La période de repos qui a succédé le passage dans la Tour n’était pas de refus. Il ne s'était, après tout, pas attendu de subir le poids de la fatigue sur son corps au retour dans les mondes des vivants ; le voleur avait eu besoin d’au moins le double de ses ressources sucrées pour s’en remettre. Encore aujourd’hui, on s’étonne que ce dernier soit capable d’engloutir autant de sucre sans tomber malade.

Les pieds sur la table, les rôles s’étaient rapidement inversés dans la Guilde : lui qui passait pour un imbécile fini pouvait compter sur le témoignage d’Hound et Puppy pour remettre les idées en place à ces imbéciles qui osaient croire que l’étranger n’était rien de plus qu’une demi-portion à la bouche pleine de caries.

Ils avaient tort sur toute la ligne.
Pour les caries, et pour le reste.

Mais le temps n’était pas à la fête, car la disparition soudaine de la Mama des Beasts pesait sur les lourdes épaules de chacun. Elle était, malgré son petit caractère et son favoritisme éhonté pour Puppy, un membre fort dans la guilde. Il est toujours difficile pour tout le monde de perdre un pilier d’un groupe, il en sait quelque chose.

Ce vide qu’ils ressentent en eux, il l’a plus d’une fois ressenti des années en arrière. Aujourd’hui Gaius s’est forgé une carapace solide autour de son cœur, le protégeant de la détresse quand il voit les autres s’écrouler peu à peu.

C’est comme ça, il faut s’y faire et passer à autre chose. Le monde ne s’arrête pas de tourner.
Et surtout en ce moment.

Aux dernières nouvelles grattées à droite à gauche, les pays sont sans dessus-dessous. Les rumeurs se multiplient, est-ce que le Prince Héritier de Djinn est mort ? Est-ce pareil pour le Roi Fou d’Althéa ? Et que dire de cette étoile filante qui s’est écrasée sur Terre ?

Cette dernière annonce lui avait glacé le sang, parce que cela lui rappelle sans l’ombre d’un doute ce qui est arrivé en Ylisse. On parlait d’un désastre, de portails, de pluies de monstres tombant du ciel et saccager le pays. Serait-ce le recommencement de ce qu’il a déjà vu ? Il l’ignore et quand bien même le petit voleur se contente de hausser les épaules.

C’est aux grands de ce monde de se débrouiller avec leurs affaires, pas à lui. Pour le peu que ça le concerne, il préfère observer son chef de guilde jubiler silencieusement sur le désordre de ce monde.

Un monde qui ne lui appartient pas, dans lequel il ne s’estime pas le héros de l’histoire, seulement un pauvre figurant se contentant d’attendre que les choses se passent. C’est ce qu’il a de mieux à faire, de toute façon.

Allongé, les jambes croisées, Gaius contemple les étoiles tout en suçotant sa sucette, pensif. Ses pistes sur l’étrangère de Djinn ayant franchi la Tour ne lui ont pas permis de retrouver Tharja. Encore un échec.

Tant pis pour lui. Sans doute, aura-t-il d’autres occasions de retrouver ses semblables au détour d’une route, du moins il l’espère. Puppy avait laissé germer cette pensée dans sa tête la dernière fois : est-ce que son groupe de Veilleur lui manque ? Il n’en sait rien. Est-ce que le groupe d’Alexander lui manque ? Bof. Gaius n’a jamais été du genre à pleurer les événements passés. Oh, il a ses démons, oui, mais allait-il pleurer chaque soir l’absence d’une personne ou d’une autre ?

Il ne faut pas être triste parce que c’est terminé, il faut être heureux parce que c’est arrivé. Telle est sa façon de penser. Et tout s’arrange.

Soudain, Hound se lève et d’un geste il invite ses camarades à le rejoindre. D’un mouvement habile de balancier pour se mettre debout sans user de ses mains, il marche nonchalamment jusqu’à lui. Le dos un peu vouté, les mains dans les poches, son bâtonnet à présent destitué de son sucre s’agite.

“Dir’ quoi, Boss ?” Comme un chien remplis de puce, il vient se gratter l’arrière de la tête, attendant de savoir ce qu’ils ont à faire. “On fait quoi d’coup ? J’ai r’tenu la l’çon j’me bats pas avec Puppy, il sait tirer au corps-à-corps s'pas drôle.”

