Il ne sait plus vraiment où il en est, Vangelis.

Une épaule salement amochée, il se tient le bras mollement et avance entre les arbres en esquivant les branches – c'est plus un réflexe qu’une envie de sa part. Il y en a une que son radar ne capte pas et, inéluctablement, elle lui érafle la joue. C’est à peine s’il réagit, grimaçant un peu, mais la douleur est presque inexistante s’il compare à celle de son bras.

S’il compare à celle qui déchire son cœur.

Il ne lui semblait pas être capable, encore à ce jour, de ressentir autant de détresse. Autant de désarroi. D’être aussi perdu qu’il l’avait été dans la neige, près d’une décennie auparavant. Cependant, lorsque son regard se lève et qu’il ne voit pas la moindre trace de blanc, Vangelis se sent démuni.
Il n’est plus un enfant ; cet enfant à qui l’on a tout arraché, pour qui la vie ne signifiait plus rien, n’avait plus de saveur ni d’intérêt. Non, il n’était plus ce jeune homme qui avait eu besoin qu’on lui remonte les bretelles pour qu’il voit : la vie n’est pas si mal, s’il y prête un peu d’attention.

C’était ce que Mirae lui avait dit.
Seulement, Mirae n’est plus là.

La chute de ses pensées lui transperce le cœur et, bien heureusement, le fait s’arrêter instantanément dans ses pas. Ce sont ses yeux qui s’écarquillent alors momentanément en réalisant où il se trouve. Là, à quelques mètres de lui, c’est un autre genre de chute qui l’attendait ; le bout de la falaise se présente à lui comme un rappel. Ce n’est pas la fin. Il se le répète ; ce n’est pas la fin.
Même à cet endroit qui semble se terminer, il voit la mer qui s’étend à perte de vue et sent l’air marin qui lui emplit les poumons. Ce n’est pas une fin, c’est simplement le début de quelque chose d’autre. Alors Vangelis se perd en contemplation face à la nature qui se déchaîne en contrebas, comme son âme qui hurle en son sein, tandis que ses rubis perdent encore en intensité. Il s’y perd tant et si bien qu’il n’y a plus rien d’autre. Rien que lui et la mer, au bord de la falaise.

Ce jusqu’à ce qu’une forme se dessine au coin de ses yeux et le tire de sa rêverie. Il cligne plusieurs fois des yeux, pense un instant que c’est un fantôme qui lui rend visite, puis voit clairement que ce n’est qu’un étranger qui se balade un peu proche du bord. Vangelis ne s’attendait pas à croiser une autre âme si loin de la civilisation – c'était l’une des raisons l’ayant poussé à s’éloigner autant, pour trouver un moment de paix pour se recentrer sur lui-même, pour chasser ce sentiment d’être perdu au beau milieu du désert qui dominait son être.

Il ne sait, au premier abord, s’il se doit de s’approcher - la personne se tient loin, plus ou moins une trentaine de mètre les séparant. Seulement, Vangelis ne se sent plus de regarder l’horizon tout en sachant qu’il n’est plus seul. Ça n’est pas l’idéal pour se recueillir.
Il soupire tout en se glissant une main sur la nuque, mal-à-l’aise. Incertain quant aux raisons ayant amenés cette personne si proche d’une chute potentiellement mortelle, Vangelis ne peut pas sciemment l’ignorer tant qu’il ne se sera pas assuré que tout va bien. Qu’il n’y a nulle raison de s’en faire. Alors il avale en un instant la distance entre eux et lève une main en signe de bienveillance pour ne pas l’effrayer, sait-on jamais.

« Hé, faîtes attention au bord ! Il peut se révéler glissant, si l’on n’y prête pas attention... » Il grimace à ses propres mots, sachant pertinemment qu’il aurait pu gérer ça avec un peu plus de finesse. Son inquiétude se laisse sûrement sentir, un peu trop à son goût. Il ne voudrait pas avoir l’air d’un papa poule, heh.

Heh...

