Tu sais quoi, Aki ? Je vais arrêter d'essayer de prévoir où la vie me portera. À ce stade, ça m'a l'air d'une cause perdue.

J'étais simplement partie faire une livraison en Althéa. Vraiment rien de bien compliqué, quelques plantes médicinales qu'on ne trouve qu'en Akielos, pour renflouer les réserves mises à mal depuis l'invasion de monstres. De quoi reprendre un peu les voyages après mon séjour forcé à Ios, et même une occasion de visiter Nordahl pour la première fois. Mais il a suffi que j'entende parler d'un petit mouvement de troupes organisé par le Roi-Régent et... je ne sais pas. Peut-être simplement l'envie d'aider, peut-être l'envie d'examiner un peu plus ce Seigneur Jötunheim si étrange. En tout cas, en moins de temps qu'il n'en faut pour avaler un mochi, j'étais à l'entrée du camp pour proposer mon aide. Et me voilà donc en Helsinki, sur le point de jouer les espionnes afin de d'étouffer une rébellion contre le Roi-Régent d'Althéa. Pour les voyages, je suis servie.

De toute évidence, le seigneur Jötunheim est un peu à cran. Il faut dire que je n'ai vraiment pas le profil de l'emploi. Mais après tout, est-ce que ce n'est pas justement la meilleure chose que l'on puisse attendre d'une espionne ? Je vais même jouer le rôle d'une marchande, autant dire que je serai dans mon élément. Mais rien n'y fait, le dirigeant reste inquiet. Peut-être encore plus pour ma propre sécurité que pour le reste.

- Ça ira, Sasori, inutile de t'inquiéter.

Meme si je m'habitue peu à peu, je ne peux retenir un rictus un peu crispé. Par les Dieux, qu'est ce que je peux me sentir quiche à le tutoyer et l'appeler par son prénom ! Si je n'avais pas rencontré ce fichu prince Geb, je ne me poserais même pas la question... Mais force est de constater son Altesse Régente ne m'a toujours pas mise aux fers depuis le début du voyage, donc j'imagine que revenir au vouvoiement est hors de question...

Malgré mes paroles, le Seigneur Jötunheim m'offre un petit sifflet sculpté en cas d'urgence. Je ne suis tout de même pas incapable de me défendre, mais... inutile de faire la fière, toute précaution est bonne à prendre. La Signora Di Teugghia semble d'ailleurs du même avis, et vient à son tour vérifier une dernière fois que je suis prête à remplir ma mission. Il s'agit de ma première rencontre avec la dirigeante de Callariate. Du moins la première qui compte véritablement. Selon toute vraisemblance, elle devait être présente à Varenne, mais entre la réception et la bataille, je n'ai certainement pas eu le loisir de graver tous les visages qui m'entouraient dans ma tête. Il est en revanche tout à fait possible que la Signora se soit fait une opinion de moi si par malheur elle était présente pour mon apparition remarquée devant le Roi-Régent. Mais je n'oserai certainement pas lui poser la question.

La Signora... en impose, c'est le moins qu'on puisse dire. Comme le Seigneur Jötunheim, elle ne s'embarrasse de grands discours pompeux et ronflants. Pour autant, elle dégage une aura bien à elle. Assurée, méthodique et claire. Elle a beau me rappeler que la mission sera dangereuse et difficile, elle n'en attend certainement pas moins de moi pour autant. Mais tout va bien, je n'ai jamais jamais que la stabilité d'un règne et peut-être ma propre vie sur mes épaules, pourquoi ne pas rajouter les attentes d'une grande dirigeante, tant qu'à faire ?

Je ne peux m'empêcher de retenir ma respiration tandis que la Signora m'apprête proprement tout en me redonnant ses consignes une énième fois. Une fois sa tirade terminée, je déglutis difficilement. Cette cascade d'instructions a quelque chose de bien plus impressionnant que la sollicitude du Roi-Régent. Mais ce n'est pas le moment de reculer. En avant Kiyomi ! D'une franche révérence, je prends congé.

- Sasori. Signora Di Teugghia.

Nom d'un kappa, qu'il est ridicule d'en tutoyer pour vouvoyer l'autre !


Un moment plus tard, me voilà en approche du village avec mon chariot, prête à remplir ma mission. Je retourne les détails dans ma tête une dernière fois. Paraître naturelle, faire dévier la conversation sur le Roi-Régent, obtenir des informations. Il faudra que je parvienne à dire du mal du Seigneur Jötunheim, et de manière convaincante sur la question, mais j'ai ma petite idée là-dessus. Ensuite il s'agira de se laisser porter par le moment.

Arrivée au village, les quelques badauds dans la rue me font la fête. Les marchands itinérants sont souvent l'occasion de se procurer des denrées uniques. Dans ma chariot, leurs Seigneuries m'ont fourni étoffes et tissus venu d'autres contrées, de quoi appâter les habitants en leur promettant tout à la fois une protection contre le froid et une certaine allure. Quelques premiers clients commencent à examiner les produits, et la conversation s'engage naturellement. Je ne tente pas de forcer le sujet trop tôt. Je laisse les gens parler du temps, de leur journée, tout ce qui leur vient. On en viendra bien assez vite au fait. Une jeune femme me donne une première occasion de vendre mon personnage en commentant les prix annoncés, ce à quoi je réponds dans un grand soupir :

- J'ai conscience qu'il s'agit d'une dépense certaine, madame, et croyez bien que j'en suis désolée. Malheureusement, le nouveau Roi-Régent ne nous mène pas la vie facile. Les taxes pour les commerçants de l'étranger ont augmenté, et il faut tout de même bien que j'y trouve mon compte à la fin...

