Septembre 1547

Geb avait promis à sa mère d’emmener Naël découvrir la Faculté d’Ingénieur. Il a toujours été le petit favori de la famille, d’une certaine manière. Sa timidité, sa frêle carrure et sa bouille attendrissante faisait battre le cœur de plus d’une servante qu’il entendait bien souvent glousser après avoir rencontré le petit Prince.

Cela n’échappait pas à Geb qui, toujours enfermé entre les quatre murs de son bureau, envoyés de temps à autre à des réceptions pour habituer la Noblesse à sa présence ou encore en leçon avec ses précepteurs et son père pour parfaire son éducation, avait vent des on-dit et des quelques discussions avec sa mère lorsqu’il se retrouvait avec elle entre deux discussions des affaires de l’armée. La Reine, leur mère était une femme forte et avenante, alors lorsque Geb a partagé cette crainte de voir son petit frère grandir en son absence sans avoir le moindre souvenir clair depuis si longtemps avec lui. Mais Geb est occupé et son père le Roi avait de nombreuses fois souligné le fait qu’il était difficile d’aménager son temps, il devra s’y faire, avait-il dit à son épouse à regret. Un jour, la Reine trouva alors le prétexte idéal afin de pallier les contraintes qui lui avaient été dictées.

“J’aimerais récompenser Naël pour la fin de son service militaire. Il m’a dit qu’il souhaitait découvrir la Faculté, mais je ne pourrais pas le faire avec les dernières missions qui m’incombent… Pourrais-tu l’emmener avec toi pendant une de tes visites ?” Après tout, le Prince Héritier avait quelques passe-droits étant donné qu’il lui était nécessaire de s’informer sur les dernières recherches pour le bien de son pays. Beaucoup de travaux sont à faire et le Roi a chargé son fils de le tenir informé de l’avancement des projets visant à améliorer le système de rafraîchissement des villes. Un sourire à sa mère, c’est un haussement d’épaules et d’un “pourquoi pas” qui s’échappe des lèvres du Prince Héritier, dissimulant la satisfaction qu’il avait à pouvoir passer un peu de temps avec lui.

Et la Reine était ravie.

Accompagnés de deux gardes pour rejoindre, la Faculté, le Prince Héritier n’avait pourtant pas préparé le discours qu’il pouvait tenir à son petit frère. Depuis combien de temps n’a-t-il pas regardé Naël grandir ? Probablement des années où il n’était encore qu’un petit garçon cherchant les bras de sa mère, il apprenait parfois que son petit frère avait suivi l’exemple de sa sœur à se perdre dans les rues d’Héliopolis pendant que lui passait ses journées à voyager et à étudier. Avait-il seulement quelque chose à partager ? Qu’aime-t-il ? Mange-t-il à sa convenance ? Le garçon a bien grandi à présent et ses muscles se sont bien formés, il pouvait au moins se satisfaire de le voir en meilleure forme que dans ses souvenirs.

Mais lui qui est si proche de Tarek possède-t-il la même rancœur à son égard ? Peut-être qu’il aurait préféré être avec sa mère ou bien Tarek pour explorer les lieux. Il ne sait pas, il ne sait jamais montrer comme le parfait exemple de grand frère depuis des années.

Il ne sait plus, il doute.

Les mains dans le dos, un raclement de gorge discret pour combler le silence, il ose finalement de lancer la conversation.

“Ahem… Tu vas voir, l’endroit où je vais t’emmener et intéressant. Bon nombre de nos enseignants-chercheurs et élèves travaillent pour proposer les inventions de demain.” Un sourire sur ses lèvres en le regardant, il l’observe avant de finalement toquer à la porte.

Une femme à la longue chevelure argentée, des lunettes ajustées à sa vue, elle semble sonder le Prince du regard avant de se liquéfier sur place.

“V-V-Votre Altesse ?” Reem, une chercheuse de la Faculté, se met à balbutier à la venue des Princes, nul doute qu’on ne l’avait pas informée de leur venue. On pouffe de rire dans la salle, les sourires s’étirent pour d’autres dont la petite farce avait suffi à refaire la journée. Reem s’incline bien bas, les invitant à entrer alors que cette dernière récupère un porte-voix pour attirer l’attention sur eux et dépasser le bruit des machines en marche.

“S-S-Son Altesse le Prince Héritier et-et…” elle réajuste ses lunettes pour observer le garçonnet à côté, poliment, Geb lui souffle son nom, puis reprend “Le T-T-Troisième Prince de Djinn sont venus pour une petite vi-vi-visite ! S-S-Surtout ne paniquez pas, c’est une for-formalité !”

