Il est assis à même le sol, le dos calé contre son lit. Installé sur les draps presque arrachés du lit, il donne l’impression d’en être tombé et de simplement se tenir assis là. Sans volonté de se lever.

Et c’est le cas.
Il n’a plus aucune volonté, Tarek. Il scrute le vide, ses joues marquées par le sillage de ses larmes. Plus rien n’en coulera. Il a tant pleuré la perte de sa mère qu’il n’a même plus aucune force pour recommencer. Et ses pensées sont entièrement remplies des souvenirs avec sa mère. Aucune échappatoire pour lui.

Les heures se sont écoulées, puis les jours, et Tarek n’a pas quitté sa chambre.
C’est à peine s’il parle et il ne mange pas. Il n’a pas d’appétit et maigrit probablement à vue d’œil. Il boit un peu d’eau de temps à autre.

Ou après un énième cauchemar.
Quand le sommeil daigne enfin l’accueillir, il est réveillé par d’affreuses visions de sa mère se faisant tuer. Et il hurle en pleine nuit, de douleur, d’angoisse. Les soldats sont contraints de forcer la porte pour le réveiller et s’assurer que tout va bien.

Mais rien ne va.
La Reine est morte.
Le cœur de Tarek est en mille morceaux.
Et son frère aîné ne daigne même pas le visiter pour le soutenir, pour l’inviter à se réunir ensemble afin de traverser cette épreuve.

Il ne réalise la présence de quelqu’un que lorsque le bruit de la porte lui parvient. Il n’a même pas entendu toquer.
Tarek dirige péniblement sa tête vers l’entrée de sa chambre dans le but unique de chasser cette visite. Son regard tombe sur celui d’Alcyone et il désamorce tout geste visant à lui indiquer la sortie. Un soupir franchit ses lèvres alors que sa tête dodeline pour se remettre en place.

Paraître ainsi devant sa vassale, non son amie, semble le décider à se remuer un peu.
Il essaie de se redresser, manque glisser sur les draps qui jonchent le sol sous lui. Il se rattrape au matelas dans un soupir et pose ses fesses dessus.

« Non. »

Il reste immobile un moment avant de se lever.
Dressé sur ses pieds dans un équilibre fragile et incertain, le prince rejoint lentement une petite table où est posée l’eau. Empoignant le récipient pour se servir, le poids le surprend et il échappe la cruche qui se brise au sol, répandant l’eau à ses pieds.

Ses yeux éteints fixent la flaque et le reste de la cruche entre ses doigts. Un long soupir franchit la barrière de ses lèvres. Un incident aussi bête lui donne même envie de pleurer. Il redresse la tête vers Alcyone, ses traits trahissant toute la détresse qui l’habite.

« Pourquoi es-tu là, Alcyone ? C’est l’autre qui t’envoie ? J’ai pas besoin d’aide. »

Aide-moi.

« Tu peux repartir. »

Reste.

Il sursaute presque à l’ordre, ferme, de la jeune femme et s’immobilise donc. Plus par surprise que par volonté d’obéir. Son regard doré scrute les faits et gestes d’Alcyone pendant qu’elle ramasse les débris au sol. Il s’en désintéresse pourtant rapidement, ses yeux se fermant tandis qu’il se passe une main sur le visage.

Tarek ne réagit même pas à l’ironie de son amie. Au lieu de ça, il hausse vaguement les épaules en réponse. Mais elle ne s’arrête pas là, venant l’étreindre doucement dans ses bras.
Le prince reste inerte, là encore immobilisé par la surprise. Il cligne des yeux alors qu’il sent la chaleur du corps d’Alcyone contre le sien ; il n’a eu de contact avec personne depuis combien de temps au juste ? Il avait presque oublié la sensation procurée par un câlin. Ils étaient réservés à sa mère en général.

Et puis les mots qu’Alcyone prononce ont le don de lui foutre une claque mentale.
Comme un brusque retour à la réalité. Douloureux, difficile et amer.

Son corps tremble légèrement et il se mord la lèvre inférieure, luttant presque avant de finalement laisser son front se poser sur l’épaule de son amie. Il entoure le corps d’Alcyone de manière maladroite mais avec fermeté. Il s’accroche à elle, à cette bouée salvatrice.
Et il pleure, Tarek.

Les larmes sont revenues comme la pluie après un été trop chaud.
Il laisse éclater cette peine qui le bouffe de l’intérieur, ce désarroi dont il ne parvient pas à se détacher. Ce sentiment d’injustice qui lui lacère le cœur, cette solitude qui le pèse maintenant plus que jamais.

Le prince relève la tête après s’être entendu dire de ne pas dépérir. Il hausse les épaules et se laisse tomber sur la chaise à côté d’eux.

