À l’ombre des planches de l’abri qui faisait office de nid, l’officier supérieur scruta scrupuleusement les réactions du prince. Par ce présent rare qu’il aurait aimé partager à son amie, rappelée à sa condition de première princesse, il escomptait amadouer quelque peu le quatrième enfant de la fratrie. À considérer le sourire qui avait éclairé inconsciemment son visage de marbre, Surya eut au moins la satisfaction minimale d’avoir fait vibrer le cœur de son détracteur à l’insensibilité manifeste.

“Et moi étonné qu’un printemps fugace ait pu faire éclore un sourire sur votre visage d’hiver.”, rétorqua-t-il sans hésiter pour faire entendre sa victoire éphémère. “Mais je tâcherai de préserver l'éclat de votre masque de glace, afin qu'il ne se dissolve point sous l'ardeur de ma parole.”, ajouta-t-il avec la grande équanimité que l’on reconnaissait au comte alors que la teneur de ses propos respirait la provocation inconsciente et innocente. Le prince n’avait fait montre d’aucune variation de l’humeur pendant toute la visite du camp. De cette frigidité caractéristique, la cause était obvie : un subtil parfum d’hostilité fumait sous sa crinière neigeuse.

Respectueux de son interlocuteur royal, Surya prit le temps d’assimiler et de soupeser sa déclaration. Ses mots ne manquaient pas de pertinence mais, à moins qu’il l’ignore sciemment, il semblait omettre le soin du détail apporté à ce projet lancé depuis plus de trois ans. Toutes les bêtes, dont le nombre dépassait la centaine, avaient droit à l’attention qu’elles méritaient. Un cavalier avait été désigné pour chacune d’entre elles. Chaque cavalier, trié sur le volet, avait subi et subissait encore un entraînement et une formation intensifs de sorte qu’il fût digne de monter ces nobles créatures. Et s’il avait pu, il aurait encore préféré déplacer ce camp dans son fief afin d’offrir à ces reptiles un environnement plus varié et un meilleur habitat avec les cavernes du mont Zabaniya.

Prêt à rendre sa réponse après son petit temps de réflexion, un rugissement autrement plus puissant que les nouveaux-nés retentit au-dessus de la maison. Devant ce hurlement menaçant, les rejetons à écailles se mirent à pousser des cris stridents de concert avec une musicalité certaine. L’officier supérieur se hâta à quitter l’abri après avoir fait un signe de main pour inciter le prince à l’imiter. De l’extérieur, sourdait le bruit constant d’ailes en mouvement battant la mesure. Une fois le pied dehors, les deux hommes furent rejoints immédiatement par la suite princière dont l’effroi transpirait par tous les pores. En cause, une imposante silhouette obombrait le groupe.

Au-dessus de leur tête, Bahamut, une wyverne noire comme l’obsidienne, les toisait de toute sa majesté. Près d’être trois plus grande que ses semblables, elle fut la première wyverne sauvage capturée à la suite de plusieurs mois de poursuite et domestiquée depuis lors au prix de très lourds efforts. Devant ce spectacle inattendu, le lion ne put empêcher un sourire de peindre ses lèvres. Le prince tenait devant lui une preuve évidente de la pertinence de son programme. Sentant le corps tremblant d’un suiveur princier dans son dos, il lorgna le prince pour y voir le second dissimulé lui aussi derrière le sien.

“Assad, cesse donc tes simagrées ! Nous avons un invité royal parmi nous.”, cria-t-il à l’adresse de son égal hiérarchique qui s’exécuta sur-le-champ. Le colosse ailé se posa dans une bourrasque de poussière d’or de laquelle se protégea le comte. Assad descendit de sa monture, vint immédiatement s’agenouiller devant Tarek, et présenta des excuses, affichant une expression pleine de contrition à l’égard de son souverain. Quant à lui, Surya s’approcha de la wyverne, porta une main sur le haut de son crâne comme pour la caresser.

“Je vous présente Bahamut, première wyverne sauvage et premier jalon de ce projet de longue haleine. Les petits que vous avez eu la chance de contempler sont ses héritiers.” Bien que ce ne fût pas volontaire, il y avait ici un léger parallèle avec la descendance riche du roi Darius dont le comte n’avait que bien peu idée. “Vous qualifiez mon entreprise de risquée. J’entends vos mots mais, sauf votre respect, quelle différence faites-vous avec les autres élevages et le bétail ? Cette ferme compte plus d’une centaine d’individus. Nous cherchons certes à conserver certaines sélections mais certainement pas au détriment de la santé et de la pérennité de l’espèce.” Un long soupir franchit la barrière de ses lèvres. Le lion n’était pas un eugéniste qui se sentait investi d’une mission sacrée, il aimait ces créatures. Encore une fois, si un conflit devait éclater, le royaume devrait se défendre. Et encore valait-il mieux y mettre un terme au plus vite pour réduire les pertes au maximum. Il en valait de même pour ces destriers à écailles qu’elles soient les plus fortes, les plus résistantes, les plus résilientes. “Ne vous en déplaise, vous n’êtes pas le seul à avoir une inclination pour les wyvernes.”

Le comte n’appréciait guère cette remise en doute qu’il cherchait à instiller par son discours. Il avait longuement étudié le sujet, il avait servi en tant que sentinelle pour défendre les cités du royaume, il avait vu de quoi étaient clairement capables ces empereurs célestes. Il avait perdu des partenaires, des frères d’armes dans l’exercice de leur devoir. Il s’était heurté au scepticisme, à l’immobilisme et aux moqueries d’autres officiers soupçonneux. Seuls le soutien indéfectible de Tahira et sa renommée dans l’armée lui avaient offert la chance de faire valoir sa voix. Essuyer la défiance du prince de glace lui laissait un goût amer dans la bouche, une amertume qu’il se refusait bien de reconnaître.

“Quant au potentiel que vous convoquez et que vous semblez maîtriser, que diriez-vous de me le démontrer dans une joute ?” Le comte ne s’était pas départi de son flegme, pourtant une sourde menace semblait habiter ses traits sous le vernis impavide de son visage. Assad lui lança une oeillade réprobatrice sans mot dire. Cela ne lui ressemblait pas, pensa-t-il. Alors que le cavalier farceur, revenu à la gravité, s’apprêtait à se dresser devant son prince, ce fut l’un des fidèles qui, ayant rassemblé les éclats du courage qu’il avait égarés, prit la défense de son monarque.