De nouveaux rires au stress apparent de la chef d’équipe qui malgré son attitude juste et sérieuse se retrouve très facilement au dépourvu lorsqu’un membre de la famille royale se présente à elle.

“Ne t’inquiète pas, Naël… Madame Reem est toujours comme ça, allons voir les dernières recherches, je te laisse passer devant, je dois parler avec elle.”

Dans ce bâtiment un peu excentré de la Faculté, les enseignants-chercheurs travaillaient sur leurs inventions lorsqu'ils n'étaient pas en cours. Il arrivait par ailleurs que des élèves contribuent aux travaux comme d'une manière de s'instruire sur la démarche scientifique. Ici et là, se trouvaient des espaces ouverts où chacun avait ses propres outils, des bibliothèques remplis de rapports et de mémoire sur les sujets de leurs inventions et tout autour le squelette de machineries à vapeur, des maquettes des projets finaux et parfois même des personnes étrangères, des visiteurs de haute estime ayant passé commande à la Faculté pour répondre à leurs envies les plus folles. L'endroit est bruyant, les chercheurs sans cesse en mouvement pour aller chercher des instruments chez l'un, chercher conseil chez l'autre. Pour n'importe qui l'endroit pourrait être particulièrement désagréable et assourdissant, mais pour une personne comme Geb dont le coeur est voué à la science, il s'agit là de l'expression la plus pure de l'épanouissement scientifique dont Djinn se fait maître.

Septembre 1547

En observant, son petit frère s’approcher des étranges machineries dans la pièce, un sourire nait sur les lèvres de Geb.

Cela lui rappelle la première fois où il est arrivé dans cet endroit, l’envie de tout explorer, tout comprendre animait ses pas. Son coeur battait à tout rompre devant la grandeur des machines, la complexité de leur mécanismes et l’espoir qui constituait leur essence.

Djinn était le coeur de l’intelligence, tout ce qui ici sortait était un message inspirant pour les générations futures, mais également pour l’évolution de l’Archipel. Geb pourrait se perdre des heures durant à écouter les ingénieurs exposer leurs théories et développer sur leurs inventions, il pourrait se perdre à contempler et décortiquer chaque instrument pour mieux comprendre leur fonctionnement.

Sans doute que s’il n’avait pas été Prince, sa passion pour ce domaine l’aurait incité à devenir professeur, ou ingénieur. Mais il n’a pas la prétention d’avoir l’ingénuosité de certains. Malgré sa pratique, malgré son expérience, il s’imagine être un amateur.

Tout cela n’est qu’un passe-temps parmi tant d’autres pour lui.

Madame Reem lui présente les derniers sujets techniques du secteur de recherche, certaines portent sur l’analyse approfondie des Hékas d’autres sur des améliorations de premiers outils techniques, mais le sujet des prothèses fini par attirer l’attention de Geb.

- “Des prothèses articulées ?” pointe-t-il sous le nez de la cheffe de service.
- “C’est une requête d’une jeune Althéenne. Les recherches avancent lentement depuis un moment déjà, mais semble-t-il que les résultats s’améliorent significativement pour que nous puissions aborder le sujet officiellement.”

Un sourire satisfait ourle les lèvres du Prince.

- “Je reconnais bien-là le génie de notre Nation. Peut-on voir la progression ?”
- “Très certainement. Tenez, la commanditaire est d’ailleurs présente aujourd’hui.”

Geb ne perd pas de temps supplémentaire pour avancer d’un pas rapide en direction de la section dédiée à la recherche, il ralentit le pas suffisamment pour poser sa main sur l’épaule de Naël.

“Venez avec moi, je vais vous montrer quelque chose d’incroyable.” Il n’en doute pas un instant. Il guide son petit frère avec lui avant de s’arrêter devant l’Althéenne aux cheveux rouges. L’ingénieur en chef redresse la tête et s’approche rapidement des princes pour s’incliner avec beaucoup de respect.

- “Votre Altesse, Prince Naël…” D’un geste de la main du Prince Héritier, il se redresse. “J’imagine… Que vous souhaitez en savoir plus sur cette recherche ?”
- “Madame Reem m’a signifié que vous aviez fait des progrès révolutionnaires à ce sujet.” Un coup d’oeil adressé à l’Althéenne, il incline la tête en signe de salutation. “Bonjour Madame. Est-ce vous qui avez commandé cette recherche ?”

Un sourire aimable, il se présente tardivement, l’impatience lui fait manquer à tous ses devoirs.

“Je suis le Prince Héritier de Djinn, Geb Ramses, et voici…” il laisse son petit frère se présenter à son tour, d’un oeil averti sur sa manière de se présenter auprès d’une étrangère de la Nation.

