Inspiration…

Les pensées s’accumulent dans sa tête, se rejoignent pour former une sphère, un amas de mots emprisonnés dans son monde mental. Geon est là, à les regarder tourner à l’unisson. Elles dégagent une sombre aura, car elles représentent toutes les tensions accumulées depuis ces derniers mois.

Il les observe, les contemple comme un tableau sur lequel on aurait laissé toute ses émotions négatives transpirer sur le bout de son pinceau. Calme, détendu, il laisse ses poumons se remplir d’air, stopper son mouvement pour en ressentir toute la pureté s’imprégner dans son être.

Expiration…

Et les pensées s’envolent, se détachent et s’évaporent dans sa tête comme les aigrettes d’un pisenlit. Elles disparaissent, s’extirpe de son esprit, loin de lui. Tout n’est que calme et tranquillité.

Inspiration…

Il sent l’air nouveau, frais, rentrer par ses narines, longer sa gorge jusqu’à remplir ses poumons de pureté.

Son cerveau n’a plus aucune pensée négative, ou alors si elles réaparaissent sous ses yeux clos, il les observe, les contemple avec intérêt avant de les laisser s’en aller à nouveau.

Expiration…

Les pouces collées, installé confortablement en tailleur, il s’était accordé un instant de repos dans sa tente, il avait besoin de cela pour se montrer le plus clair dans sa tête, pour accueillir les autres et leurs troubles, pour supporter et recueillir les inquiétudes des uns, pour affronter et éloigner les menaces extérieures.

Ainsi, il se sent en paix avec lui-même.

Lorsqu’il émerge petit à petit de cet état de pleine conscience, que son esprit somnole encore, les conversations près de sa tente l’incite à se lever pour se tenir informé des problèmes dans le campement. Il avait stipulé de venir le déranger si quelque chose se passait, manifestement il n’aurait pas besoin d’attendre qu’on vienne à lui pour le comprendre.

Quelques soldats ont été envoyés à diverses tâches pour préparer la nuit, alors il ne devrait pas être étonné de voir encore ici les nouvelles recrues installés au campement à surveiller les lieux en attendant les vétérans. Geon est le plus haut gradé de cette petite troupe, alors il se doit d’être présent, de montrer l’exemple.

Lorsqu’il quitte sa tente, sa carrure, ainsi que son visage déformé par la cicatrice et le regard bicoloré ne donne pourtant aucun indice de cet état de tranquillité qui sommeille en lui. Le visage fermé, le regard perçant, on dirait presque qu’il se trouve au contraire plus contrarié qu’au moment de son isolement.

Geon n’a jamais été très doué pour avoir une expression douce et accueillante, les anciens le savent et parfois ils se moquent gentiment de cela lorsque les nouvelles recrues partagent leurs inquiétudes vis-à-vis de lui.

Il s’y est fait, enfin, il n’a pas vraiment le choix.

Sans un mot, il suit rapidement les échanges entre les différentes recrues, lorsque le jeune Alear parlent du vol de nourriture, la mercenaire d’Akielos réclame sa quantité tandis que le grand auteur Oniniwa laisse planer l’idée d’un voleur dans le campement.

“Non.” tempère-t-il avant que cette idée saugrenue ne vienne empoisonner l’ambiance du campement. Les regards dirigés vers lui, il se trouve soudainement à court de parole. Geon n’a jamais été un grand bavard, mais il s’efforce à poursuivre.

“Tous le monde mangera ce soir. S’il manque des provisions nous trouverons une solution.” Son attention se tourne tour à tour vers les trois personnes en sa compagnie, il s’imaginait simplement s’assurer de leur état, mais c’est au contraire un regard perçant, presque faussement accusateur qu’il leur offre.

“Je vais voir les provisions, allez vous asseoir” dit-il finalement. Il se dirige vers la tente réservée au stockage de nourriture avant d’en constater les dégâts les sourcils fronçés. L’endroit avait été bien plus sacagé qu’il ne l’avait imaginé. Pensif, il quitte finalement la tente en soupirant.

“Nous avons perdu en tout et pour tout trois bonnes rations.”

Si une seule était manquante, il aurait été facile pour lui de laisser sa part, chose qu’il aurait refusé au grand auteur Oniniwa qui avait besoin de toute son énergie et de sa force pour performer son art. Mais dans ce cas, il semblait plus compliqué de pouvoir fermer les yeux.