La dernière fois, même s’il était protégé et assuré d’être soigné à la fin du combat avait été suffisamment douloureux comme ça, tant physiquement que mentalement.

“T’voulais m'tuer, avoue.” il hausse les épaules, comme si ce genre de réplique n’avait à ses yeux aucune réelle valeur.

Ils sont mercenaires. Parmis les plus terribles de tous où l’achèvement d’un contrat ne laisse aucune place à la passion par laquelle leur lame s’enfonce dans la chaire de leur ennemie. Beaucoup savent que lorsque l’on emploie les Beasts, ce n’est pas pour leur capacité à faire le travail proprement. Ou alors on appelle Gaius.

Et encore, seulement si on est d’avis que les sucreries ne font pas office de preuve accablante d’un méfait.

Parler de la Mort pour lui, c’est comme on discuterait du repas de l’après-midi : d’une banalité sans nom. A bien y réfléchir, sans doute que cela lui est venu bien avant les Beasts, dans les débuts de sa nouvelle vie en tant que “Gaius”.

“Moi ? M’améliorer ?” une nouvelle fois, sa remarque passe au-dessus du voleur de bonbon, il ne se pensait pourtant pas avoir encore quelque chose à améliorer. Pourtant, lorsque son attention se porte sur l’étrange anneau que lui avait laissé Mama avant sa disparition, il s’imagine qu’il est parvenu à passer un nouveau cap en la matière. “Je ne fais que retrouver ma forme d’avant, s’tout.” se vante-t-il.

Il avait souvent entendu que les personnes venus d’un autre monde se sentaient bien moins puissant qu’ils ne l’étaient auparavant. Gaius, pour sa part, n’y voyait pas grand chose tant qu’il parvenait à utiliser sa tête et ses réflexes pour se faire de l’argent facile.

La vitesse pourtant, y était certainement pour beaucoup, il se sentait plus lent, plus mou.
Ce passage à la Tour l’a revigoré, même si cela n’était pas l’objectif principal.

A la question de Puppy, Hound désigne un mannequin d’entraînement des plus simples. Il l’observe l’objet et récupère dans son armada de dague l’une d’elle. Une première dague simple, pour un mannequin simple. Il n’était pas nécessaire de le mettre en miette maintenant, puisqu’après tout il était question de s’évaluer.

Alors soit. Jouant distraitement avec sa dague empoisonnée qu’il jette en l’air et rattrape par la poignée, il détaille avec attention son chef sur une pratique dont il se fait le plus souvent maître.

“On peut vraim'nt dire tout s’qu’on pense ? Pas d'boudin, ni d’malédiction ?” Il crâche à terre le bâtonnet qu’il suçottait entre ses dents. “Avec la qualité d’ta dague, faut y mettre un peu plus de hargne, Hound. Elles sont légères, mais le fer c’est pas ce qui tranche le plus.”

C’est bien pour cela qu’ils s’appliquent à tremper les lames dans le poison par ailleurs. Cela compense au mieux. Il redresse la tête. “Avec le fric qu’on s’est fait, y’a pas moyen de s’acheter un meilleur matériel ?”

C’était ça ou s’adapter, et même si Hound avait ce qu’il fallait pour être un bon bretteur, même un homme talentueux ne fait pas le fier avec un bâton. Quoi que veuille faire croire les chanteurs de geste des tavernes. Sa dague en main, il place un pied en avant pour réclamer son tour.

“Sinon, tu fais ça.”

Une chose qu’il pouvait admettre, c’est que Hound semblait aussi rapide que lui, une surprise pour le voleur qui se pensait pouvoir vanter cette qualité par rapport aux autres. Alors, à son tour, il propose une variante de l’attaque d’Isaac, dans laquelle il se permet même le plaisir de frapper au trapèze. Pas besoin de viser la Mort pour un morceau de toile et de paille, mais une manière tout de même de garder les bons réflexes face à un adversaire résistant. Gaius n’est pourtant pas plus convaincu.

“Faudrait qu’on lui achète une armure à lui aussi, genre… Au moins pour éviter qu’il se blesse de trop.” Une plaisanterie un peu naïve, mais en observant les gardes d’Akielos, ce n’est pas avec quelques petites dagues de facture bancale qu’ils sauront faire mouche.