“Quel outrage impardonnable ! À un prince de Djinn, nul ne devrait oser ainsi s'adresser ! Ô mon noble Seigneur, il serait inapproprié d'engager un duel face au comte. Sa réputation est des plus redoutables. On murmure qu'un simple échange de regards de sa part suffit à terrasser un adversaire. Je vous implore, mon prince, ne vous laissez point troubler par cette provocation !”

Devant le doigt accusateur du caudataire, Surya souffla une fois de plus. Il avait visiblement dépassé les bornes. Il adressa un rictus désolé à son égal hiérarchique pour désamorcer la situation. “Veuillez me pardonner, je me suis laissé emporter… Laissez-moi plutôt vous proposer d’éprouver par vous-même la différence. Pourquoi ne feriez-vous pas un tour avec Bahamut ?” Pris de court par ce revirement de situation, l’autre officier arbora une grimace qui en disait long. “Assad serait ravi de vous guider si vous le désirez.” Surya dut réprimer un rire en le voyant se décomposer un peu plus. Tarek prendrait-il la peine de rapporter cet écart à sa grande sœur, le lion l’ignorait totalement mais espérait qu’il ne lui en tiendrait pas rigueur.

La réponse cinglante et péremptoire à son suiveur eut le don de contenter le comte. L’honneur du guerrier était un principe directeur qu’il aimait à respecter et à polir sous le grain de la noblesse à l’instar d’une pierre précieuse dont la forme brute n’attendait qu’à resplendir comme une arme que l’on fourbissait avec une tendre application sous le feu de la discipline. Pour cette seule raison, le prince de glace avait gagné l’estime du lion d’albâtre. Il lui vouait une gratitude sincère pour avoir discerné sa passion profonde envers ces créatures, énigmatiques et par trop craintes par les profanes, qui l’avait plongé dans l'étude au cours des cinq années précédentes.

Habituellement insensible à quelque mot laudatif, Surya dut bien reconnaître en son for que cet avatar de l’hiver avait réussi à souffler une brise vernale sur son existence, existence marquée par une répulsion profonde envers lui-même depuis la révélation de son adoption. Durant toutes ces années, il avait cultivé une haine viscérale envers sa propre personne, persuadé qu'il ne méritait pas de goûter à la vie, que sa nature antérieure devait avoir été abjecte pour être ainsi inaugurée par une cruauté si précoce. Incapable de vivre pour lui-même, il se consacrait inconsciemment aux autres, aspirant à une sorte de rédemption par l'accomplissement de bonnes actions et par son abnégation. Ainsi ce souffle était comparable à celui d'un doux zéphyr qui murmurait à l'oreille des fleurs hiémales, éveillant en elles une danse d'espoir et de transformation.

Par ailleurs, ce prince, austère en apparence, semblait quelque peu allergique au décorum qu’imposait son titre royal. Avec Assad, il démontrait pour la seconde fois son caractère humble. On ne pouvait pas en dire autant de l’héritier du trône. Peut-être le comte tenait-il en face de lui un futur allié, il l’espérait à tout le moins. Depuis son enfance, le comte réprouvait paradoxalement le système de classes duquel ses ancêtres et lui-même avaient tiré et tiraient encore un confort et une jouissance incomparables. Profondément persuadé de son caractère inique et injuste qui y présidait, Surya nourrissait une ambition et une espérance révolutionnaires d’un jour abolir cet ordre du monde et rendre grâce aux petites gens qui le faisaient tourner et assumaient le poids de sa vanité.

Conscient qu’il était absorbé par ces réflexions, il enregistra cette information dans un coin de sa tête et reporta son attention sur le porphyrogénète qui s’était approché de la créature au cours de sa brève absence. Attentif à ses paroles, il ne pouvait qu’abonder dans le sens du jeune homme. Sa férocité et son habileté dans les arts de la guerre et du combat lui avaient conféré un titre auquel il aurait bien du mal à renoncer. Car en ce titre, il découvrait une satisfaction teintée d'une étrangeté morbide, une affirmation que sa cénesthésie perdurait dans les affres des joutes, une réalité qui se sculptait dans les cris de souffrance.  Trouvant une signification déviante à sa vie, il se plaisait dans les nutations de la Mort, une Mort qui, elle-même, hésitait à le cueillir. Cependant, tout en partageant l'opinion du prince, il devait bien reconnaître que ce surnom lui avait déjà permis, sans battement de cils aucun, de se défaire d’ennemis avant même qu’ils eussent le temps de prendre forme.

“Je ne prends aucun ombrage, mon Prince. À défaut de mettre un quelconque ennemi à terre, ces rumeurs ont déjà dissuadé nombre d’opposants de m’approcher. N’en profitez-vous pas vous-même ?” Les échos entourant Tarek avaient forgé l'image d'une personnalité glaciale, une aura qu'il était préférable de ne pas contrarier compte tenu de sa stature imposante et de son influence. “Il s’avère que je suis le cavalier de Bahamut.”, trancha-t-il d’une voix désolée derrière le prince. “Bahamut a été entraîné de sorte à accepter tout cavalier qui s’en sent l’étoffe. Prenez-le, Assad montera avec vous.”

Alors qu’il se croyait tiré d’affaire le temps de quelques secondes, Assad se décomposa de plus belle lorsque le comte lui imposa la tutelle du porphyrogénète. Ses yeux fulgurèrent d’indicibles menaces auxquelles Surya répondit avec un rictus qui ne transpirait aucune culpabilité. Ils ne seraient pas trop de trois pour ce qu’il prévoyait. Le berger d’un des hameaux environnants attendait un dédommagement qu’avait promis la première princesse après qu’il eut perdu une de ses chèvres. Au vu du programme chargé de cette dernière, le comte ignorait quand son amie pourrait honorer la dette qu’elle s’était infligée, aussi avait-il décidé de prendre les devants. Tournant les talons pour préparer sa monture, il reçut la nouvelle réprobation du prince de glace. Il s’arrêta un court instant, soupesa le jugement du quatrième enfant Ramses et haussa simplement les épaules avec nonchalance. C’était peine perdue de chercher à le convaincre.