“Est-ce que l’un d’entre vous est allé dans la réserve aujourd’hui ?” Une question qui se voulait innocente pour interroger les nouveaux sur ce qu’ils avaient pu voir. Mais le regard de Geon, pauvre martyr avec son oeil sans vie ne parvenait pas à faire entendre la sympathie qu’il voulait montrer.

En ce soir, il regrette que l’un de ses camarades ne soit pas ici pour le seconder et les rassurer sur ses intentions.

Geon s’installe sur l’un des tabourets près du campement, les flammes dansent sous ses yeux avec intensité. Habituellement muet, calme, il aurait préféré savourer en silence son repas tandis que les conversations s’animeraient autour de lui. Mais voilà que ce problème prenait déjà la tête des nouveaux au campement et il ne pouvait malheureusement pas laisser leurs esprits se tourmenter trop longtemps.

Alors quand la première remarque se tourne à son intention, il ferme les yeux, un rictus s’étire sur ses lèvres. Amusé, s’il était seulement capable de mettre cette émotion sur son visage sévère. Il se calme rapidement avant que son expression n’effraie quelqu’un.

Il n’était pas question de trouver un coupable, ou d’en ressortir avec le cœur plein de rancoeur, mais d’apaiser les consciences, les éveiller, peut-être, en attendant de trouver une alternative à ce manque de nourriture soudain. C’est ce que Geon aurait pu se dire, mais son devoir de Lieutenant est également de s’assurer qu’aucun méfait ne puisse démoraliser ses troupes ou les mettre dans un quelconque mal. Le lieutenant lève la main pour apaiser la crainte de l’étranger.

“Je comprends. Ce soir, je méditais. J’ai besoin de calme dans ces moments-là.” Là était son seul alibi, aussi maigre soit-il.

Les conversations se suivent d’elles-mêmes, Geon les regarde tour à tour, les fixant de son seul œil actif, écoutant solennellement ce qu’ils avaient à dire, à exprimer sur la chose.

“Je vous remercie de votre proposition, Andreia-san.” Cela pourrait au moins calmer la faim qui risque se survenir dans la soirée. “Des provisions seront récupérées demain à l’aube, à l’ouverture du marché du village à proximité.” Alors il ne fallait pas s’inquiéter pour l’absence de nourriture, personne ne mourra de faim.

Il fallait alors déterminer de quelle manière répartir la nourriture restante pour le dernier groupe. Une ration était bien trop maigre pour satisfaire trois estomacs. Sans doute, auraient-ils pu se mettre à récupérer quelques fruits ou des plantes comestibles, mais le soir tombe vite et il était déconseillé de s’éloigner du campement pour cela.

Une nouvelle fois, le terme de vol ennuie Geon, qui fait grincer sa voix rauque au-dessus des remarques désobligeantes.

“Évitons de parler de vol ou d’accuser aveuglément qui que ce soit.” dit-il en regardant Ismène et Nobuyuki “Nous sommes des frères d’armes. Le doute et le soupçon n’ont pas lieu d’être.” Surtout pour des rations d’une nuit.

Il y avait une explication, une raison fondamentale à n’en point douter, d’après lui. Il se lève, adressant un bref regard sur les dessins de Nobuyuki. Mais à cette distance, à la vitesse où les dessins sont présentés et avec son œil manquant il lui est difficile de parfaitement distinguer les formes ou de reconnaître les parties du campement.

“Alear, pourriez-vous demander aux soldats aux alentours s’ils ont vu quoi que ce soit d’anormal près du stock de provisions ?” un regard fixe, il le sonde, lui donnant l’interdiction silencieuse de jouer les accusateurs à leur encontre sous l’influence d’Ismène.

“Je m’occupe du registre. Je vais le chercher.” Il l’a laissé dans sa tente à son bureau de fortune. “Andreia-san, Oniniwa-sama, Nous revenons rapidement.”

Il fait quelques pas avant d’interpeller Alear en se rappelant soudainement d’une chose. “Ne mentionnez pas les détails de cette histoire aux soldats, surtout pas à Hiromori-san.”

Asano Hiromori était ce genre d’homme à se passionner un peu trop aux lectures d’enquêtes fictives et dont le passe-temps s’avère de se mêler des affaires qui ne le regarde pas. Si par malheur quelqu’un venait à lui parler de cette histoire, nul doute qu’il se ferait le personnage principal d’une enquête fictive. Un mauvais détective, qui plus est.

