Le nez perdu sur les deux livres ouverts, dont la plume gratte le papier d’une page blanche sur le plus récent, tes yeux alternent entre les lignes déjà encrées et ce que tu écris. Les sourcils froncés, tu es concentré à faire le point sur les récents évènements qui se sont déroulés, et quelques questions se soulèvent de nouveau, te provoquant un petit mal de tête. Tu masses tes tempes, relevant finalement le regard de ce papier que tu vois presque double, à force d’être dessus.

L’arrière de ta tête rencontre le bois du siège, tu t’affales un peu, pour laisser tes yeux se perdre sur le plafond jauni par le temps, par les divers passages. Tu peux sentir l’odeur de l’océan emplir la pièce grâce aux fenêtres grandes ouvertes sur le petit balcon. Ta tête se tourne vers cette sortie provisoire, vers ce moyen de respirer convenablement et d’oublier quelques instants, la pression qui plane sur tes épaules.

Le sort de Cheldis repose entre quelques mains habiles.
Mais cela suffira-t-il pour préparer le chaos qui s’abat ?
Tu es soucieux.
Et pourtant, tu n’es pas du genre à te perdre dans quelques réflexions aussi intensément.

Tu pousses un soupir, te relève en faisant grincer la chaise sur le sol, et te faufiles sur le balcon, appuyant tes coudes sur la rembarre pour observer la tranquillité de l’océan alors que le soleil se couche sur Ellium. Tu te penches, jusqu’à ce que ta chevelure rencontre tes mains, et tu restes ainsi, dans une position qui exprime clairement ton inquiétude face au comportement du Roi.

Es-tu la raison pour laquelle la situation s’est envenimée ?
Tu restes lucide malgré tout, Alexander aurait montré son véritable visage à un moment ou un autre.
Mais peut-être que tu as accéléré les choses.

Le peuple d’Althéa, toi y compris, aviez besoin d’un phare, d’une lumière à laquelle vous accrocher alors que l’étoile est tombée sur Kanagawa, mais le Roi, TON Roi, n’a pas su endosser son rôle jusqu’au bout. Qu’allez-vous devenir ? Seul le temps te le dira.

Et les images de la Tour Divine annihilée te reviennent en mémoire.
La présence de Geb à tes côtés, sa chaleur, son odeur, le goût qui semble incrusté à tes lèvres.
Tu soupires lourdement.
Tu ne devrais pas penser à cela maintenant.
La situation est trop grave pour que tu te perdes à des pensées sulfureuses.

Perdu dans des songes plus que personnels, tu n’entends que vaguement les coups donnés à ta porte de chambre. Tu ne sais même pas s’ils sont réels. Les mains toujours dans tes épais cheveux rosés, tu fermes les yeux, préoccupé.

Les yeux fermés, tu laisses tes oreilles prendre les sons ambiants. Près de l’océan malgré tout, tu entends les vagues tranquilles onduler la surface de l’eau, le pêcheur du coin qui trimballe les poissons durement gagnés dans la journée pour les saler et les préserver jusqu’au lendemain ; dans une maison au loin, tu peux entendre un garçon se fait disputer par sa mère. Tu ne parviens pas à tout comprendre, mais l’écho de la nuit porte les voix, les sons semblent exacerbés, comme si ta propre conscience était éveillée sur ton environnement.

Mais ce sont des coups portés à ta chambre qui te tirent de ton état second. De cet instant d’oubli intense. Tu as tellement à penser d’un coup que ton cerveau est devenu vide. Complètement silencieux, déconnecté de tous tes soucis.

Une voix brise cette quiétude, tournant les yeux vers la silhouette aux cheveux verdoyants, tu te redresses immédiatement, comme pour adopter une posture plus droite, plus sérieuse. Peut-être veut-elle s’entretenir d’un sujet particulier avec toi. Tu n’es pas du genre à exposer tes faiblesse, tes inquiétudes ou tes états d’âme. Tu prends sur toi, et l’accueilles d’un léger sourire.

« Votre Excellence. »

Tu entres dans la chambre quittant ainsi le balcon, pour la regarder, la laissant pénétrer dans ce petit espace, sûrement indigne d’elle. Et pourtant, cette maison a du l’accueillir plus de fois que tu ne pourrais les compter. Les Réunions de Dirigeants ont probablement été nombreuses avant celle-ci. C’est simplement la première pour toi cette fois.

« Je vous en prie, prenez place où vous le souhaitez. »

Elle vient prendre de tes nouvelles ? Et bien, tu ne sais pas vraiment par quoi commencer, et surtout ce que tu peux dire sans offenser les autres dirigeants de dévoiler des informations sur les récents évènements. Tu te contenteras du minimum pour le moment. Tu ne t’attendais pas à sa visite ce soir.