“Vous ne manquez pas de sagesse, mon Prince. Je serais bien heureux si vous m’aidiez à consolider les fondations de ce programme. Après tout, je ne cherche que l’intérêt du royaume et de ces souverains des cieux.” Sa requête était parfaitement honnête malgré ce que sa gestuelle pouvait laisser transparaître. Au bruit caractéristique du cuir de la selle et des étriers, le comte fit volte-face pour tomber sur le regard ambre altier de sa majesté. À sa demande, le lion esquissa un sourire satisfait, il n’aurait pas à batailler pour le convaincre de le suivre. “Votre proposition tombe à point nommé, il faut que je me rende dans un village voisin pour honorer une dette de votre grande sœur. Le voyage devrait vous permettre de vivre pleinement l’expérience à dos cette magnifique wyverne.”

Sans ambages, bien qu’elle le connût depuis quelques années maintenant, il se présenta avec diligence à Vritra, une wyverne, d’un bleu nuit profond aux tons indigo, moitié moins grande que Bahamut mais d’une agilité aérienne prodigieuse. Dès qu’elle lui donna le signal qu’elle acceptait sa présence, Surya se hâta de préparer sa monture du jour, non sans s’armer de quelques outres remplies d’eau, maintenue fraîche grâce aux jarres en terre cuite. Une fois prêt, il décolla prestement pour rejoindre Assad, son invité princier et sa suite encore effrayée. Encore happés par la gravité, il leur donna le signal de départ et les trois passionnés se rendirent à Tassil sis à une dizaine de kilomètres de l’élevage.

À Tassil, le village se révéla être un joyau niché au sein du désert. Les ruelles de sable ocre étaient bordées de maisons en adobe, reflétant les tons chaleureux du paysage environnant. À l'entrée, le visage souriant du berger qu'ils avaient croisé auparavant se détacha de la source d’eau où s’abreuvait son troupeau. La surveillance de leur monture laissée à Assad, Surya, accompagné de Tarek, ne tarda pas à rejoindre le pasteur et à échanger quelques mots avec lui, exprimant sa gratitude pour sa compréhension. D'un geste noble, il offrit au berger une bourse contenant 5 000 écus, symbole de réparation pour la brebis qui avait été perdue. Le berger, touché et reconnaissant, accepta le geste avec humilité.

Tout en avançant dans le village, les arômes alléchants fluaient dans l'air et enivraient leurs sens. Intrigué par le terroir culinaire de Tassil, Surya suggéra à Tarek de se laisser guider par les parfums et de découvrir la cuisine authentique de la région. Cette excursion, au-delà de son but initial, était devenue une opportunité pour le comte de trouver un cadeau pour Tahira. Sachant que la porcelaine fine était la spécialité de la région, Surya s'engagea dans les ruelles pittoresques à la recherche d'un service qui pourrait capturer l'essence de leur amitié. Les échoppes regorgeaient de créations délicates, chaque pièce une œuvre d'art en soi. Les tasses finement ornées, les assiettes délicatement peintes et les soucoupes aux motifs complexes semblaient toutes témoigner du savoir-faire exquis des artisans locaux. Tout en sélectionnant avec soin chaque pièce, Surya sentait que ce service de porcelaine fine serait bien plus qu'un simple cadeau. Il symboliserait leur profonde amitié, la beauté des liens tissés au fil de leur rivalité et l’attention particulière que lion portait à son amie, elle qui était friande de boissons chaudes. Patientant pendant que l’heureuse commerçante emballait la marchandise, le lion chercha à briser un peu la glace entre eux.

“Tahira aime beaucoup parler de vous, ses frères et ses sœurs. Même si elle n’osera jamais se l’admettre, elle est attristée par la distance qui grandit chaque jour entre vous.” La jeune femme interrompit le comte pour tendre le sac contenant le précieux cadeau avant de présenter ses plus plates excuses. Surya lui adressa un sourire gêné, la priant d’arrêter de se confondre pour si peu. Il se retourna à nouveau vers le prince, fixant ses yeux lagon dans son regard mordoré. “Elle apprécie particulièrement les céramiques de Zabcia.” Sans plus de subtilité, Surya enjoignait le petit frère de son amie d’opter pour un présent qui saurait alléger le cœur de la première princesse du royaume. “Tant que nous y sommes, que diriez-vous si nous allions nous restaurer dans une auberge ?"

À l’ombre d’un auvent prodiguant un abri salvateur contre les assauts de l’astre en route vers son crépuscule, le comte s’acquitta prestement de la somme demandée pour le service en porcelaine, tout en prêtant à son invité une oreille attentive. De nature généreuse, il s’illustra une nouvelle fois par quelques prodigalités, offrant toujours plus que le montant annoncé. Comme à son habitude, il aimait à honorer le travail des petites gens, à plus forte raison à Zabcia, région la moins hospitalière du royaume, qui pourtant n’avait pas à rougir compte tenu de la minutie et le sens du détail que revêtaient les créations originales de ses artisans. Perplexe devant le trésor contenu dans ses mains calleuses, elle resta momentanément muette, laissant un instant la surprise dominer sa réaction. Cependant, un éclair de clarté vint rapidement balayer son étonnement initial. Dans le souci de ménager les sentiments de son bienfaiteur au cœur libéral, l’humble jeune femme tenta, avec une certaine maladresse, d'articuler quelques mots pour tempérer la profondeur de la générosité dont le comte venait de faire preuve.

Toutefois, au lieu d'atténuer la situation, ses paroles maladroites ne firent qu'ajouter à son embarras initial. Une expression de gêne voila son visage, se substituant au sourire de gratitude qu'elle avait arboré auparavant. D'une manière presque instinctive, elle chercha à masquer cette confusion derrière l’ombre de ses mains encore empreintes d’espèces sonnantes et trébuchantes une seconde plus tôt. Dans sa précipitation et son émotion, la femme malheureuse avait laissé échapper de son esprit le contenu exact de ses paumes. Dans une mélodie aux notes de richesse, les pièces de bronze et d'argent avaient rebondi sur la surface dure, produisant un bruit saisissant qui attira les œillades de nombreux chalands et autres commerçants.

En silence, le haut gradé de l'armée plia gracieusement le genou, se penchant pour recueillir les précieuses offrandes de valeur qui reposaient humblement sur le sol. La pauvre marchande, déconcertée et touchée par cette geste empreint de respect, se trouva momentanément sans voix, incapable de formuler la moindre objection. Engloutissant avec effort les vagues de gêne qui la submergeaient, elle se joignit au mécène inattendu dans la cueillette méticuleuse des fruits de son dur labeur. Ce fut un ballet silencieux, une danse harmonieuse entre la reconnaissance humble et la générosité respectueuse.