« Quelle différence cela ferait ? Est-ce que ça va la ramener ? Non. Rien de ce que je peux faire maintenant ne pourra la ramener, Alcyone. » Il plonge son visage dans ses mains, le dos courbé. « Qu’est-ce que je vais faire sans elle ? Je peux pas continuer sans elle. Alcyone… qu’est-ce que je dois faire ? »

La réponse d’Alcyone est nette et concise.
Vivre.

Cette réponse, il l’attendait naturellement ; elle n’est pas surprenante puisque logique. Et même si la justesse de sa réponse n’en ferait douter aucun, pas même lui, il ne parvient pas à se raccrocher à ça.
Comment pourrait-il seulement vivre en sachant qu’il ne trouvera plus son sourire dans les moments difficiles ? Quand il aura besoin de soutien et de conseils que le reste de la famille ne lui apporte aucunement. Un peu comme aujourd’hui.
Sur qui pourra-t-il compter désormais ?

Personne. Tarek est seul.
Désespérément seul dans une famille qui se fout de ce qu’il pense un peu plus chaque jour.

Il enfouit son visage entre ses mains, un long soupir s’échappant d’entre ses lèvres. Les mots d’Alcyone résonnent dans ses oreilles, toujours plus pertinents et sages.
Être heureux, il aimerait bien l’être, mais le projet semble fortement, et prématurément, compromis. Il secoue la tête en écho à ses propres pensées. Bien sûr que sa mère aurait voulu qu’il redresse la tête, se lève et reprenne la marche.

Mais il ne peut pas.
Pas encore.

Soudain, une pensée traverse son esprit. Une réflexion qui n’est coupée que par les nouvelles paroles d’Alcyone. Il lève son regard doré vers elle pour l’observer un moment. Nouveau soupir, et il baisse le regard sur les paumes de ses mains, tournées vers le ciel.

« Je n’ai pas pour projet de te congédier, Alcyone... »

Il n’a pas saisi le ton léger de sa vassale et amie. Mais il a bien compris qu’il pouvait compter sur elle.
Elle qui est là depuis maintenant suffisamment longtemps pour qu’il ait arrêté de compter les jours. Elle qui a cédé à tant de ses caprices pour voler à dos de wyverne, qui supporte son caractère de cochon et ses humeurs changeantes. Alcyone est une fidèle alliée dont il ne veut pas se séparer.

Après un bref instant, sa pensée fugace d’il y a quelques minutes lui revient.

« Comment… comment va Naël ? Est-ce que… qui s’occupe de lui ? »

Il doute fortement que son si prestigieux et immaculé frère aîné ait daigné prendre ses responsabilités familiales. Il ne l’a pas fait avec lui, pourquoi le ferait-il avec les autres ? Il hausse les épaules à cette pensée : ils ne s’aiment pas, après tout. Un juste retour des choses. Il regarde alors Alcyone, son désarroi ayant provisoirement laissé place à l’inquiétude.

« Je… je devrais aller le voir, il… il a besoin… de quelqu’un… »

Lui aussi.
Il essaie de se lever à nouveau, mais son équilibre est toujours fragile, incertain. Il se rattrape en posant une main sur l’épaule d’Alcyone.

« Je… Maman supporterait pas… qu’il soit tout seul... pas dans un moment pareil, je… »

Il veut bien faire, Tarek.
Mais il n’est pas en état de le faire.

A nouveau, la voix emplie de sagesse de sa vassale lui parvient.
Tarek l’observe, sonde son regard alors qu’il assimile lentement ses mots. Il baisse la tête, quelque peu songeur.

Penser à lui ?
N’est-ce pas égoïste ? Il porte une main à son crâne, essayant de déterminer ce qui est juste ou ne l’est pas. Son esprit est embrumé par le chagrin, par la fatigue de son propre corps. Il ne tient presque pas debout et, sans Alcyone, il serait probablement au sol.

Mais il refuse de rester ici quand son petit frère est certainement dans un état plus lamentable que le sien. S’il reproche à Geb de ne pas se soucier de lui, d’eux, ce n’est pas pour observer le même comportement égoïste et inhumain. Non, il doit retrouver Naël.

Mais, à nouveau, Alcyone l’arrête, le rassure.
Quelqu’un serait auprès de Naël ? Est-ce seulement la vérité ? Ou un mensonge visant à le calmer et à l’inciter à poursuivre sa végétation ici ? Non, Alcyone ne lui mentirait pas. Pas à lui. Au-delà de leur relation de vassale et prince, ils sont amis.
Et les amis ne se mentent pas.

Pas vrai ?