« Je suis navré de vous laisser apercevoir mon évidente fatigue. Je suis effectivement épuisé par la situation, mais rien qui ne m’empêchera d’exécuter mes devoirs, n’ayez crainte. »

Tu remplis un fin verre d’eau, sans doute moins fraîche que quelques heures auparavant, et le lui tends poliment.

« Avez-vous bien reçu ma missive depuis Makrinitsa ? Concernant la chute de l’étoile sur Kanagawa … »

Tu n’arrives toujours pas à croire ce que tu dis, tu ne parviens pas à savoir si tout ce que tu racontes est réel ou non. S’il ne s’agissait que l’un de tes pires cauchemars. S’il tout cela ne révélait pas simplement une de tes peurs cachées au fin fond de ton inconscient.

Non. Être ici aujourd’hui signifie quelque chose.
Ce n’est pas pour rien que tu as couru jusqu’à Varenne.
Ce n’est pas sans conséquences que tu as prévenu ton Roi.
Ce n’est que bredouille que tu es reparti de Kesus,
avec encore plus de questions que de réponses.

Ton regard attentif suit les gestes de Kléomène. Lorsqu'elle aussi, t'observe d'un oeil inquiet, et lorsqu'elle prend place dans un fauteuil de la pièce. La vérité, c'est qu'elle semble également épuisée, sans doute la route, sans doute les évènements. Après tout, elle était accompagnée d'Inari, cela ne t'étonnerait pas qu'elle soit directement allée à Kanagawa pour constater l'étendue des dégâts. Si de tels évènements se produisent en Cheldis, elle seule est capable d'apaiser les rumeurs et les tourments de la population.

Elle seule.
Sur ses frêles épaules,
un grand fardeau est déposé.

Tu as déjà vu les ravages des catastrophes sur son visage, lorsque les larmes ne représentaient que le dernier espoir d'évacuer un peu d'impuissance face à tout cela. Qu'en est-il de maintenant ? Arrive-t-elle à supporter le poids du monde, même s'il s'alourdit de jour en jour ? Tu ne lui poses pas la question, parce que tu n'es pas certain d'en avoir le droit. Tu n'es pas sûr d'être en position pour le faire, ou d'avoir le rôle d'un sujet inquiet. Tu n'es pas ce genre d'homme en général.

Mais.
Les gens changent.
Devant autant de maux.

Tu détournes un instant le regard lorsqu'elle prononce le mot "ami". Si au départ, tu t'es approché d'elle pour faire chanter sa sensibilité, il se trouve qu'elle s'est, en quelque sorte, reposée sur toi à un moment donné, et tu t'es donné la mission de lui faire voir les choses autrement. Pour que les solutions soient plus nombreuses et faciles à trouver. Que deviens-tu, Sasori ? Une épaule sur laquelle pleurer ? Jamais tu n'aurais pensé que l'on puisse s'appuyer ainsi sur toi, ou prononcer cette affection aussi simplement. Pas une Archevêque. Pas alors que tes premières pensées à son propos étaient loin d'être vertueuses.

« Votre fardeau est le plus grand de tous. Ne vous rajoutez pas plus d'anxiété, je vous en prie ... »

Elle confirme avoir reçu la missive, et ta pensée précédente. Elle est bien allée à Kanagawa. De loin, cela semblait immense, tu n'imagines pas de se retrouver dans le cratère même de cette étoile ... Tu as envie de poser des questions, mais tu ne sais pas si tu peux réellement. Elle décide elle-même de changer le tournant de la discussion, l'orientant sur l'une des prunelles de tes yeux. Kiseki.

Tu poses tes fesses sur le bord de ton lit, lui faisant face, alors que ton expression s'adoucit tendrement.

« Il se plaint souvent de mon absence. Je n'ai pas eu le temps de me poser à Nordahl depuis les récents évènements. Le Festival d'Ios m'a convaincu d'une chose, et j'évertue à ne pas rester trop longtemps sans activité. Mon impuissance, mon humanité face à tout cela, me pousse à me dépasser. »

D'ordinaire tu prends soin de dormir, de bien manger, de coucher par ci, par là, mais depuis la tornade, tes priorités ont changé.

« Je suis navré pour ma future question, mais j'ai entendu quelques rumeurs à votre sujet ... Puisque je suis votre ami, je viens chercher la vérité. »

Tu n'en rates pas une, Sasori. Lui rappeler qu'elle te considère comme un ami et t'en servir pour connaître ce que tu veux ... Ceci, est un peu plus Sasori Jötunheim, à n'en point douter.