En un clin d'œil, les écus retrouvèrent leur propriétaire légitime, comme s'ils étaient rentrés chez eux. Un sourire de regret effleura les lèvres de Surya tandis que la demoiselle emplie de gratitude se confondait en excuses cérémonieuses une fois de plus. Alors que la vendeuse échangeait encore quelques mots avec l’officier, ce furent les paroles du prince qui mirent un point final à la discussion. Visiblement sa proposition n’avait pas l’air d’avoir convaincu ce dernier mais ces mots n’étaient définitivement pas tombés dans l’oreille d’un sourd, mais étaient bien au contraire entendues avec une attention toute particulière bien que le comte n’en montrât rien à cet enfant capricieux.

Adressant un dernier sourire légèrement gauchi par la réaction du porphyrogénète, l’aristocrate lui emboîta le pas sans piper un mot. Lorsque l’avatar de Rianghitu se laissa séduire par sa proposition à se restaurer, le flegme du lion se mua en une agréable surprise et la plaisanterie inattendue de cette sculpture marmoréenne acheva de le dérouter si bien qu’il laissa échapper un ris rare, court mais authentique. Ainsi le Prince de glace était pourvu d’un sens de l’humour. Finalement, tout n’était peut-être pas perdu avec ce garnement. Par Lotienix, qu’arrivait-il à ce jeune homme ? Le Soleil avait fini, semble-t-il, par avoir raison de de la frigidité de cette armoire à glace.

“Je doute qu’il soit nécessaire de vous gaver, vous êtes, ma foi, déjà l’allégorie de la bonne santé. Devant votre imposante stature, j’aurais bien du mal à mener à bien pareille entreprise, aussi vais-je m’avouer vaincu et n’essaierai pas plus de vous convaincre.”

Aucune flagornerie ne teintait les mots du lion. Il fallait être aveugle et d’une mauvaise foi sans limite pour ne pas reconnaître que le pénultième enfant Ramsès jouissait d’un physique qui imposait le respect de tout homme qui s’attachait à la culture du corps. Sans l’ombre d’un doute, sa prestance était suffisante pour attirer les regards pourvu qu’il se résolût à adoucir son caractère qui rappelait les humeurs sombres d'un chibani, devenu atrabilaire sous les assauts du temps et des épreuves de la vieillesse. Sa peau affichait une dorure impeccable, sa dentition était complète, et sa démarche respirait la prestance. Par-dessus tout, il avait démontré une bienvenue humilité, reconnaissant son rang sans chercher à en tirer avantage. En fin de compte, il n’avait d’indigence que l’aménité.

Battant le pavé, se laissant porter au gré des senteurs appétissantes du bal des aromates et des fumets alléchants des viandes qui grillaient sous les charbons plus ardents encore que le désert, le comte prêta une oreille attentive aux déclarations du prince. Il avait beau prodiguer ses verbes sous le vernis du conseil, ils n’en demeuraient pas moins des menaces sentencieuses à quiconque les recevrait. Opinant du chef pour lui indiquer qu’il avait bien enregistré ses paroles, les sens du lion avaient fait leur choix. Ainsi il avait choisi de s’attabler à une auberge sise dans ce qui semblait être le centre du village, à la confluence de plusieurs rues commerçantes. L’endroit donnerait toute latitude au prince d’observer la vie quotidienne de ses sujets.

“Veuillez me pardonner si j’ai outrepassé mes droits. Je n’ai aucun mal à déclarer que Tahira est une amie chère à mon cœur.”, admit-il sans rougir, scrutant avec attention l’expression du petit frère de son amie. “Mais si cela peut vous rassurer, nous ne serons probablement jamais beaux-frères.”

À son tour, il s’essaya maladroitement à la plaisanterie. L'idée d'une telle relation ne lui était point désagréable, mais les méandres de son cœur avaient tracé un chemin bien différent. Quand bien même il existait une tension charnelle perceptible, une complicité délicieuse flottant entre eux, ces deux âmes matures avaient toujours prôné la sauvegarde de l'innocence dans leur amitié. Une innocence qu'ils avaient soigneusement tissée avec le fil de leur respect mutuel et qui dictait la distance à maintenir. Leurs chemins se croisaient dans une danse subtile, un équilibre entre un désir latent et la crainte de le réaliser. Des années de complicité partagée et d'échanges véritables les avaient unis d'une manière spéciale.

Dans ce délicat équilibre, ils se retrouvaient là, des adultes conscients des étincelles sous-jacentes, mais décidés à préserver la limpidité de leur relation. Une relation qui, jusque-là, avait été un roc solide quand survenaient des problèmes. Cependant, malgré leur résolution, les occasions de défier cette frontière avaient été nombreuses. Ces moments furtifs où les regards s'intensifiaient plus que nécessaire, où les silences parlaient plus fort que les mots, avaient émaillé leur parcours. Des tentations qui, telles des ombres furtives, avaient réussi à se faufiler dans les creux de leur relation. C'étaient des soupirs retenus, des frôlements de doigts qui, bien qu'éphémères, laissaient des traces indélébiles dans le paysage de leur amitié. Dans le jardin des émotions, les fleurs du désir avaient poussé, leurs pétales doux et fragiles caressant les limites de ce qui était considéré comme interdit.

“Tant que nous sommes dans les confidences, sachez que notre relation n’a pas commencé sous les meilleurs auspices. Avec sa fierté, elle m’a pris en grippe au premier jour de notre rencontre et n’a cessé de me défier dès lors. En quelque sorte, elle a décidé que nous serions… rivaux.” Sans s’en rendre compte, le lion affichait un sourire attendri alors qu’il se perdait dans les réversions de sa mémoire. Il aurait probablement enchaîné sur des anecdotes survenues dans les rangs de l’armée si un serveur n’était pas venu s’enquérir de leur choix de repas. Le comte opta pour un tajine d’agneau aux légumes et aux dattes. Avec les mésaventures de la nuit et la visite impromptue du prince, il n’avait pas encore eu l’occasion de se sustenter convenablement. Aussi avait-il fait le choix d’un repas copieux pour se préparer aux froideurs du désert lorsque l’astre diurne aurait fini sa course vers le ponant.

