Elle tourne les pages de ses livres avec soin, ses yeux glissant sur les mots avec la même aisance qu’une goutte d’eau sur une surface vitrée. Eclairée par la lumière vacillante de sa bougie, Vittoria est dans son bureau depuis des heures maintenant.
L’assiette portée par Segreto un peu plus tôt n’a pas été touchée. Et pour cause, la Seigneuresse de Callariate cherche désespérément le moindre indice pouvant justifier la présence de toutes ces personnes, vulgairement baptisées étrangers.

Mais rien.
Des heures de recherche pour rien.

Elle referme son livre avec agacement et s’enfonce dans son fauteuil, pestant.
Vittoria ne comprend pas comment une telle chose a pu se produire. Tous les témoignages qu’elle a pu recueillir par le biais de Segreto et de sa milice ne font qu’accentuer le mystère. Aucun étranger n’est en mesure de se rappeler le moindre détail qui ait de la valeur.

Pas d’odeur particulière, de personne suspecte, rien.
Pour autant, ça ne permet pas d’écarter toutes les hypothèses.
Il s’agit forcément de magie, mais d’une puissance tout bonnement inimaginable. Une telle faculté ne peut qu’être divine. Mais pourquoi les dieux auraient fait venir ces êtres à Cheldis ?

Elle se lève en soupirant, passant son manteau avant de se diriger vers la sortie.
Segreto attend là et la suit dans le silence le plus total. Il ne préfère pas troubler le fil des pensées de sa maîtresse par de vaines questions. Il se contente de la suivre jusqu’à l’aile ouest où elle décide de s’arrêter pour profiter de son balcon, de la vue.

Un long soupir franchit les lippes de Vittoria.
Le grand air et la fraîcheur hivernale semblent l’apaiser ; elle qui aime tant l’hiver, le froid, la neige. Elle ferme brièvement les yeux et laisse le calme de la nuit envahir son esprit. Faire le tri dans ses pensées pour les ordonner avant de lui permettre de les reprendre et les étudier. Il ne sert à rien de remplir une coupe déjà pleine.

Mais bientôt, sa retraite est perturbée par l’arrivée d’un visiteur indésiré, indésirable même.

Takumi.

Ce prince d’une contrée inconnue qu’elle a accueilli en son domaine.
Car tel était le vœu de son Roi ; tendre la main à ces étrangers et les aider.

Vittoria l’observe attentivement avant de tourner la tête vers Segreto. Ce dernier fixe également le prince. D’un signe discret, elle le congédie. Il semble désapprouver mais ne formule ni mot ni bruit, se retirant dans la plus grande discrétion.
L’instant d’après, Takumi remarque enfin la présence de son hôtesse.

Il se met à parler, confiant ses pensées sans rougir ; Vittoria l’écoute avec beaucoup d’attention, car tel a été son comportement face à une situation inhabituelle. C’est dans cet esprit qu’elle affiche un sourire aimable, compatissant.

— Je n’ai nul doute quant au sentiment déroutant qui habite vos pensées. Le contraire aurait été surprenant. Les Dieux ne décident jamais au hasard. S’ils vous ont placé sur ma route, alors c’est qu’ils espèrent de moi que je puisse vous venir en aide.

Elle s’avance, le rejoignant sans crainte malgré un fort sentiment de méfiance lui enserrant le cœur. Vittoria sait qu’elle ne risque rien ; Segreto fondrait aussitôt sur Takumi si ce dernier tentait la moindre attaque.

— Dois-je comprendre que vous souhaitez vous mettre à mon service ? Elle penche la tête sur le côté, un sourire aux lèvres. Je ne suis pas en mesure de vous offrir ce que vous souhaitez, jeune prince. Mais je concède à vous aider à trouver votre voie pour mieux répondre à votre désir.

Il acquiesce à voix haute, et Vittoria laisse son regard s’attarder un instant sur lui avant de se diriger vers l’horizon.

La Seigneuresse laisse apparaître un visage serein, traversé par ce léger sourire dont elle ne s’est pas défaite ; mais en son for intérieur, Vittoria s’abandonne à la réflexion, à la manière d’utiliser cet étranger à son avantage.

Jusqu’à présent, l’idée même de s’encombrer d’un de ces parasites lui était insupportable à bien des niveaux ; trop risqué, trop d’incertitudes. Personne n’est en mesure d’attester de la fiabilité d’un seul de ces étrangers. Et même si le hasard vient à mettre un autre habitant d’Hoshido sur sa route, comment pourrait-elle seulement croire que ce n’est pas une habile manigance ?

Prétendre être quelqu’un pour mieux passer entre les mailles du filet.
Un exercice épineux que peu peuvent se vanter de maîtriser. De par sa position, elle serait bien incapable elle-même de pratiquer ce jeu.