« L'on raconte que vous fréquentez une mercenaire étrangère. Est-ce vrai ? »

Tu remercies silencieusement Kléomène de ne pas rajouter de remarques sur l'anxiété qu'elle peut éprouver pour son entourage. Elle qui approche certainement le plus les valeurs d'Akielos, tu ne doutes pas un seul instant, pour en avoir été témoin, qu'elle porte la misère de beaucoup de gens sur ses épaules. Voire la totalité du peuple. Et tu ne pourrais certainement pas en faire autant. Pour Nordahl, oui. Pour Althéa, probablement. Mais tes frontières marquaient sans aucun doute la fin de ta bonté déjà suffisamment limité.

« Je suis chanceux de ne pas avoir perdu de proches lors de la catastrophe d'Ios, mais de savoir que des Nordahlois s'y trouvaient a suffit à me mettre face à ma propre impuissance. C'est quelque chose que je ne peux accepter. Mon voeu à la Tour sera égoïste, c'est certain. Je ne veux plus jamais me sentir ainsi. »

Tu essaies de te détendre dans cette conversation tout ce qu'il y a de plus normal, mais les tensions de ton corps ne te permettent pas non plus de paraître le plus décontracté de l'univers. Pourtant, le sujet qui est abordé t'amuse, d'autant plus lorsqu'un léger sourire apparaît sur le visage de Kléomène. Tu préfères cela, à l'air grave qui s'était peint sur ses jeunes traits.

« Une amitié ? Est-ce vraiment tout ? »

Espiègle, tu laisses à ton tour un petit sourire t'échapper. Il est plaisant de pouvoir plaisanter sur ce genre de sujet. Elle te retourne la question, et immédiatement, une expression concernée et sombre envahit ton visage déjà fatigué. Tu te contentes d'un regard vers elle, puis laisses tes yeux se perdre à travers la fenêtre ouverte, pensif malgré toi.

« Vous me connaissez. Il n'est jamais question de fréquentation de mon côté. Je ne me laisse pas aller à cela depuis des années. »

Pourtant Geb avait réveillé quelque chose. Oui, au plus profond de toi, ces souvenirs d'enfance avec lui, votre amourette adolescente, tout était revenu. Et tu le détestais suffisamment pour cela en ce moment, bien que tu passes ton temps à les metter de côté, encore et encore.

Le rire de Kléomène suite à ta question sur sa relation avec la mercenaire détend un instant les muscles de ton visage pour ne laisser qu’une lueur taquine dans le fond de tes yeux. Tu apprécies pouvoir échanger sur ces banalités. En réalité, tu n’as pas d’amitiés dignes de ce nom, dans laquelle tu peux échanger sur les relations des uns et des autres. Tu n’as pas non plus pour habitude d’écouter les commérages, même si certains sont tenaces et qu’ils te parviennent sans en prendre conscience.

Les idées se coincent dans ton esprit à la simple entente d’un nom que tu connais, et tu ne parviens plus à les chasser de ta tête. Kléomène souhaitait savoir comment tu allais ? Et bien, c’est un état catastrophique qui ravage ton âme. Mais sans doute qu’elle est la seule personne à avoir réellement posé la question, en te regardant dans les yeux, en s’inquiétant sincèrement, en te faisant comprendre que si tu avais besoin de vider ton sac, elle t’écouterait. Non pas comme une Archevêque dévouée à son peuple, mais comme une amie attentive.

Cette idée te réconforte.
Ne serait-ce qu’un peu.

« Vous seule pouvez répondre à cette question. Mais le simple doute émis par votre réponse signifie qu’il y a bien un petit quelque chose. Je serai curieux de connaître l’identité de la personne qui vous fait tourner la tête. »

Parce qu’à bien y penser maintenant, tu ne connais qu’une seule mercenaire étrangère qui a changé de bord pour rester à Akielos. Aurais-tu raison ?

Si le sujet tourne maintenant autour de toi, il t’est difficile d’y échapper. Tes yeux plongent dans ceux de Kléomène, pendant plusieurs minutes, dans un silence pesant. C’est comme si tu essayais de lui dire ce que tu penses d’un simple regard. Tu ne sais pas quoi dire ni où commencer, il y a tant à dire et il faudrait probablement démarrer avec Chiaki. Te laver de ce mensonge qui te hante depuis tant de temps : cette perte de mémoire grotesque que tu as inventée pour mieux vivre les choses.

Aujourd’hui, il ne vaut plus la peine que tu dépenses de l’énergie.