Il étouffe un sanglot alors que la jeune femme l’aide à s’asseoir sur son lit. Il soupire, la tête basse et les épaules affaissées. Il n’a rien d’un prince. Il n’est qu’un pauvre homme, un fils qui a perdu sa mère, son pilier.
Il hausse mollement les épaules à la question d’Alcyone, relevant finalement ses yeux dorés et éteints vers elle.

Son regard, en plus de son ton, lui intime de ne pas tenter de la contredire, de ne pas esquiver. Il secoue la tête, capitulant face à la ténacité de son amie. Il aurait presque pu sourire si ses zygomatiques n’étaient pas figés dans la douleur. Tarek se force donc à réfléchir, à penser à autre chose. Et cette simple action semble réveiller son corps, ce lien entre son estomac et son cerveau. Celui qui indique au système nerveux qu’il a faim.

Et son ventre émet un grondement rauque, trahissant son état d’affamement.

« Peu importe… je ne suis pas difficile. » Pas pour la nourriture en tout cas. « Prends ce que tu veux… et mange avec moi. Tu veux bien ? »

Il n’aurait pas le cœur d’être le seul à manger.
Sa main se tend, attrapant le poignet d’Alcyone sans grande force.

« Je… Merci Alcyone… » Il ne sait que dire de plus. « D’être venue… pour moi… »

Lui qui n’est ni l’héritier, ni le plus remarquable des princes, ou encore moins le plus aimé des Ramses. Lui qui ne peut compter ses amis que sur les doigts d’une main. Mérite-t-il seulement Alcyone ? Sans doute pas. Et pourtant elle est là. Pas parce qu’il est prince, mais bien parce qu’il est son ami.

« Existe-t-il seulement un moyen de te remercier de prendre soin de moi… ? »

Son regard se perd à nouveau sur Alcyone alors qu’elle répète être son amie.
A-t-il vraiment un jour mérité d’avoir une amie comme elle ? Le mérite-t-il maintenant alors qu’il offre de lui une image aussi lamentable ? Être prince de Djinn et donner un tel spectacle…

Il hoche vaguement la tête alors qu’elle disparaît un instant.
Moment durant lequel il laisse ses yeux dorés glisser sur ses paumes. Que ne donnerait-il pas pour sentir les fins doigts de sa mère refermer ses mains ? Elle ne le ferait plus. Qui alors ? Qui aurait un jour assez de patience pour l’écouter, pour tempérer ses ardeurs ?

Son visage vient retrouver le contact de ses mains, un soupir franchissant ses lèvres tremblantes. Sa peine, son chagrin… quand est-ce que cette douleur prendra-t-elle fin ? Comment est-ce possible de souffrir autant ? Il l’ignore.
Ses doigts glissent le long de son visage, son regard se perd devant lui, scrutant un point imaginaire. Que dirait sa mère si elle le voyait ainsi ?

Elle le sermonnerait certainement. Assurément.
A sa manière bien à elle, à la fois forte mais douce, délicate mais puissante.
La femme la plus remarquable qui lui serait donné de voir dans toute sa vie, sans nul doute.

Il tourne la tête quand il entend Alcyone revenir, portant un plateau bien fourni, il cligne des yeux. La perplexité le gagne alors qu’il la regarde s’approcher, les yeux ronds comme des billes. Il fait la navette entre elle et le plateau ; l’explication qu’elle apporte lui arrache une mine plus perplexe encore.

« Tout le monde ? » Il regarde le plateau une nouvelle fois puis glisse un coup d’œil vers sa porte, imaginant les personnes qui pourraient se tenir derrière. Il soupire doucement. « Je… ne pensais pas qu’on puisse s’inquiéter pour moi de la sorte… »

Il faut croire que même s’il n’est pas l’héritier, on se soucie de lui. Tarek aurait pu en sourire si son état le lui permettait. Mais les mots d’Alcyone lui enveloppe le cœur d’une douce chaleur.

« Mais tout de même… je ne mangerai jamais tout ça. »

L’attention lui fait plaisir, mais il craint de les décevoir s’il ne parvient pas à avaler grand-chose. Le prince reporte son attention sur sa vassale alors qu’elle lui témoigne son soutien, notamment parce qu’elle a traversé la même épreuve avant lui.
Et il la scrute longuement.

« Je ne sais comment te remercier, Alcyone… Ce ne doit pas être… agréable de te remémorer la période que tu as certainement traversé au décès de tes parents… »

Il tend la main, attrapant son poignet pour l’attirer à lui et la faire asseoir à ses côtés.
Tarek n’est pas nécessairement très tactile en règle générale, mais il ne fuit pas non plus tout contact physique. Il ne refuse jamais une étreinte à Naël après tout.
Mais aujourd’hui, il a besoin de ces contacts, de cette chaleur, de cette présence. Et il sent qu’Alcyone acceptera cet écart de sa part.