“Permettez que nous restions un moment pour voir cette invention ?”

Septembre 1547

Un sourire se dessine sur les lèvres fines du Prince ; les louanges au sujet des ingénieurs étaient bien plus gratifiantes que d’entendre les marques de respect qui lui sont attribuées.

“Ne vous formalisez pas trop sur les convenances, surtout dans votre situation. Je suis ici en simple visite avec mon frère alors je n’en attendais pas tant.” Rétorque-t-il “Ce serait d’ailleurs plutôt à moi de me sentir honoré de votre présence avec un projet aussi… Fascinant.”

Les mots lui manquent ; son attention est déjà perdue sur les plans qu’un des ingénieurs lui apporte pour en expliquer le fonctionnement. Tandis qu’il laisse son jeune frère faire la conversation ; quelques interjections gutturales s’échappent du prince lorsqu’il dévore du regard les croquis complexes de ce qui fera le plus grand bonheur de le commanditaire.

Loin de l’image inaccessible que l’on se fait du prince dans les rues d’Héliopolis, Geb se montre au contraire présent, à l’écoute bien que la réputation élitiste de la Faculté ne contredise pas totalement ces faits. Il redresse la tête.

“Madame Lovowl” ponctue-t-il dans un accent qui laisse deviner que le terme n’est pas un usage courant en Djinn “Loin de moi l’idée de vous importuner ou creuser à propos de sujets qui vous sont personnels, mais il est nécessaire de connaître l’origine de ce genre de demande et toutes ses subtilités pour que l’outil devienne - littéralement - comme une extension de votre bras.”

Maladroit, sans doute, le Prince ne peut retenir la passion qui anime soudainement son regard. Si son visage reste parfaitement de marbre et d’une contenance impeccable, son regard brille d’une nouvelle intensité.

“Avec votre accord. J’aimerais vous demander ce qui vous a poussé à venir en Djinn faire cette demande.” Il marque un temps et se rattrape bien vite pour que sa question ne sonne pas comme une preuve de candeur “Plus précisément, vous êtes très certainement la seule à vous être penchée sur la possibilité de concevoir un bras articulé. En quoi cela vous est nécessaire au point de laisser un travail aussi conséquent aux mains expertes de mes ingénieurs ? Une activité nécessitant l’usage de vos deux bras, peut-être ?”

La conversation s’enchaîne assez rapidement. Naël, malgré sa timidité et ses balbutiements parvient même à rebondir sur quelques-unes des informations que la commanditaire acceptait bien de leur révéler.

Mlle Lovell est une femme discrète, aux yeux de Geb, leurs statuts est un piston pour délier sa parole. Mais à l’image d’une noble Althéenne, il n’est pas si simple de trouver pleine satisfaction dans ses dires. Elle est aimable et respectueuse, mais ne donne que parce qu’elle en a envie et à qui elle l’entend.

Le Prince le sait, et c’est certainement pour cette raison qu’il semblait si difficile à ses compères scientifiques de comprendre pleinement la façon de la satisfaire techniquement. Néanmoins, un sourire naît sur les lèvres du Prince dont la pensée énigmatique se partage comme d’un secret à l’oreille de l’un des chercheurs.

Après tout, pourquoi ne pas lui proposer d’évaluer la technologie à ses besoins plus concrets en pleine session ? Si la femme aime à savoir se défendre ou bien à coudre, il faut très certainement s’intéresser sur ces métiers et ses applications pour que les mouvements reproduisent parfaitement ce qu’elle demande.

L’homme hoche la tête, voilà une idée qu’ils n’avaient pas osé évaluer et l’appui du Prince et son intérêt saurait faire avancer les choses dans le bon sens.

Geb n’est pas un chercheur aussi éminent que ceux de l’Académie.
Mais il a de l’argent.

D’un regard vers son jeune frère, il s’incline et salue convenablement Mlle Lovell pour la laisser se reposer. Malgré tout l’intérêt que l’on pouvait porter à sa demande, Les Princes Geb et Naël ont encore beaucoup à découvrir, et beaucoup d’endroits à visiter.

Et lorsque finalement le soleil effleure l’horizon et que le petit Prince retient un bâillement, Geb Ramses comprend qu’il est dorénavant temps de retrouver le Palais Royal.

Le temps est passé rapidement, sans doute trop, à son goût. Il aurait espéré rallonger les heures pour observer le petit Naël et ses sourires discrets, ses yeux pétillants de curiosité derrière sa longue tignasse blanche.

Mais le devoir l’appelle.
Et c’est dans l’espoir que ces moments reviennent et s’éternisent que le Prince y va, le sourire aux lèvres.