« Puis-je vous parler à cœur ouvert ? »

Sans doute que tu connais la réponse, mais tu t’adresses à l’amie et non l’Archevêque, même si, au fond de toi, tu le sais, les deux sont les bienvenues dans ce conflit intérieur que tu mènes.

« Je mens à mon entourage le plus proche depuis bien trop longtemps pour supporter ma propre peine sans l’aide de quiconque. Pour éviter toute question à ce sujet, et pour ne pas les inquiéter plus que nécessaire. C’est extrêmement égoïste, mais c’est ma manière de fonctionner et je ne peux m’excuser pour cela. »

Un léger soupir.

« Je ne peux me laisser aller à un sérieux jeu de séduction, surtout lorsque je sais qu’il ne mènera à rien. Vous devez le savoir, avec un caractère comme le mien, je ne commence rien, si je sais que c’est perdu d’avance. »

Kléomène laisse son écharpe d’Archevêque dans un coin pour t’écouter sincèrement, et pour cela, tu ne la remercieras jamais assez. Tu laisses donc quelques sous-entendus se glisser dans tes propos lorsque tu te permets de vider un peu ton cœur. Les confronter à ces mensonges égoïstes serait t’exposer, serait leur montrer que tu es humain, que tu as des émotions, que tu as parfois besoin qu’on te pousse ou qu’on te soutienne. Qu’en est-il de ton image ? De ce que tu veux renvoyer à ton entourage ? A ton peuple ? Quand bien même il est plus petit que celui qui compte sur Kléomène.

Tu fermes les yeux un instant, passant tes mains sur ton visage comme pour essuyer tes doutes, tes craintes, tes tourments, tes incertitudes. Car c’est ce Sasori-là que tu ne veux pas montrer. Il est si rare que tu joues carte sur table à propos de toi, à propos des épreuves de ta vie, et même si ce n’est qu’à demi-mot, Kléomène est la personne -Ryoji à part- à connaître la vérité sur ces fameux mensonges.

Tu baisses la tête, incapable d’affronter le regard d’une amie en ce moment. Cela t’aidera probablement plus à parler si tu ne vois pas, de tes propres yeux, qu’elle essaie de guérir ton âme à moitié déchue.

« Imaginez-moi … Me confier, m’exposer … Vous avez une telle importance que chaque humain de Cheldis serait capable de se mettre devant une lame pour sauver votre peau. Pour ma part, c’est l’inverse. Je suis celui qui protège, qui se prend les coups et les blessures. Pour Nordahl par exemple, pour Kiseki. »

Ta voix se brise en un murmure, il est difficile de maintenir ta voix de manière constante et claire, mais tu fais un effort.

« Kléomène, je suis les enseignements d’Akielos depuis mon plus jeune âge, mais la sagesse semble pointer le bout de son nez depuis quelques mois seulement. Je ne sais comment réagir face à elle. Je commence à me sentir coupable de mentir, mais je suis incapable de franchir le pas et avouer la vérité. Que feriez-vous si vous tombiez éperdument amoureuse d’une personne et que la vie vous l’enlevait soudainement ? »

Il est évident que prononcer cette dernière question te fait mal, mais tu gardes la face, comme toujours. Ne pas regarder l’Archevêque, ne pas voir au fond de ses yeux ton reflet désarçonné et quelque part sensible, est sûrement d’une grande aide. Difficile est cette conversation, tu te demandes comment tu en es arrivé là.

Quel genre de pouvoirs possède cette femme pour te faire parler si aisément, ce soir.

Tu sais pourtant que Kléomène n’aura aucune réponse. Que tu dois trouver ta propre voie, ton chemin dans cette obscurité grandissante. Tu essaies, de toutes tes forces, de retrouver la lumière dans cette grotte sans aucune lueur, mais peut-être qu’un jour … Tu parviendras à la voir. Et lorsque cela arrivera, tes jambes courront vers elle pour l’attraper. A toute vitesse.Tu fonceras droit dessus à en perdre haleine, car tu as besoin de respirer. D’être vivant.

Difficilement, ton regard se pose sur Kléomène qui a cessé de te fixer elle aussi, cherchant dans le vide, une phrase convenable à te donner. Une raison de te repentir, tandis que tu déballes le plus terrible de tes secrets, dévoilant ta plus grande faiblesse. Un passé que tu as souhaité oublier pour mieux le vivre. Un mensonge inventé pour mieux surpasser cette épreuve.