“À défaut de vouloir faire plaisir à votre chère soeur, peut-être pourriez-vous songer à me faire un cadeau ?”, reprit-il avec une voix mutine après que le serveur avait pris les commandes de ses hôtes. Surya avait préféré changer de sujet et titiller sa majesté des glaces. “Allons, gratifiez-moi d’un sourire comme tout à l’heure, cela vous rendra plus affable et augmentera votre capital sympathie et séduction.”, ajouta-t-il avant de feindre la réflexion. “À moins que vous préfériez en faire à ma tendre soeur ? Je peux comprendre que vous ne vouliez pas que l’on se fasse des idées. Quel cauchemar serait-ce de faire travailler mes zygomatiques ? Nous nous comprenons entre personnes impassibles.”

Tel un bienveillant messager, le serveur s'avança pour alléger le fardeau du prince, submergé par les requêtes incessantes du comte. D'un geste délicat, il déposa devant eux deux verres renfermant un lassi à la mangue, préparé avec soin et rafraîchissant à souhait. À mesure que le doux bruit de la porcelaine touchant la table s'estompa, un silence enveloppa la scène, une pause où les mots cédaient la place aux sensations. Pendant ce moment suspendu, le lion, en habile observateur, laissa ses yeux errer sur les contours du visage en face de lui, cherchant dans les infimes détails la trace d'une réaction, d'un indice qui pourrait révéler les pensées qui se cachaient derrière le masque de la froideur. Il scrutait ce visage comme on décrypte les étoiles, en quête de signes, de mouvements fugaces qui trahiraient l'émotion soigneusement gardée. Bien que le prince ne pût contenir toutes les réactions qui le traversaient, Surya préférait que celui-ci se dévoile plutôt que chercher à deviner ce qui pouvait se tramer dans la tête de ce prince aussi secret que son frère aîné.

“Je dois bien avouer que la fratrie Ramses est particulièrement absconse, j’espère qu’il est plus aisé de s’entretenir avec la princesse Isis ou le petit prince Naël.”, souffla-t-il en insistant volontairement sur l’épithète du benjamin. Il avait, semble-t-il, une relation privilégiée avec le dernier de la famille selon la première princesse. Il trouverait bien une façon de lui faire retrouver la parole, tant pis s’il était piquant. Il lui restait toutefois une dernière carte dans sa manche.

“Que diriez-vous si nous élevions une wyverne qui serait vôtre ? Vous pourriez chevaucher Vritra au retour afin de découvrir un profil encore différent.”

Dans la cruelle comédie des intrigues et des alliances, le comte ne s'embarrassait guère des paroles d'un sot insouciant. Les expressions feintes de désenchantement de ce cancre immature n'étaient pour lui que des feux follets dans la vaste obscurité de la politique de cour. Quel dommage en effet. Avec le peu de sagacité requise, il avait saisi l'ironie qui affleurait des prétendus regrets de son interlocuteur.

La pensée d'un mariage avec la première princesse n'était pas étrangère à son esprit calculateur. Néanmoins, malgré les avantages stratégiques que cette union pourrait apporter, le comte résistait délibérément à cette idée. Son idéalisme, parfois en conflit avec sa réalité politique, aspirait à l'influence que cette alliance procurerait, mais il demeurait intraitable sur les compromissions morales qu'il était prêt à faire.

La puissance de leur amitié était un joyau irremplaçable dans l'arsenal du comte, trop précieux pour être sacrifié sur l'autel d'une union opportuniste. L'amitié, pour lui, était une monnaie plus précieuse que toutes les alliances politiques. Toutefois, le comte n'était pas insensible aux nuances de la vie charnelle. Il reconnaissait que quelques plaisirs partagés pouvaient être accommodés, si tel était le désir mutuel.

Seulement, même dans cette considération, il ne pouvait ignorer les ramifications et les risques inhérents à de telles accointances. L'équilibre subtil entre la passion et la prudence, entre le désir et les dangers, était un terrain complexe qu'il ne se permettrait guère de sous-estimer. Le commerce amoureux en dehors des liens sacrés du mariage pouvait être enivrant, mais il portait aussi le poids des conséquences potentielles. Et Surya n'aurait en aucun cas souhaité faire de son estimée amie une femme déshonorée.

Quoi qu'il en soit, la rhétorique flamboyante et comique du lion s'était avérée redoutablement efficace. À défaut d’une frappe chirurgicale, l'officier avait plutôt choisi de déployer une série d'attaques variées, semblables à des assauts successifs visant à faire fléchir la forteresse d'austérité émotionnelle de son interlocuteur.

Chacun de ses mots était comme une flèche bien ajustée, trouvant des failles dans les remparts émotionnels de son auditeur. Le comte était devenu un maître tacticien de la parole, utilisant l'humour et la perspicacité pour saper la résistance émotionnelle de son interlocuteur. À travers cet assaut verbal, il avait réussi à esquisser un sourire franc mais teinté de timidité sur le visage généralement imperturbable du prince. Ce sourire, bien que timide, était la première brèche dans la forteresse de la retenue émotionnelle.

Le tacticien avait également provoqué une réaction inattendue, un éclat ahuri de surprise qui avait illuminé les yeux de son vis-à-vis. C'était une manifestation tangible de la victoire de la faconde sur la rigueur émotionnelle. Les barrières s'effritaient, laissant place à une palette d'expressions que l'on aurait rarement associées à cet individu jusqu'alors imperturbable.

Enfin, le triomphe de l'officier était également évident dans le rouge qui colorait les joues de l’avatar de glace. Ce rouge était la signature de la victoire émotionnelle, une teinte qui trahissait la victoire de l'émotion sur la réserve. Du moins jusqu’à ce qu’il évoquât le benjamin de la famille. Sous le coup d’une émotion négative, les traits du prince devinrent les frontières d’un territoire duquel s’éleva l’empire d’une colère menaçante et sourde. Le lion toisa son vis-à-vis remarquant au passage la porcelaine qui menaçait de céder sous la pression des doigts du porphyrogénète. Les glaces qui s’étaient mises à fondre avaient retrouvé leur force et leur brillance autour du cœur princier. Toutefois le lion ne se départit pas de son flegme habituel, ne détournant aucunement son regard de la bête qui lui faisait face.

“Bien, vous lui demanderez de vous apprendre dans ce cas.”, déclara-t-il le plus calmement du monde avant d’avaler une gorgée de sa boisson lactée. “Cessez maintenant de martyriser ce pauvre récipient en porcelaine, vous pourriez vous faire mal.”, ajouta-t-il comme l’on parlait à un enfant. “J’aviserai par ailleurs ma chère sœur de votre manque d’intérêt et de votre froideur à son encontre.”