C’est dans ce genre de moment où Gaius se rend compte de la différence qui le sépare de son “chef”. Faire souffrir son adversaire, imposer sa supériorité avant tout. En finir rapidement, attaquer pour se défendre n’est pas dans ses options.

Tout ce que Hound cherche, c’est la satisfaction personnelle dans l’action. Gaius le sait ; son chef ne l’a jamais caché. Alors pourquoi rester dans un endroit qui ne lui correspond pas ? Parce qu’un groupe de mercenaire n’est pas un groupe régit sur les mêmes règles que les autres. Gaius tue s’il le faut, il en termine rapidement pour se concentrer sur l’essentiel, c’est ce pour quoi on le paie.

Il ne trouve pas de plaisir dans le meurtre, ni dans la torture, il agit parce qu’il le doit, il agit pour survivre.

Parce que Gaius a été éduqué ainsi, et qu’il ne s’est jamais totalement imaginé ailleurs. Même lorsqu’il a rejoint les Veilleurs, la différence entre son monde et le leur était trop grand pour parvenir à totalement rejoindre leur groupe, se ranger. Ce n’était pas faute d’essayer, pourtant.

Il lui a fallu deux ans pour finalement retourner à ses vieux démons. Pour le reste, il s’en moque ; tant qu’on ne lui dit pas comment gérer ses affaires.

C’est ce qu’il a trouvé chez les Beasts, tout du moins. Personne ne juge personne.
Il valait mieux éviter.

Mais quand Hound le rappelle à l’ordre, qu’il laisse entrevoir ce qu’il attend de lui, il se tait. Cette part de lui qu’il veut revoir, c’est comme retourner 10 ans en arrière. Il sait que c’est là, qu’il profite parfois de cette souffrance pour se forger un caractère, attiser une flamme qui a plu au chef des Beasts. Etait-il prêt à le ramener à nouveau ?

Face à des monstres, c’est une chose. Mais à des humains…?

Gaius pourrait tenter de se convaincre par tous les moyens qu’il est toujours maître de lui-même. Mais au final, les Veilleurs ont réveillé en lui quelque chose d’autre.

Son humanité.
Cette sensibilité qui fait de ses actions criminelles des actes raisonnés, il s’est forgé des principes.
Maribelle ne méritait pas d’être la victime collatérale de ces nobliaux jaloux ; Emmeryn ne méritait pas d’être froidement assassinée alors qu’elle représentait la voix du peuple.

Qu’en est-il des autres qu’Isaac voudrait voir exécuté ?
Ont-ils tous mérités la sentence qu’il leur réserve ?



A entendre Hound, tout ne sera bientôt plus que cendres, comme ce pauvre mannequin sous ses soins.

Une remarque, un coup d'oeil et Gaius emboite le pas vers le stock de fortune installé non loin d'eux : “J’ai compris. J’ai compris. J’vais en chercher un.”

Il devait y réfléchir, malgré tout. Il ne faut pas longtemps pour que Gaius plante au sol une nouvelle cible, une nouvelle victime des assaults des Beasts.

Le rouquin fait signe à Puppy.
“Vas-y ! J’te laisse ma place !”

A présent que la voie est libre devant le pantin et que l’attention froide de son chef s’est à présent dirigée sur Puppy, Gaius prend l’élan nécesaire pour rejoindre le pantin. Dans un sifflement qui fend l’air, ses dagues déchiquètent le pantin sans ménagement. La soudaine tension ressentie, le besoin soudain d’évacuer l’inspire à y donner plus de forces, plus de lui-même dans la taillade, coupant en deux la branches de la flèche qui s’était plantée sur lui dans le geste. Une belle déchirure offrant la vue sur le mélange de paille et de sable contenu pour raffermir son tronc. Il en observe l’écoulement longuement, perdu dans ses pensées, puis un léger soupire tombe de ses lèvres.



Lorsqu’il revient vers eux au pas, il laisse tournoyer la poignée entre ses doigts, la lame n’est pas empoisonnée cette fois, il était inutile de gâcher ce précieux contenu sur un être immobile. Mais, une chose était certaine, derrière lui, le pantin qu’il venait de ramenait faisait pâle figure.

Là était la “spécialisation” de Gaius, à savoir comment jouer de ses armes, pour en tirer leur plein potentiel. Un regard un peu plus sérieux, blasé par la fatigue et le manque de sucre qui guette sondant Hound et Puppy.



“Bon, et après ça… C’est quoi la suite ?”