de se défendre. En vain. Il ne peut pas en placer une. Décidément, les femmes akieloises sont bien en forme aujourd’hui.

— Désolée trésor, mais on va te l’arracher. Il est demandé par les prêtres.
— Je suis navré Asteria, mais je ne peux pas faire attendre les prêtres de l’Archevêque… Il lui offre un sourire. J’espère que tu resteras quelques temps dans les parages… J’aimerais beaucoup poursuivre cette conversation. Il s’approche, venant cueillir son auriculaire du sien pour le serrer doucement tout en lui montrant. Quand j’étais petit, nous faisions cette promesse avec mon frère… Aujourd’hui, j’aimerais que nous nous promettions de nous retrouver, tu es d’accord ?

D’un sourire, il libère le doigt d’Asteria et s’éloigne donc sous les taquineries bienveillantes des villageoises.