Dormaient entre ses mains frêles et tremblantes les dernières réminiscences de son enfance. Les restes de sa mère, qu’elle étreignit bien plus en cet instant qu’elle ne l’eût fait les vingt années précédentes. Toute sa vie choyait paisiblement entre ses paumes caleuses, dans un silence occasionnellement rompu par les bons sentiments que quelques rares citoyens souhaitaient venir exprimer. Le regard fuyant, le pragmatisme de la future Dame de Thuléa s’était éclipsé derrière un air navré, des lèvres sèches et des yeux humides.

Le regard fixé sur l’urne qui s’imposa comme dernière demeure de sa génitrice, l’instant était pénible. Bien plus qu’elle ne se l’était jamais figuré. Toute sa vie adolescente, elle avait estimé qu’après toute la hargne employée à haïr son père, la perte d’un second parent serait plus facilement vivable. Il n’en était rien. Si lui était détestable et froid, elle était aimable est chaleureuse. Si lui était intransigeant et excluant, elle était miséricordieuse et attentionnée.

Si lui était haï, elle était aimée. Et c’était là toute la différence.

S’en voulant de penser ainsi des morts, Galahad inspira profondément en chassant d’un revers de pouce une larme cristalline qui commençait à poindre. Elle inclina une ultime fois la tête à l’attention de l’assistance et remercia aussi gentiment que possible les visiteurs sur le départ. A voir leurs mines déconfites et incertaines, elle comprit qu’il serait excessivement ardu de se montrer à la hauteur de sa mère, de ne pas être pour ces pauvres gens qu’une déception attendue.

Arpentant dans un silence religieux les couloirs de sa demeure familiale, elle alla déposer l’urne funéraire au sommet de la cheminée de pierre du hall d’entrée. Elle se remémora alors les dernières volontés de sa mère, qui même dans la mort souhaitait habiter symboliquement sa si chère maison et garder un œil sur les invités pour « s’assurer qu’aucun d’eux ne veuille du mal à la prunelle de ses yeux ».

Observant le réceptacle métallique, cette même prunelle fut cette fois bien incapable de retenir une larme, abasourdie par l’idée qu’un objet si petit et insignifiant pouvait contenir quelque chose de si colossal pour elle. Plus grand encore que l’entièreté de l’île, s’il fallait être honnête.

Tournant les talons pour focaliser son attention sur autre chose, elle rebroussa chemin pour quitter la demeure, le besoin de sentir la fraicheur de l’air sur sa peau devenant pressant. Ses pas suivirent instinctivement le sentier de pierre, forts d’une habitude mille fois répétées. Sa carcasse s’arrêta sous une arche de bois où quelques vignes épineuses s’entrelaçaient autour des reliefs d’ébène.

Elle contempla un instant son jardin extérieur, garni de fleurs aux couleurs flétries et formes sordides. Semblable à une nature morte, le paysage semblait figé dans le temps, contraint de ressasser une fois encore la même histoire. Un petit havre de paix qui s’était avéré bien pénible à ériger, sur cette terre maudite où même le blé rechignait à sortir de terre.

Pour Galahad, cet endroit était ce qui s’apparentait le plus à un sanctuaire. Un endroit isolé, intime, béni d’un silence apaisant. Elle prit place sur un banc de pierre offrant un splendide panorama sur une fontaine de pierre asséchée où de la mousse rosée avait commencé à jaillir. L’œil perdu le long des reliefs des statues incrustées sur la colonne de la fontaine, elle reprocha au sort de s’acharner ainsi sur elle.

Sa vie allait au-devant de lourds changements, et bientôt il ne serait plus possible pour elle de n’être qu’un spectre errant. Voilà qu’elle se retrouvait sur le point d’endosser les responsabilités qui avaient précipité sa mère vers le trépas.

Deux doigts vinrent alors replier sa tunique blanche de peur que celle-ci ne se mette à trainer par terre et ne se salisse. La poitrine gonflée d’un air revigorant, la jeune femme tâcha d’occuper son esprit à autre chose qu’au deuil, en vain. La nuit allait être difficile, et les prochaines années plus encore.

« Pitié, venez-moi en aide. Guidez-moi à travers cette brume et offrez moi la force d'affronter le lendemain. » Dit-elle au travers d’un murmure soufflé à l’attention des Dieux qui – elle en était sûre – étaient hélas occupés à de plus grands desseins.

Les mains posées sur ses jambes croisées, elle inspira profondément l’air revigorant du jardin dans l’espoir que cette brise nouvelle dissipe la brume qui ternissait son esprit. Le regard confus et le cœur battant si fort qu’elle le sentait dans ses tempes, de l’anxiété fit son chemin entre ses côtes une fois les derniers échos de sa prière dispersés dans l’indicible. Comme si malgré tout ses efforts pour demeurer lucide dans cette crise personnelle, c’était la première fois qu’elle prenait du recul et réalisait vraiment ce qui était en train de se produire.