Pas parce qu’elle est sa vassale, mais bien parce qu’elle est son amie.

Il attrape le plateau qu’il installe à moitié sur sa cuisse et l’autre sur la sienne. Ses doigts viennent arracher de leur grappe quelques grains de raisin qu’il porte à ses lèvres pour les croquer. Le goût sucré du fruit réveille ses papilles, et son appétit avec. Son estomac gargouille de plus belle, comme criant son contentement à l’idée de recevoir enfin un peu de nourriture après tout ce temps.

Il fallait faire diversion.

« J’imagine que je devrais convoquer ce Sohan afin de le remercier de ce qu’il a fait pour toi. Sans cela, tu n’aurais sans doute pas été là aujourd’hui… » Un silence, son regard se perd sur le plateau. « Combien de temps t’a-t-il fallu pour… pour que la douleur s’en aille ? Pour que tes nuits ne soient plus hantées par le visage de ta famille ? » Une pause. « Je ne veux pas oublier ma mère… mais je veux que ça s’arrête. Je… je ne veux plus avoir aussi mal. C’est horrible… »

Le prince ose un regard vers Alcyone lorsqu’elle dit ne plus éprouver de douleur quand elle se remémore ses parents. Ses yeux dorés scrutent le visage de son amie, se demandant si elle lui ment ou non. Sans doute un peu, et ce afin de le préserver.
Peut-être est-ce moins douloureux, avec le temps, quand les circonstances de la mort sont naturelles.

Mais qu’en est-il de ceux dont la vie a été arrachée injustement, brusquement ?
Tarek ne parvient pas à se faire une raison.

Picorant doucement les aliments alors que son appétit semble grandir davantage, Tarek écoute Alcyone, la fixant de nouveau lorsqu’elle évoque Sohan.
Son ami doit énormément compter pour elle, et le prince ne peut retenir la commissure de ses lèvres de s’étirer à cette idée. Il est sincèrement soulagé qu’Alcyone puisse avoir quelqu’un dans sa vie qui lui permette d’avancer.

Il ferme les yeux quand elle annonce la terrible vérité : ça ne disparaît jamais complètement.

« Passer outre ? Vais-je seulement y arriver ? Et Naël… il est si jeune, si… »

Ses pensées se tournent désormais vers son jeune frère.
En admettant que Tarek puisse relever la tête, avancer de nouveau, emprunter le même chemin qu’Alcyone avant lui, qu’en sera-t-il du plus jeune prince des Ramses ?
Sa main se porte à son visage, se couvrant brièvement les yeux avant de laisser sa paume glisser jusqu’à son menton. Un long soupir franchit ses lèvres et il observe alors Alcyone.

« Dois-je me raccrocher à quelque chose pour ne pas sombrer ? Est-ce la solution ? M’occuper l’esprit jusqu’à en oublier ce drame ? Faire comme Geb en préférant me plonger dans le travail jusqu’à en oublier ma famille ? »

Dans le fond, si le fils aîné des Ramses adopte cette tactique depuis déjà des années, on ne peut pas vraiment dire que Tarek soit un modèle non plus. C’est de son plein gré qu’il a presque tourné le dos au reste de la fratrie, à l’exception du plus jeune. De son propre chef qu’il limite les interactions, par frustration, par colère.

Nouveau soupir, agacé cette fois.
Son regard glisse sur le plateau.

La mort de sa mère est une épreuve qu’il aurait préféré ne jamais avoir à vivre, même si, à l’évidence, elle serait tout de même survenue à un moment ou à un autre.
Mais il aurait préféré que ce soit le plus tard possible. Quand il aurait pu faire ses preuves, montrer à cette famille que lui aussi a énormément de qualités, qu’il n’est plus un enfant, qu’il ne méritait pas un tel désamour de leur père. Il aurait aimé la rendre fière -elle l’était déjà, il en est sûr- et lui offrir des petits-enfants en pagaille. Elle aurait été si heureuse, elle qui aimait tant les enfants.

Mais tout ceci n’est plus possible.
Ses épaules s’affaissent dans un énième soupir.

« J’aurais préféré partir à sa place… Elle était trop… » Il se stoppe lorsqu’il réalise qu’il parle déjà de sa mère au passé. Il serre le poing, la mâchoire. « Comment sait-on que c’est fini ? Comment sait-on qu’on peut reprendre une vie normale ? Mais qu’est-ce que je raconte… plus rien ne sera normal sans elle. » Il lâche la nourriture qu’il a dans la main et se laisse tomber en arrière sur le lit. « Alcyone… libère-moi de tout ça… s’il te plaît. »