La proposition consécutive du comte eut le don de l’adoucir légèrement mais le prince revint une fois de plus à la charge avec ses gros sabots. Le serveur, portant une symphonie de plats exquis commandés, refit alors surface. Cependant, même les fumets alléchants ne pouvaient dissimuler la tension électrique qui saturait l'air entre les deux protagonistes. Les plats, déposés avec une délicatesse étudiée sur la table, semblaient être autant d’alliés temporaires dans le désamorçage de cette atmosphère chargée.

Un silence pesant accompagna le retrait du serveur, comme s'il avait intérieurement pressenti qu'il valait mieux s'éclipser rapidement. La tension palpable entre les deux hommes laissait peu de place à la convivialité habituelle. Les regards échangés, bien que polis en surface, exsudaient une aura comminatoire, une joute verbale camouflée sous une façade de courtoisie.

“Sauf votre respect, prince Tarek, qui serait assez malavisé pour assortir pareille entreprise avec une personne aussi atrabilaire et rogue que vous ? Cela ne ferait guère mes affaires.” Si le prince voulait se montrer désagréable, le lion était prêt à le cueillir et le ramener à la réalité. “Quant à la mésestime que vous témoignez pour votre sœur, permettez-moi de la défendre. Tahira n’est pas femme à se laisser convaincre par des blandices, si tant qu’elle soit capable de succomber tout simplement. Elle s’emploie à garantir au mieux la sécurité du royaume, d’où son engagement sincère dans ce projet.”

Tarek ne détenait pas l'apanage de cette habileté à revêtir l'attirail hivernal. Un nouveau silence dense s'installa entre eux, les regards demeurant enchevêtrés. Seul un soupir langoureux traversa la frontière de ses lèvres quelques instants plus tard. Il était temps de se remplir la panse. Cette discussion, aussi tendue fût-elle, n’aurait pas le loisir de lui couper l’appétit. L’infant Ramses, insatisfait par la réponse, brisa le silence religieux du repas et chercha une nouvelle fois à sonder l’officier sur les motivations cachées de sa proposition vraisemblablement trop séduisante.

“Détrompez-vous, tout ne se passe pas à merveille. Il faut prouver constamment la pertinence de ce dessein. Comme évoqué plus tôt, de nombreuses huiles sont rétives à l’idée de moderniser et d’investir autant d’efforts et d’argent dans un corps qui n’est pas le fer de lance de notre armée. Votre approbation m’est donc importante en vertu de votre qualité d’adorateur de ces créatures.”

On pouvait sentir une pointe de lassitude dans la réponse de l’officier. Il reprit une bouchée de son plat avant de feindre la réflexion à sa dernière question. “Obtenir les faveurs de votre sœur me semble une motivation tout à fait honorable.” La provocation était évidente mais il ne pouvait résister à l’envie de répondre à sa précédente fausse déception. “Plus sérieusement, n’y voyez qu’un gage de bonne foi de ma part. Il est de notoriété publique que vous nourrissez une passion pour les wyvernes. Aussi me paraît-il évident que le meilleur témoignage de ma probité demeure une wyverne élevée au cœur de mon entreprise. Ainsi vous pourrez attester sans l’ombre d’un doute de sa bonne conduite.”

Il mit un nouveau coup de fourchette, deux bouchées dans le gosier et une gorgée désaltérante du lassi avant de dévoiler finalement la raison ultime derrière ce cadeau.

“Votre sœur voit en vous le potentiel d’un excellent chevalier wyverne. Tahira croit que vous pourriez entrer dans les rangs des Kshatriya. Une excellente occasion pour vous de vous distinguer. Après tout, il ne s’agit ni plus ni moins que de la fine fleur de notre armée.”

Sur ces mots lourds de sens, Surya savoura le reste de son plat et vida son gobelet en porcelaine. Il était bien incapable de savoir ce que penserait ce prince hermétique mais la proposition était sérieuse, malgré les doutes qui habitaient le comte. Cependant, il n’était pas capable de refuser de but en blanc l’idée de son amie, aussi laisserait-il une chance au petit frère de cette dernière s’il acceptait d’aventure.

“Vritra devrait parfaitement vous convenir au vu des cabrioles que vous cherchiez à réaliser sur le dos de Bahamut.” Il lui adressa un sourire comme celui d'un parent qui faisait une faveur à son enfant. “Au fait, tant que j'y suis, je vous prie d'arrêter de me désigner par mon titre, appelez-moi simplement par mon prénom.”

Conscient de la tension palpable, l’officier tenta tant bien que mal de rétablir un semblant de sérénité en revenant sur un sujet plus léger.

Tout au long du repas, le comte avait inlassablement scruté chaque inflexion minuscule dans la voix du prince de glace, chaque mouvement subtil de son visage, chaque émotion qui habitait ses iris mordorés, cherchant avidement des informations que le prince pouvait involontairement dévoiler. Cependant, il n'aurait jamais anticipé le son d'un rire cristallin, certes léger, s'échappant des barrières de ses lèvres captives. Le comte, jusqu'à présent, n'avait pas souvenance d'avoir émaillé leur conversation d'un trait d'humour. Jamais il n'avait réussi à susciter le moindre éclat d’hilarité sur le paysage hivernal qui constituait le visage du prince. Il avait tenté à deux reprises de détendre l'atmosphère en évoquant sa jeune sœur. Même ses plaisanteries légères à propos de la première princesse s'étaient révélées infructueuses.

Arquant un sourcil d’incompréhension, le comte observait attentivement le porphyrogénète, perplexe devant de son interlocuteur. Il avait l'impression que le jeune homme s'était momentanément déconnecté du moment présent, comme s'il était absorbé par un tumulte intérieur, une méditation profonde qui le distançait du monde extérieur. Au-delà de son tempérament notoirement prompt à l'irritation, l'officier, piqué par la curiosité, se demandait désormais s'il partageait également la délicatesse capricieuse d'un chat, notamment en observant son regard intense posé sur le tajine qui trônait devant lui. La contemplation du plat était presque méditative. C'était comme si le tajine était devenu une fenêtre vers un univers introspectif.

Depuis le moment où il avait pris la parole avec ferveur pour défendre l'honneur de la première princesse et pour expliquer les motivations derrière le cadeau qu'il lui proposait, le mouton noir de la fratrie avait choisi de taire toute expression verbale. Son attention, pourtant, était un torrent silencieux dirigé vers les paroles du comte. Chacune d'entre elles était scrutée, pesée, et son impact évalué. La révélation finale, cependant, avait finalement fait voler en éclats la maigre contenance qui lui restait.