Les mots de Takumi la sortent de sa légère torpeur ; il ne pouvait prévoir de la trouver ici ce soir, c’est vrai. C’est donc le meilleur moment pour le tester, lui et son honneur. Il n’aura pas préparé de discours tout fait pour tenter de l’amadouer.

— J’entends votre reconnaissance, Prince Takumi, et j’en suis ravie.

Elle se moque de sa reconnaissance ; il ne doit sa survie que par la volonté du Roi d’Althéa de ne pas traiter en ennemi les étrangers apparus si soudainement à Cheldis. Si Vittoria applique la consigne à la lettre, elle reste néanmoins maîtresse de ses émotions.
Et ces étrangers ne lui inspirent rien de bien.

Rien hormis le malheur.

Elle cligne des yeux lorsqu’il change de sujet pour lui parler de la température.
Ses pupilles sombres glissent sur le corps de Takumi pour y déceler le moindre frisson avant de retourner s’ancrer dans ses yeux. Un sourire plus marqué étire les lèvres de la noble qui secoue la tête avant de retirer son manteau pour le lui tendre.

— Il est vrai qu’à cette période de l’année, Callariate a des températures plus basses. Prenez donc mon manteau avant de tomber malade. Je ne voudrais pas risquer qu’une personne de votre rang se retrouve alitée à cause de ma négligence. Elle pose ses mains sur la rambarde de pierre. Je ne suis pas insensible au froid, mais j’aime l’hiver.

Vittoria aspire à ces paysages enneigés, à ce froid qui mord sa chair, qui la fait sentir vivante. Elle ne tarderait pas à se rendre à Nordhal pour une petite excursion, ou même Helsinki ; ce n’est un secret pour personne que la Seigneuresse de Callariate affectionne la saison hivernale plus qu’aucune autre.

— Puisque vous souhaitez rester à mes côtés, je vous ferai confectionner une tenue pour vous permettre d’affronter les températures de Callariate et des autres régions d’Althéa.

Elle penche légèrement la tête alors que ses pupilles scrutent Takumi, et elle se tourne enfin vers lui. Son sourire n’est plus, mais elle n’apparaît pas hostile.

— Prince Takumi, j’ignore les us et coutumes de votre contrée, mais j’ose imaginer que vous disposez de vassaux également. Quelle est votre relation avec eux ?

Le prince d’Hoshido refuse son manteau ; Vittoria aurait pu se fendre d’une réaction appuyée si les faux semblants n’étaient pas primordiaux pour elle.
Manifester sa sensibilité au froid pour finalement refuser la main tendue… était-ce une manière de tester sa réaction, ou est-il tout simplement trop fier pour accepter cette offre des plus banales.

Elle n’insiste pas pour l’heure, l’écoutant conter l’histoire de sa patrie, ou plutôt celle de sa famille, la sienne.
Vittoria écoute donc attentivement, mémorisant toutes les informations possibles au sujet d’Hoshido, et de Takumi.

Ainsi donc, la patrie du jeune homme est similaire à Kanagawa ; la seule différence étant qu’il s’agit d’un empire gouverné par les hommes. Un état bien triste, qu’il s’agisse d’Hoshido ou de Kanagawa. A Callariate, c’est tout simplement le premier né qui reprend les rênes. Pourquoi se compliquer la vie ? Mais c’est une autre histoire.
Vittoria reporte toute son attention sur Takumi.

Et le constat ne tarde pas : ce garçon est animé par la haine d’une nation entière.
La colère, la vengeance… Des sentiments puissants qui ne donnent de la force que sur un laps de temps plutôt court. Et, plus encore, qui peut fragiliser un homme.

— Cheldis a eu son lot de barbarie il y a quelques siècles. Je ne vous ferai pas de cours d’histoire et vous laisserai libre d’aller consulter ma bibliothèque si le désir de vous instruire vous traverse. Elle tourne la tête vers lui. Dire que la guerre n’existe pas serait mentir. Nous n’essuyons effectivement aucun conflit actuellement et, pour cause, des traités ont été passés. Des accords tacites, des arrangements commerciaux… Cela n’exclue pas certaines tensions, comme entre Djinn et Kanagawa. Elle marque une pause. Car on ne peut pas tous s’aimer. Mais nous nous tolérons, avec intelligence et tolérance. Peut-être qu’Hoshido a besoin de s’asseoir à une table avec Nohr pour parler à cœur ouvert ?

Elle hausse les épaules, ce n’est qu’une suggestion.
Dans le fond, elle se moque bien de ce qu’il peut se passer dans les autres univers. Raison pour laquelle elle tient tant à ce que la présence de ces étrangers ne vienne pas détruire le sien.