Une pointe de honte s’immisça dans les fissures de son cœur dès la première réaction de l’étranger. Son inquiétude était superflue. Le jeune homme ne courrait certainement aucun danger, mais se devait-il d’en être certain dès le premier coup d’oeil ? Vangelis se rassura en songeant que la prudence n’était jamais inutile, et s’il en croyait les mouvements de recul entreprit par l’étranger, son avertissement n’était pas véritablement considéré de trop. Il était pris au sérieux, malgré la bêtise que ses mots pouvaient inspirer au premier abord. Tout du moins, sa bienveillance avait atteint sa cible et, dans la finalité, c’était tout ce qui lui importait sincèrement. Ce simple geste de sa part eut raison du trouble de son palpitant et lui permit de souffler son soulagement, sa main précédemment levée venant se poser alors par-dessus les battements effrénés dans sa poitrine qui reprenaient un rythme plus stable au fil des secondes.

Au début, le manque de réaction et, en particulier, d’expression visible sur le faciès du jeune homme, Vangelis ne parvenait pas à rester serein. Rien ne lui indiquait qu’il avait raison, ou tort, de songer à une aussi terrible finalité. Le long silence lui pesait sur la conscience et, pendant une fraction de seconde, le chevalier avait hésité à faire le premier pas vers sa tranquillité d’esprit. S’il devait l’attraper par le bras et l’amener loin du bord pour s’assurer que la faucheuse ne convoitait pas si tôt l’étranger, alors il l’aurait fait.

Heureusement pour le blanc, des mots lui furent finalement adressés - après ce qui lui avait paru être une éternité, mais ça ne devait être dû qu’à son inquiétude accrue. Tant de secondes ne devaient pas s’être écoulées.

Ce fut alors à son tour d’hausser les sourcils dans sa surprise d’entendre un langage aussi familier envers sa personne ; non pas qu’il se considère comme ayant une importance particulière, il n’était tout bonnement plus habitué à force de ne côtoyer que des chevaliers et autres personnes de foi. C’était... rafraîchissant. Sans s’en rendre compte, Vangelis baissa un peu sa garde, ce qui se remarquait dans sa posture qui se relâchait légèrement, ses épaules qui perdaient en tension et reprenaient leur aspect de porteur de fardeau.

« Je l’admets, ça me rassure vraiment. Je ne pensais pas croiser quiconque d’aussi proche de la falaise, pour une autre raison que de... Enfin. »

Le temps d’un soupir et le jeune homme le déconcerte de nouveau avec une question parfaitement inattendue. Sans le vouloir, la confusion de Vangelis marque ses traits par l’écarquillement momentané de ses yeux et la légère ouverture de sa bouche qui ne laisse échapper aucun son. Sur quelle partie devait-il se sentir davantage perturbé ? La ville mentionnée n’était pas exactement tout proche, il ne comprenait pas la route prise pour parvenir dans ce coin aussi reculé. Au-delà de ça, il notait bien la mention à son habitude – tout du moins le devinait-il - à se perdre.
Avec ces informations en tête, le chevalier se mit à froncer les sourcils dans une moue pensive, les bras croisés tandis que l’une de ses mains vint se quérir de son menton. Une légère douleur provenant de son bras, provoquée par son geste, le fit brièvement grimacer. L’heure n’était pas d’y prêter attention, ni à ça, ni à quoi que ce soit d’autre. En vérité, cet étranger se révélait être une aubaine ; oui, il était une parfaite distraction de tous ses tourments.

« C’est-à-dire que... Oui, je sais où c’est. De notre position, je dirais que c’est à l'est ? » Indiqua alors Vangelis en regardant autour de lui, et se rappelant son propre itinéraire pour arriver jusqu’ici. Il se permet également de lui adresser la même familiarité, se disant que ce serait plus simple de poursuivre sur un même pied d’égalité plutôt que de s’efforcer à mettre un écart entre eux. « C’est entre Ios et Ellium, donc j’imagine que tu ne viens ni de l’un ni de l’autre, auquel cas tu serais tombé dessus... N’est-ce pas ? »  

Une nouvelle moue s’installa sur le visage du blanc pendant qu’il pesait ses mots, ne sachant comment converser avec cet inconnu et s’il devait marcher sur des œufs ou s’il pouvait être direct. Il ne savait si son tact était suffisant, alors il observa un peu longuement son visage inexpressif à la recherche d’un indice de vexation ou toute autre émotion. Il n’osait pas s’approcher non plus. Aucune confiance ne régissait cet échange hasardeux et la méfiance ne quittait jamais véritablement Vangelis qui imaginait trop souvent, trop facilement, une dague dissimulée dans le dos de toute personne croisant sa route. C’était à peine s’il se tourna, gardant un visuel minimum sur le jeune brun, alors qu’il pointait vaguement une direction au travers des arbres.