Geon ne tient pas à ce qu’une histoire comme cela devienne le centre d’une mauvaise comédie aux yeux des soldats.

Le lieutenant n’a pas pipé un mot devant la remontrance de Nobuyuki, si ce n’est un haussement de sourcil, lui qui n’a jamais été très démonstratif dans ses expressions faciales ne pouvait rien offrir de plus parlant. La surprise d’être rappelé à l’ordre hiérarchique dans un sens qu’il n’a jusqu’alors jamais considéré auparavant, un noble souhaitant être nommé à la même enseigne qu’un autre soldat ? Voilà qui aurait de quoi amuser certains vétérans de l’armée au coin du feu.

Lui, en revanche, se contentera de se montrer silencieux à ce propos.

Lorsqu’il quitte Alear pour rejoindre sa tente, la voix de Nobuyuki le fait retrouver sa posture droite de Lieutenant, ce “Je viens avec vous” le paralyse, attendant sa venue avant de hocher finalement la tête.

“Si vous voulez.” moins assuré que précédemment, avait-il quelque chose à lui dire ? Pour quelles autres raisons le jeune homme souhaiterait l’accompagner ? Ses pas le guident en direction de sa tente sans dire un mot, plongé dans ses pensées ou bien complètement muet comme à son habitude, nul ne le sait, il marche sans se presser en laissant à l’homme toute l’occasion de lui faire ses confidences.

Un silence, ses pas s’arrêtent avant de rejoindre sa tente avant de soupirer.

“Parfois, ce qui semble être une pénibilité nécessitant qu’on s’y penche sérieusement est en réalité moindre. L’entente et la confiance est parfois bien plus nécessaire que son propre confort”

Les yeux clos, il savait bien que ce genre de choses ne comptait que pour lui. “Je ne peux malheureusement pas vous en empêcher tant que cela ne nuit pas au moral du groupe, ma préoccupation et ma responsabilité est de résoudre le problème principal : le manque de ration pour le dernier groupe de garde. Selon ce qu’Alear obtiendra comme information, nous aviserons.”

Près de la tente, un bruit sourd se fait entendre, mais, sans y prêter attention, Geon poursuit :  

“Veuillez m’attendre ici. Je n'en ai pas pour longtemps.”

Et aussitôt, le Lieutenant s’enfonce dans sa tente laissant Nobuyuki devant l’entrée.

En entrant dans la tente, il laisse son regard se perdre sur le désordre soudainement provoqué dans les environs. L’oeil attentif, il ne lui faut pas longtemps avant de constater la présence d’un indésirable dans ses quartiers.

Comment était-il arrivé jusqu’ici ? Le fait est que sa première réaction de le faire déguerpir s’estompe à la vue de l’animal.

Il prend le temps d’évaluer la chose.
De peser le pour et le contre.

Et finalement son coeur d’artichaud prend le dessus sur tout.

Lorsqu’il rejoint le petit groupe au coin du feu en train de discuter, il porte à son bras un drap qu’il a ramené avec lui ainsi qu’une sacoche tenu par l’intérieur de son coude.

“Je crois avoir trouvé ce que nous cherchions.”

Un coupable, est-il le seul ou étaient-ils plusieurs ? Le fait étant que lorsque Geon déplie le drap sans aucune crainte, le raton-"voleur" tant imaginé par la mercenaire n’a même pas la décence de se débattre ou de bouger.

“Il tentait de se cacher.” il désigne des petits morceaux de bois plantés à même la patte de la pauvre créature* “Il n’a pas dû passer un bon moment à voler la nourriture.”

Sans doute que les mouvements l’a fait paniqué et que la tentative de fuite l’a mené jusqu’à la tente à présent déserte de vie du Lieutenant.

Mais plutôt que de simplement se contenter de punir la créature, il dénoue la sacoche à ses côtés pour y montrer un petit matériel de premier secours.

Geon aime les animaux.
Alors même si ce nuisible n’est pas le plus apprécié de tous pour des raisons légitimes, il ne peut pas non plus la laisser ainsi.

“Pour la nourriture… Je me chargerais de vous trouver de quoi vous sustenter cette nuit. Laissez-moi seulement le soigner.”