— Mais si vous souhaitez vous mettre à mon service, que ce soit provisoire ou non, j’attends de vous que vous agissiez comme le reste de mes vassaux. Fidèle et à l’esprit clair. Je ne vous demande pas de sacrifier votre vie pour moi, ce serait futile étant donné que vous ne venez pas d’ici. Mais j’attends de votre part une certaine protection si le besoin s’en fait ressentir. Elle marque une pause et s’approche pour déposer le manteau sur ses épaules. Et pour cela, ne refusez pas la main que je vous tends.

Elle esquisse un sourire et tourne les talons, se dirigeant vers l’intérieur.

— Poursuivons cette conversation autour d’une tasse de thé et devant un bon feu. Qu’en dites-vous, prince Takumi ?

La Seigneuresse se dirige vers l’intérieur et la voix du Prince d’Hoshido lui caresse les oreilles. La déclaration qu’il fait a le mérite de faire étirer un sourire malsain sur les lèvres de la Seigneuresse.
Ainsi donc, le fier prince étranger accepte de courber l’échine devant elle.

La Callariatesi s’arrête un bref instant, pivotant de trois quarts pour l’observer un moment. Son visage ne laisse apparaître qu’une expression légèrement souriante bien que sérieuse. La Seigneuresse ne peut que ressentir une certaine forme de satisfaction de le voir ainsi s’incliner devant elle, lui qui est de sang royal.

— Je ferai bon usage de votre arc, Prince Takumi.

Elle tend la main vers lui pour l’inviter à entrer et s’exécute elle-même.
Le feu crépitant dans la cheminée accueille les deux silhouettes, celle de Segreto rôdant dans l’ombre. Vittoria apprécie sa présence quotidienne, à la fois rassurante et discrète.
Mais pour l’heure, elle aimerait rester seule avec Takumi. Aussi congédie-t-elle son éternel bras droit qui disparaît sans se faire remarquer.

La Seigneuresse prend place dans l’une des grandes chaises disposées devant l’âtre. D’un geste de la main, une fois encore, elle invite l’archer à prendre place sur la chaise voisine.

— Je ne doute nullement de vos talents militaires, bien que je serais curieuse d’assister à une séance de tirs. Elle croise les jambes, ses doigts venant s’entremêler sur son ventre, et son regard se planter dans les prunelles du jeune prince. Mais j’aimerais davantage mettre à profit vos compétences diplomatiques et sociales.

Le discours qu’il a tenu au sujet de cette nation avec qui son pays livre une guerre sans merci l’interpelle quelque peu. Et avant qu’il ne puisse la questionner sur cette demande, elle poursuit.

— Voyez-vous, j’ai justement besoin d’une personne qui pourrait m’aider à rassembler des informations sur les étrangers, car tel est le terme qui vous définit à Cheldis, comme vous le savez. J’ai également besoin d’une personne qui puisse gérer cette nouvelle préoccupation à Callariate. Elle marque une pause. Seulement, j’ai pour habitude de m’entourer de personnes sachant faire preuve de sang-froid. Cela inclut donc de ne pas céder à ses instincts primaires face à une personne que l’on déteste. Son regard vient se perdre dans la danse des flammes devant eux. Prince Takumi, j’ai bien saisi que votre nation était en guerre. Je ne peux prétendre savoir ce que vous ressentez puisque Cheldis est en paix. Mais j’aimerais pouvoir compter sur votre bon sens pour ne pas vous emporter si, d’aventure, vous croisiez un ennemi d’Hoshido. Elle reporte son attention sur lui. C’est assurément une grande demande que je vous fais, et j’ai conscience qu’elle nécessitera certainement un immense effort de votre part ainsi que du temps, mais j’y tiens. J’ai besoin de savoir si je peux vous faire entièrement confiance ou non.

Dans le fond, elle n’a aucun désir de lui faire confiance.
Parce qu’il s’agit d’un étranger, et que sa simple présence, à lui et aux autres, constitue une anomalie cosmique qu’elle ne peut accepter.

Mais son père lui a souvent enseigné qu’il est d’autant plus prudent de garder ses amis proches, et ses ennemis plus proches encore.

Segreto s'approche soudain, sortant de l'ombre pour se pencher et murmurer quelques paroles au creux de l'oreille de Vittoria. Elle hoche la tête et reporte donc son attention sur Takumi.

— Je vous laisse réfléchir à tout cela à tête reposée, Prince Takumi. J'ignore si cet adage existe en vos contrées, mais l'on dit ici que la nuit porte conseil. Allez vous coucher et revenez me voir demain. Elle se lève alors que son vassal glisse un nouveau manteau sur les épaules de la Seigneuresse. Une affaire urgente requiert mon attention, je vous prie de m'excuser. Passez une bonne nuit.

Et la voilà qui disparaît dans les ténèbres de la nuit, suivie par une légion d'ombres.