« Ça devrait être à peu près par là, mais c’est difficile à visualiser correctement depuis la falaise. Aucun vrai indicateur de notre position. »

Vangelis ne savait plus que penser.
Quelque chose ne tournait clairement pas rond chez cet homme. Chaque mot prononcé dans ce même ton monotone, avec ce même visage inexpressif, le poussait à croire qu’un fantôme conversait avec lui. Peut-être était-il arrivé trop tard et, contrairement à ce qu’il clamait, ce n’était pas qu’une malheureuse boussole qui avait trouvé son chemin en contrebas. Une pensée parfaitement irraisonnée. Seulement, l’homme face à lui était étrange à ce point ; assez pour le déboussoler et lui faire perdre sa méfiance habituelle, malgré sa présence à un endroit pareil. Malgré l’arme glissée à sa ceinture.

Le chevalier cligna des yeux à plusieurs reprises, absolument stupéfait par le comportement démontré par son homologue. Où comptait-il se rendre en poursuivant ce chemin inconnu ? Ce n’était pas la voie que Vangelis venait de pointer. Devait-il voir, là aussi, un signe bizarre des Dieux, ou de son esprit tourmenté ? Il n’était pas astromancien, ni devin, ni quoi que ce soit de ce genre. Interpréter les signes divins ne faisait pas parti de ses compétences. Il réalisa bien vite que le cheminement de ses réflexions ne pouvait être le bon et, cherchant à se vider la tête, il secoua un moment la tête tout en passant une main lasse dans ses cheveux.

Si ses spéculations parurent terriblement longues, son regard pouvait encore s’accrocher à la silhouette de cet être mystérieux, lui signifiant qu’une poignée de secondes seulement s’était écoulée. Difficile de croire qu’il ne s’agissait en réalité que d’un drôle d’énergumène que la vie avait hasardement posée sur sa route. Mais était-ce vraiment plus censé que de songer que c’était un résidu d’âme accroché à cet endroit ? Vangelis n’avait pas pour désir de continuer sur cette ligne de pensée et s’arracha lui-même à son inaction en s’approchant à grands pas de ce fameux phénomène ambulant.

«  Hum, excuse-moi ! Je ne pense pas que tu te diriges au bon endroit ! »

Vangelis ne s’exclama pas avec autant d’assurance qu’il l’aurait souhaité, mais sa voix tremblante représentait bien l’agonie de son esprit qui peinait à mettre de la cohérence à ce qu’il vivait. Durant une fraction de seconde, il songea à tenter une approche physique ; si sa main se refermait autour du poignet de cette personne, elle ne pouvait être que réelle, n’est-ce pas ? Ceci dit, il se ravisa rapidement et ses doigts n’arrivèrent pas suffisamment proches pour ne serait-ce qu’effleurer la manche du brun. Il ne voulait pas véritablement avoir la réponse à sa question – ou, s’il était un être aussi vivant que lui, s’attirer ses foudres par la faute d’un geste manquant cruellement de courtoisie.

Reculant vivement d’un pas pour ne pas envahir son espace vital – ce que lui-même n’apprécierait pas, le chevalier pose une main contre son torse au niveau de son cœur, à la manière d’un serment sur le point d’être formulé. L’expression solennelle sur le visage de Vangelis, en tout cas, semblait y faire penser. Il avala sa salive avant de commencer à prononcer ledit soi-disant serment qui, de toute évidence, lui tenait très à cœur.

«  Si tu me permets... Je voudrais me rendre utile. » Plantant ses talons dans le sol, il pivota suffisamment pour pouvoir tendre une main vers l’Est, là où il pensait que l’homme devait se rendre. S’il était véritablement humain, alors il aiderait simplement son prochain, comme il l’avait juré. S’il s’avérait que c’était effectivement une âme égarée, il trouverait un moyen de la sortir de sa boucle infernale vers la réincarnation. «  Il me faut également retourner en ville, alors je peux t’accompagner pour une partie du chemin, au moins jusqu’à ce que je sois sûr que tu puisses retrouver ta route. »

De ses mots, on pouvait presque sentir une supplique silencieuse, transmise également par un éclat nouveau dans le terne du rouge qui maculait son regard habituellement éteint. Il lui était rare de trouver un but dans sa vie morne et, dans ces moments où seule la souffrance semblait l’habiter, c’était exactement ce dont il avait besoin pour se remettre sur le droit chemin. Finalement, qui menait qui vers la bonne voie ?