Elle qui d’habitude dénichait dans la présence divine une étreinte réconfortante et chaleureuse se trouva bien amère, car ce qui était naguère sauveur s'improvisa maintenant bourreau. Cette innocente supplique l’avait mis devant le fait accompli : Elle n’avait plus personne.

Fort heureusement pour elle ; un miracle se produisit. Ni révélations incroyables ou épiphanie soudaine, seulement un jeune homme, grand, digne et apparaissant d’une démarche assurée. Surprise dans son sanctuaire et définitivement peu apprêtée pour la conversation, il lui fallut une seconde pour mettre de l’ordre dans ses idées et éviter à sa voix de trop trahir sa peine.

« C’est terrifiant. Comme malgré que la finitude nous soit promise dès notre premier souffle, c’est toujours une surprise de l’accueillir dans son quotidien. » Il lui fallut racler sa gorge pour épargner à sa mélodie d’ordinaire douce et délicate quelques malheureuses fausses notes.

Par respect envers l’individu, elle se redressa sur ses pieds et inclina poliment la tête en sa direction, les mains alors jointes sur le bassin. Elle accompagna sa salutation d’un quart de sourire dont la faiblesse était de circonstances, le monde lui pardonnerait bien de ne pas se montrer euphorique.

« A dire vrai, je crois que je demande simplement trop de choses pour que mes désirs soient un jour exaucés. » Un petit rire soufflé vint accompagner son trait d’esprit, encore que cette fois aucun sourire n’appuya son effort.

« Pensez-vous qu’il soit égoïste de ma part de demander la force de traverser une épreuve pourtant prévue par les Dieux ? Ne devrais-je pas simplement l’accepter et faire confiance à leur discernement ? Peu importe à quel point j’aimerais m’y conforter, je.. » Une pointe de frustration lui fit reprendre son souffle, l’émotion sur le point de supplanter la raison. Elle préféra ainsi se taire, laisser sa question planer sans plus de détails.

Peut-être paraîtrait-il d’ailleurs présomptueux de poser pareille question à un inconnu, mais la situation avait privé à Galahad un peu de sa sagesse. Ni l’humour ni la distraction ne pouvaient extirper ses pensées du problème. Peut-être avait-elle simplement besoin de mettre des mots sur ses ressentis, les confronter à la vision d’autrui.

« Je vous présente mes excuses si j’ai pu paraître quelque peu distante durant la cérémonie, et je vous remercie d’ailleurs d’avoir eu la gentillesse d’y assister. J’aurais aimé offrir aux invités une meilleure image de l’île et de moi-même, dans de meilleures circonstances. J'espère avoir l'occasion de faire amende, dans le futur. » Bien que le deuil et sa morosité étaient adéquats avec les décors mornes et éculés de Thuléa, la jeune fille avait comme projet de vie d’apporter une vision différente. Hélas, elle essuyait en ce jour un premier échec, une bien piètre prestation en dépit de sa qualité de futur seigneur, pensa-t-elle.

Son regard se détacha enfin de la silhouette de l’inconnu. Pendant une seconde, elle remarqua au loin la silhouette d’un arbre dont la taille imposante et les couleurs ternes présageaient de son grand âge. Un arbre, une création naturelle qui était si parfaitement en place qu’il serait difficile d’imaginer le panorama sans elle, quand bien même il ne lui semblait pas l’avoir déjà aperçue. Derrière son feuillage froissé et son écorce millénaire, il avait dû assister à bien plus de drames que Galahad ne pourrait un jour l’imaginer. Tant et si bien que cette petite averse qu’elle percevait comme orage ne devait être pour cet arbre qu’une simple goutte d’eau suspendue à la pointe d’une feuille.

Peut-être ainsi que la réponse se trouvait dans l’éternité, que le temps permettait effectivement de pardonner à la vie ses sauts d’humeurs, voire qu’il serait possible de s’y accoutumer ?

Diable, elle était beaucoup plus émotive qu’elle l'imaginait.

Plaçant délicatement entre ses doigts une feuille grisâtre à la peau craquante et aux nervures rose pâle, Galahad cogitait. Trop de souvenirs et d’émotions se heurtaient aux parois de son esprit pour pouvoir les appréhender avec lucidité et précaution. Elle qui se figurait souvent comme rendue sage par son exil et son érudition se retrouvait face à ses propres contradictions, aux limites de son intellect et de sa maturité. Il y avait longtemps qu’on ne lui avait pas tenu tête de la sorte, qu’on n’avait pas rejeté ses refuges. Peut-être en avait-elle besoin, peut-être n’était-elle pas du genre à accepter le réconfort, à évoluer dans l’adversité.