Son silence, à lui seul, portait le fardeau des pensées tourmentées qui le harcelaient. Mais c'était lorsqu'on pouvait voir son visage, habituellement impassible, se décomposer totalement, que la profondeur de son trouble était pleinement révélée. Un sourire bienveillant et compatissant s'était esquissé sur les lèvres du comte, témoin du moment où ce jeune homme, souvent étiqueté comme le prince de glace, avait laissé échapper ses barrières émotionnelles. Les poings serrés avec intensité sur la table démontraient l'incapacité du prince à contenir ses émotions, une faiblesse qui contrastait avec la rigidité généralement associée à son titre. Cette vulnérabilité, exposée sans fard, était quelque chose que le commandant des Kshatriya, habitué à la discipline et à la maîtrise de soi, ne considérait pas favorablement.

Pendant que le prince terminait son repas, le lion laissa son regard baguenauder, faisant le tour de la place animée. Il aimait à observer la chaleur humaine qui se dégageait chez les petites gens qu’il estimait tout autant, voire plus, que les faux bourdons qu’incarnait la noblesse dans la société. En invitant le prince à se plonger dans la vie quotidienne de ses sujets, il espérait que celui-ci puisse saisir ce que le lion souhaitait lui dévoiler. Sa question redirigea toutefois ses yeux vers l’infant une fois de plus déconcerté par sa demande.

“Vous apprendrez que je ne suis pas homme à m’attacher aux titres de noblesse. J’ai simplement eu la chance de naître avec. Maintenons l’étiquette quand elle est requise, autrement faites-en fi avec moi. N’ayez aucune crainte quant à votre père.” Il lui tendit une poignée de main ferme pour entériner cet accord. “Vous ne regretterez pas votre décision.”

Alors qu'ils réglaient la note, une légère pointe d'amusement anima le visage de Surya en observant la réticence du prince à exprimer ouvertement ses pensées. Ce jeu de politesse et de pudeur ne coûtait rien, surtout en présence du gérant de l'établissement. Attendant que le responsable des lieux s'éloigne un peu, Surya saisit l'opportunité pour présenter ses respects au nom du quatrième prince. La révélation de la royauté du client émut profondément le gérant, qui peina à retenir ses larmes face à un honneur si inattendu. Ses remerciements, mêlés à une certaine confusion, témoignaient de la grandeur de l'honneur qu'il percevait.

Après cette scène touchante, le comte rejoignit rapidement son invité et ensemble, ils atteignirent l'entrée du village où Assad les attendait avec patience. À proximité, le comte, conscient du temps écoulé, lança un sachet de dragées, qu’il avait acheté sur la route, en direction de l'officier pour compenser le délai.

L'irritation marquée sur le visage de l'officier, résultat de l'attente prolongée, se dissipa immédiatement à la réception du présent. Saisissant l'occasion, le comte annonça à son homologue que le prince monterait seul sur Vritra. Cette déclaration suscita naturellement le scepticisme et la vigilance de l'officier, qui exprimait ses doutes quant à cette décision inhabituelle. Surya chercha à apaiser ces inquiétudes en assurant à l'officier qu'il veillerait de près sur le prince pendant le vol, aux commandes de Bahamut. Sur ces entrefaites, avec ces assurances échangées, ils décollèrent ensemble derrière le prince, qui retrouvait momentanément son insouciance enfantine à dos de dragon.

“Faut-il s’attendre à ce que tu sois victime de sanctions disciplinaires ? Ou pire, que tu sois convoqué au palais ?”, s’enquit Assad au sujet de son ami. Au vu des échanges qui avaient ponctué son arrivée, l’officier s’inquiétait du sort que pourrait leur réserver le prince de glace compte tenu de la désinvolture du lion. “Nous avions seulement besoin d’accorder nos violons. Ça devrait aller. En revanche, je ne suis pas sûr de pardonner son manque d’intérêt pour ma sœur.” Sa plaisanterie avait vocation à prouver qu’il ne voyait plus aucun risque à leur dissension précédente. “Si elle ne l’intéresse pas, ce n’est pas mon cas.”, rebondit Assad dont l’opportunisme était bien connu. “LA FERME !”, conclut le lion dont la voix péremptoire faisait craindre son regard s’il lui était donné l’occasion de l’apercevoir.

Il avait d’autres chats à fouetter que punir l’impudence de son ami. Dire qu’il protégeait trop sa petite sœur était un euphémisme. Prince ou non, ça ne changerait rien s’il devait d’aventure se montrer intéressé. Mais, en l’occurrence, ce n’était pas le cas. Et la remarque de son homologue l’empêchait de se concentrer sur la surveillance des acrobaties que réalisait le potentiel membre des Kshatriya. Rien qu’à considérer sa tenue en vol et son habileté, le lion était convaincu que Tarek avait un talent inné avec ces créatures. Il serait dommage qu’il ne passât pas les autres épreuves, pensa-t-il. Après qu’il eut fini ses pirouettes aériennes, ce dernier rejoignit le binôme, la satisfaction au visage.

Sous les flammes du crépuscule, le trio parvint enfin au camp où la suite du prince accourut aussi vite pour vérifier l’état de l’enfant de Darius. Leur mine tantôt inquiète, tantôt courroucée, se passait de toute parole. Sans s’en formaliser, l’officier s’approcha une fois de plus de son invité pour recueillir son avis.

“À votre expression, je dirais que ce vol d’essai avec Vritra a été concluant. Son acquisition est à votre discrétion. Cette wyverne est âgée seulement de cinq ans et n’a pas encore enfanté une seule fois. Il ne tient qu’à vous d’écrire votre histoire.” Il marqua une pause pour lui laisser le temps de la réflexion bien qu’il se doutât qu’il n’avait pas attendu pour pondérer la question au cours de son ballet aérien. “Par ailleurs, si vous me le permettez, je vous conseillerais de passer la nuit au camp. La nuit ne va pas tarder à tomber. Cela vous laissera ainsi plus de temps de profiter de cet environnement au contact des wyvernes.”