« Pour pleurer … »

La dernière fois que des larmes ont roulé sur tes joues, c’est lorsque le corps froid de Chiaki se trouvait dans tes bras. Depuis, plus rien. Tu as tout coupé vers ces émotions chaotiques et trop fortes. Tu es capable de tout gérer, mais pas cette détresse, pas ce vide dans ton cœur, pas ce trou béant qu’il est impossible de réparer dans ton âme.

« Comment faire si l’on ne pleure pas ? Il est dit que le deuil a plusieurs phases, mais si l’une ne peut pas être atteinte … Que se passe-t-il ? Je crois … Que je serai éternellement coincé dans cette boucle. »

Un soupir.
Un franc soupir brise le silence soudain.

« Cela ne me ressemble pas d’être en proie aux doutes. Surtout en des temps comme celui-ci. Je suis égoïste, veuillez pardonner mon égarement. Nous avons mieux à faire que de nous préoccuper de cela, n’est-ce pas. »

Accepter.
Il le faudrait.
Mais le déni est plus fort.
Et plus confortable.

« Vous êtes une personnalité remarquable, et votre vie compte beaucoup pour le peuple de Cheldis. Égoïstement, nous ne pouvons pas nous permettre de vous perdre. Alors restez en vie. Aussi longtemps que possible. Mais si vous flanchez, ce qui est entièrement votre droit … Vous savez qui appeler. »

Tu lui lances un regard sincère, comme apaisé de quelques-uns de tes tourments après les avoir mentionnés. La solution n’est pas toute acceptée, mais les mots de Kléomène, avec le temps, pourraient bien se frayer un chemin jusqu’à ta raison. Seul l’avenir te donnera ce que tu attends depuis longtemps … Et tu es impatient.

Cette discussion avec l’Archevêque t’a probablement fait plus de bien que tu n’oserais le penser ou le dire à voix haute. Quelque part, au fond de toi, en croisant le regard doux et chaleureux de cette femme, tu prends conscience qu’il suffisait de mentionner un évènement pour qu’il soit moins lourd à porter, moins difficile à encaisser. Serait-ce ça, avancer ? Est-ce qu’il s’agirait en fait de pouvoir compter sur le soutien de quelques personnes ? Cesser de mentir ? Aller de l’avant semble prendre du sens à tes yeux, tandis que ceux-ci se sont perdus dans les lignes du plancher de la chambre.

Tu n’es pas habitué à parler de toi, ou mentionner cet évènement douloureux. Et pourtant, en le faisant, tout a semblé ridicule tout d’un coup. Tu fermes les yeux quelques secondes, conscient que cette Kléomène est beaucoup plus dangereuse qu’il n’y paraît. Si elle parvient à apaiser ta peine, ta détresse, la perte subie, la douleur comme si l’on t’arrachait le cœur à chaque fois que tu y pensais … Alors que serait-elle capable de faire d'autres ?

C’est nouveau, et en quelque sorte, effrayant. Parce que, sans doute que sans le vouloir, tu pourrais mettre toutes tes émotions sur un étal de marchand, pour qu’elle fasse le choix de creuser dans certaines d’entre elles. Tu gardes le silence. Ce n’est pas une sensation agréable, mais est-ce un mal ?

Tu te sens bousculé par le naturel de cette conversation.

“Merci d’être là, Sasori” dit-elle, alors que tes yeux se plongent dans les siens à nouveau. Combien de personnes pourraient te dire cela avec autant de sincérité ? Il est rare que ta présence soit voulue, ou remerciée. Tu savais que Kléomène avait un immense pouvoir, mais ce que tu voyais en ce moment, était réellement terrifiant pour un homme comme toi. Et rassurant pour l’avenir incertain de Cheldis. Sa douceur et son humanité pourraient bien sortir le peuple de sa carapace, et pousser quiconque à prendre les armes pour défendre sa propre vie, ou bien celles des autres.

Combien de changements pourrait-elle vouloir en employant simplement la force des mots ? Combien d’hommes se joindrait à une guerre si elle se contentait de le demander ? Sait-elle l’influence qu’elle a sur les gens ? Tu te poses réellement la question alors qu’elle s’avance vers la porte, pour te quitter.

« Vous possédez de grandes qualités, ne l’oubliez pas. Le doute, comme nous avons déjà pu le ressentir, est humain. Il s’agit simplement de ne pas le laisser nous dévorer n’est-ce pas ? »

Tu esquisses un simple sourire et te lèves pour ouvrir poliment la porte à ton invitée surprise.

« Reposez-vous également, il semble que je ne sois pas le seul à être épuisé par les récents évènements. »

Ton regard se perd un instant dans le vide, lorsque les images de Makrinitsa te reviennent en mémoire comme un électrochoc.

« Demain … Une longue discussion nous attend. »