Plissant le regard sur cette maudite feuille qui accapara bien plus d’attention que de raison, la jeune femme ne put s’empêcher d’échapper un soufflement de nez, semblant apprécier la tournure de la conversation. Un peu d’honnêteté ne pouvait pas faire de mal, surtout après le bal d’hypocrisie et de bienséance dont elle s’était faite l’organisatrice.

Pour autant, la vision de ce jeune noble la perturba. Toute sa vie, elle avait vu ce genre de philosophie comme empreinte d’orgueil et d’une fausse émancipation. Les Dieux, s’ils n’interféraient pas systématiquement dans le cours de la vie, demeuraient les garants du libre arbitre de chacun. Si choisir de les ignorer n’était qu’une des centaines de possibilités accordées par les divins, rejeter leur intercession n’était qu’aveuglement. Et des poisons qui pouvaient contaminer l’âme, Galahad avait en horreur celui de l’orgueil.

En tant que rejetonne des Dieux Créateurs, elle ne pouvait que demander la grâce nécessaire à son élévation, la vertu requise pour approcher un peu plus son existence du Nirvana.

« Ont-ils seulement besoin d’agir en personne ? Parfois le destin ne nécessite rien de plus qu’une petite étincelle pour sortir quelqu’un de la pénombre, disperser sur nos chemins un samaritain, une révélation, ou bien un invité curieux de visiter des jardins. La différence est que vous justifieriez votre présence par le hasard et l’errance, là où d’aucuns pourraient y lire une idée plus large. » Accompagnant son petit trait d’esprit d’un sourire poli, Galahad releva le nez vers le jeune homme, faisant signifier dans son regard doux et compréhensif qu’aucune offense n’avait été commise.

« J’apprécie toutefois votre franchise. Les gens d’ici demeurent assez prudes lorsqu’il est question de contester l’ordre établi des croyances. Le réconfort ne prend pas toujours la forme d’une embrassade, parfois il ressemble à un coup de pied dans la fourmilière. » Prolongeant son sourire pendant une seconde, elle prit le temps de détailler d’avantage le nordien, se sentant assez en confiance pour badiner une fois encore. « Et vous semblez d’ailleurs du genre à apprécier bousculer le quotidien de ces petites fourmis. Si vous me permettez l’expression. »

Laissant enfin la feuille s’envoler, Galahad prit une profonde inspiration, cherchant ensuite à éclaircir sa voix du chagrin et des larmes encore amalgamés dans sa trachée. Interdite à l'idée de laisser s’effriter la façade de son visage d’albâtre, ce n’est avec rien d’autre que de la gentillesse et de la considération qu’elle continua d’échanger des regards avec son interlocuteur. Fierté thuléenne oblige, il lui fallait maintenir la tête hors de l’eau. Les confessions de minuit et le simple esprit de camaraderie étant alors à ses yeux des luxes qu’elle ne pouvait plus se permettre d’apprécier.

« Beaucoup de gens présents aujourd’hui ne la connaissaient point. A dire vrai, cela me gêne même un peu. » Une main alla masser sa nuque, trahissant un certain inconfort à l’approche du sujet épineux. « Tous sont venus saluer le Seigneur défunt, personne n’est réellement venu honorer la mémoire de la personne qu’elle était. L’on m’a vanté sa discipline, son efficacité, mais personne n’a parlé de sa gentillesse, de la tendresse de ses mots et de ses gestes. J’ai eu beau me préparer toute ma vie à vivre cet instant et à reprendre le flambeau, à l’heure actuelle, je n’arrive à penser à rien d’autre qu’au fait que si je pourrais peut-être devenir un seigneur digne, je n’égalerai jamais ses qualités humaines. »

Presque résolue face à cet ultime constat, c’est un énième soupire qui quitta ses lippes et acheva de signifier sa tristesse. Thuléa avait perdu son seigneur, mais Galahad avait perdu sa mère. Chose qu’elle trouvait pénible de ne pas pouvoir partager honnêtement.

« Vous n’êtes pas un intrus, si je puis vous rassurer. Je crois seulement ne rien avoir à partager, sinon ce qui est déjà évident. Il faudrait un véritable miracle pour dissiper ce brouillard, et je doute qu’il me suffise d’agir et combattre pour en faire survenir un. C’était d’ailleurs là l’intention de ma prière, demander la force de surmonter cette perte, car je sais ne pas en être capable de moi-même. Hélas, le monde n’attendra pas mon rétablissement pour tourner, et l'on attend de moi que je me remette déjà en selle. » Il fallait juste trouver comment.