À leur arrivée au camp, le comte s’était fait naturellement prendre à partie par les deux caudataires qui avaient fait le déplacement avec le prince. Il comprenait parfaitement leur réaction quoiqu’il les trouvât un brin trop zélés pour que ce fût totalement désintéressé. Après tout, l’avatar de glace était revenu en un seul morceau et dans une meilleure humeur qu’à leur départ. À son sens, un peu plus de gratitude aurait été de mise. L'infant Ramses n'était pas connu pour sa facilité de vivre, avec son tempérament atrabilaire. Il n’osait pas imaginer quel esclandre ces derniers auraient donné à voir s’ils avaient été témoins des figures aériennes dont avait fait montre ce cavalier wyverne en devenir. Après de longues minutes, qui lui parurent durer une éternité, à essuyer les critiques en partie justifiées, le comte préféra couper court en présentant de plates excuses auxquelles il ne croyait guère. Mais cela lui évitait au moins de poursuivre inutilement cette conversation à sens unique.

Après avoir encaissé la volée de bois vert, le comte se hâta de rejoindre l'héritier du trône, désireux de connaître ses impressions suite à l'expérience. Il attendait avec une certaine impatience les retours d'expérience du prince, cherchant à capter les nuances de son ressenti. La démonstration aérienne enthousiaste du prince, pendant laquelle il s'était élevé dans les cieux, avait été non seulement spectaculaire mais également expressive, conférant une confiance renforcée au comte quant à la viabilité de son projet.

“Votre confiance nous va droit au cœur. Mes hommes seront heureux d’entendre qu’ils ont gagné la reconnaissance de leurs efforts par un membre supplémentaire de la famille royale. Rien de mieux pour qu’ils en redoublent davantage.”

Bien qu’il parlât au nom de ses hommes, le comte n’en demeurait pas moins heureux que son travail fût reconnu à sa juste valeur là où il était moqué par une frange de grabataires rétrogrades. Au fond de lui, il ne put s’empêcher de remercier les deux enfants de Darius de lui avoir accordé leur confiance. Il ne restait plus qu’à ne pas les décevoir et conduire au mieux cette entreprise. Courbant l’échine en signe de respect, il retrouva le prince en pleine réflexion lorsqu’il redressa son chef. À l’évidence, il étudiait sa proposition à prolonger son séjour une nuit entière. Il valait mieux que le prince et sa suite restent en sécurité dans les enceintes de la colonie. De nombreux dangers rôdaient dans le désert au cours de la nuit. Il avait réussi à éviter que le porphyrogénète ne se blesse, autant continuer à le soustraire des menaces plus graves encore.

“Une sage décision, mon prince. Je ne vois bien évidemment aucun inconvénient à ce que vous soyez des nôtres.”

La décision du mouton noir était tombée comme un couperet pour les membres de sa suite princière. Ces sybarites étaient fort habitués au confort de la capitale. Ils n’appréciaient guère l’idée de devoir partager leur espace avec les travailleurs du camp. De même, la rusticité des tentes provoquaient en eux une contrariété qui confinait presque au dégoût. On aurait dit qu’ils craignaient pour leurs rhumatismes alors qu’ils étaient encore bien en âge. À la grimace qui déformait leurs traits, Surya ne put réprimer un bref ris, amusé par cette situation inhabituelle pour ces courtisans à la préciosité évidente.

“Votre simplicité vous honore mais il serait fâcheux de manquer à l’hospitalité que requiert une personne de votre rang. De plus, votre suite semble peu ravie à l’idée de partager les chambres des employés du camp, aussi ne puis-je que vous enjoindre à accepter ma tente.” À ses paroles, le visage des caudataires s’illuminèrent aussitôt, heureux à l’idée d’avoir une forme d’intimité et de confort personnalisé. “Nous veillons également à faire profiter l’économie de la région. Vous n’êtes pas sans savoir que Zabcia est connue pour la qualité des tapis qu’elle produit. Les nombreuses tentes de ce camp sont aménagées avec des tapis matelassés. Ainsi vous ne devriez souffrir d’aucun désagrément.”

De son côté, en dépit de la nuit blanche qu’il venait de faire, le lion comptait rester encore éveillé cette nuit pour superviser les travaux et aider ses hommes dans les différentes tâches logistiques et sanitaires qu’imposait la gestion de ce type d’élevage. Il voulait également veiller sur la portée de sa wyverne. Il pouvait bien s’autoriser un moment de répit et de plaisir. Sans s’en rendre compte, un sourire virginal s’était dessiné sur les lèvres du comte à cette idée si simple. Sa rêverie s’évanouit toutefois aussi vite qu’elle s’était manifestée lorsqu’il remarqua l’embarras du jeune prince en face de lui. Ce dernier avait réglé les menus détails du programme de la nuit avec ses suivants avant de revenir vers lui. La surprise étreignit le comte lorsqu’il observa le jeune homme lui tendre une main hésitante.

“Votre soutien m’importe énormément. Je ferai en sorte de ne pas vous décevoir.”, déclara-t-il en serrant la main pour entériner leur accord. “En gage de reconnaissance, je vous prie de prendre Vritra avec vous. Au vu de votre affinité, vous serez son parfait cavalier. Je vous demanderai simplement de la ramener régulièrement au camp si nous voulons profiter de sa digne descendance.”

Une fois de plus, le prince de glace laissa tomber son masque de froideur devant le cadeau que venait de lui faire le comte. Ce dernier afficha une mine satisfaite face à cette réaction enfantine.

“La nuit ne fait que commencer. Si vous désirez vous joindre aux autres travailleurs, vous aurez l’occasion de vous amuser, boire, danser et chanter. Cela leur fera sûrement plaisir de passer un moment privilégié avec leur prince.”

C’était également l’occasion pour le porphyrogénète de gommer l’image inaccessible et froide qu’il donnait de lui-même à ses sujets. L’occasion de regagner des points de popularité en somme. S’il devait revenir régulièrement au camp, autant qu’il se familiarise avec les personnes qui le composaient et qui assuraient en bonne partie la bonne conduite de ce projet. Alors qu’il s’éloignait de son invité, le lion revint rapidement sur ses pas. Il avait oublié de lui apprendre un élément important vis-à-vis de cette unité d’élite.

“Au fait, si jamais vous venez à intégrer les Kshatriya, vous serez directement sous mes ordres. J’ose espérer que cela ne vous dérange pas, Prince Tarek. Sur ce, je vous souhaite de passer une bonne soirée parmi nous.”

Si l’entretien n’avait pas commencé sous les meilleurs auspices, force était de constater qu’ils avaient réussi à rattraper la situation. Ainsi s’acheva cette journée qui avait commencé sur l’arrivée imprévue d’un prince retors, au cœur d’écailles et au souffle d’or.