Son visage de porcelaine demeurait impeccable, comme satiné par une poudre épaisse qui tentait de combler les brèches évidentes sur le point de céder. L’oreille toujours attentive, elle écoutait son homologue sans broncher, ne trahissant son appréciation qu’au travers de lents et délicats hochements de tête. L’air songeuse, un index glissa le long de la courbure de son menton. Il la considérait comme différente, mais l’était-elle vraiment ?

Toute sa vie avait été placée sous le signe de la différence. Enfant indésiré et anecdotique d’une île maudite oubliable, vie solitaire et inintéressante et ascension au pouvoir controversée et de mauvais augure. Sûrement avaient-ils raison, que si l’univers entier s’acharnait à lui faire comprendre qu’aucune demeure ne serait jamais sienne et qu’aucun nuage n’épargnerait son chemin, alors il fallait s’en accoutumer.

Etait-ce là la solution ? Se désolidariser de ses états d’âme, embrasser cette existence préconçue que son peuple avait façonné pour elle ? Le cœur noir, elle commençait à y entrevoir une solution.

Pourtant, y avait-il seulement plus attendu et banal qu’une jeune fille pleurant la disparition de sa mère ?

« La vie à Thuléa n’est pas semblable à celle du reste de la thalassocratie. Ici, il n’y a qu’en gardant en tête la promesse d’une transcendance et d’une vie meilleure que les locaux peuvent dompter le quotidien. » Elle inspira profondément, sa voix se faisant de plus en plus assurée, comme si le tonnerre qui grondait dans ses cordes vocales et rendait son chant acre et hésitant s’évanouissait peu à peu.

« La mort, la pauvreté, la maladie, la guerre, les efforts, le quotidien, la honte. Nous portons tous cela en nous, dans notre sang, et nous n’avançons qu’avec la rédemption en tête. Notre force est de nous y accoutumer, comme ma mère avant moi, et sa mère avant elle. Comment ne pas céder à la folie si nous n’avons pas de destin auquel nous remettre, lorsque le ciel est constamment gris et la terre constamment morne ? Nous sommes les descendants de cet avenir, peut-être proche, peut-être lointain, les artisans du nouveau monde que nous aiderons à bâtir malgré la tempête. »

La question était honnête, se détourner de la voie divine était un luxe que seules les civilisations les plus confortables pouvaient s’offrir sans culpabiliser. Comment expliquer à un enfant qui ne verra sous ses yeux que la misère et l’épuisement qu’il faut croire en ses rêves et que sa situation ne dépend que de sa volonté. Comment lui dire qu’il est juste et naturel qu’ailleurs, d’autres enfants comme lui connaissent une vie plus pérenne et agréable.

Les thuléens ne réfléchissaient pas ainsi, ils savaient leur existence incongrue et leur histoire pécheresse. La difficulté n’est pour eux pas un mal dont il faut se plaindre, mais un obstacle qu’il faut escalader vaille que vaille.

Galahad observa une dernière fois le sol, avant d’estimer qu’il était indigne de sa part de le contempler plus que le ciel.

Elle se releva en silence, les épaules et le dos droit. Les sourcils froncés dans ce qui aurait pu s’apparenter à une colère piquée, elle opina une dernière fois du chef comme un soldat acceptant les ordres, et se détourna vers le Seigneur voisin, solennelle et fière.

« Savoir nos proches transportés vers un endroit meilleur et savoir que les malheurs qui nous tombent dessus font partie d’un plan plus grand encore, c’est un peu ça, être de Thuléa. Peu importe la sournoiserie de la houle et la mer en ébullition, nous avancerons toujours vers l’éclaircie. Même battus par les flots, nous ne sombrons pas. Je vous remercie de me l’avoir rappelé. »

Elle lui tendit ainsi respectueusement la main, son regard encore rougeoyant de nouveau vivace et sérieux. On devinait aisément que dans sa caboche commençaient à fuser des idées, galvanisées dans leur inspiration par cette motivation renaissante.

« Galahad Khiara Lindfall, Seigneur de Thuléa la Maudite et indéfectible soutien à la Thalassocratie. C’est un réel honneur de pouvoir vous compter parmi nos alliés, Seigneur Jotunheim. J’ai hâte de pouvoir travailler à vos côtés, et je m’enjoue de savoir Nordahl sous votre future bienveillante. »

Les formalités enfin faites, elle acquiesça une ultime fois, avant d’adresser une dernière pensée au début de conversation.

« Vous avez raison sur un point, celui qu’il est caduc de penser que reprendre le flambeau, c’est de reproduire à l’identique. Je ne dois pas être une copie de ma mère, mais simplement être à la hauteur de son héritage. Espérons que le destin – et toutes les étincelles qui semblent paver mon chemin, m’aideront en ce sens. »