Qu'il est reposant de ne plus l'appeler par son prénom ! Je n'ai aucune idée de si le Seigneur Jötunheim a fait quoi que ce soit à ce sujet, mais j'ai travaillé avec suffisamment de commerçants pour savoir qu'ils se plaignent toujours des taxes, quoi qu'il arrive. Il faut simplement espérer que je ne gâche pas tout par du surjeu, mais... c'est le principe du marchange que de surjouer, non ? La cliente accepte mon explication sans discuter, mais un autre jeune homme qui tendait l'oreille me prend en pitié et se lamente qu'enfin tout de même, tout cela est bien injuste et doit me faire perdre des clients. Profitant de la perche tendue, je pousse un peu plus loin:

- C'est la vie, mon bon monsieur, je ne peux pas y faire grand chose. Mais tout à fait entre nous, et avec tout le respect que je lui dois, je n'ai jamais bien senti votre Seigneur Jötunheim de toute manière. Un noble qui s'amuse à se mettre au niveau des gens comme nous, ça sent l'entourloupe, et d'ailleurs on voit bien avec ce genre de décisions que c'est toujours nous qui trinquons. Enfin, tout ça pour dire que je n'ai pas été très surprise.

Mmm. Peut-être un peu direct. Mais avec un fond de sincérité, c'est sans doute le meilleur moyen d'être convaincante, non ? Parce que c'est quand même vrai qu'il ne se prend pas pour rien, à vouloir se faire tutoyer, le Seigneur Jötunheim... En tout cas, voilà l'hameçon proprement jeté à l'eau. Inutile de remonter la ligne directement, ça ne mordra pas. Il faut encore endormir la méfiance du poisson. Je continue donc mon numéro quelques temps encore, à marchander et papoter avec toutes ces bonnes gens. Au bout d'un moment, comme pour simplement alimenter la conversation, je me remets le sujet sur la table :

- Et dites-moi, de votre côté, comment va la vie depuis ce fameux couronnement ? J'imagine que ce soit tout de même être plus avantageux pour vous autres Althéens que pour moi !

Quelques villageois réagissent tout de go et semblent ravis d'avoir trouvé une interlocutrice auprès de qui manifester leur mécontentement. Mimant d'abord la surprise, je mattache ensuite à écouter leurs doléances avec beaucoup d'attention... ce qui ne m'est pas bien difficile, en fait. Car enfin, j'ai beau savoir que ces gens (ou au moins certains d'entre eux) fomentent une rébellion, beaucoup sont simplement inquiets et se laissent entraîner vers ce qu'ils pensent être une solution. De toute évidence, voir le Seigneur de Nordahl soudainement régner sur l'ensemble de l'archipel est un des principaux problèmes. Il semble que chaque île d'Althéa tienne à son individualité, et le couronnement du Roi-Régent paraît menaçant à cet égard. Jugeant qu'il est temps de faire enfin mon travail, je tente d'orienter les villageois pour obtenir quelques informations :

- Mais si la gouvernance du Seigneur Jötunheim vous pose tant problème, n'y a-t-il rien que vous pouviez faire ? Car de ce que vous le racontez, j'imagine que vous ne devez pas être le seul village à penser ainsi ? En vous serrant les coudes, vous devez bien pouvoir faire quelque chose !

Espérons que ça fasse l'affaire. Avec un peu de chance, je suis tombée sur un bavard qui sera ravie de me réciter de A à Z tout ce que les rebelles sont en train de préparer pour rabattre le caquet du Roi-Régent. Mais sans aller jusque là, je parviendrai peut-être à avoir quelques miettes d'informations. Ou au moins la simple confirmation que quelque chose se prépare bien.

Avec un peu de chance...

* * * * *

À mon grand soulagement, quelques villageois répondent avec grand plaisir à mes questions, visiblement ravis que l'on daigne s'intéresser à leurs problèmes. Je ne peux retenir un pincement au cœur à l'idée que je suis en train de trahir leur confiance, mais ce n'est pas le moment de flancher. Il s'agit d'empêcher une révolte qui pourrait fort bien dégénérer pour tout le monde, y compris pour les plus démunis qui la soutiennent. Je me promets toutefois d'insister auprès du Roi-Régent pour essayer de prêter attention aux doléances de la région lorsque toute cette affaire sera réglée.

Ma pêche terminée, il est temps de rentrer au bercail pour y rapporter mes informations et mettre en place un plan d'action. Je manque un battement de cœur quand quelques habitants bien trop contents de ma visite insistent pour que je passe la nuit au village, mais je finis par les convaincre de me laisser partir en prétendant être attendue pour la soirée par une connaissance du village voisin. Après que chaque client ait insisté pour me souhaiter personnellement un bon voyage, je finis par reprendre la route et quitter le hameau. Ouf ! J'ai fait ce que j'avais à faire, et sans me faire repérer. Ou du moins sans m'attirer d'ennuis directs, mais il faut encore espérer n'avoir mis la puce à l'oreille de personne. Nous verrons bien lorsque nous agirons. Pour l'heure, après quelques moments, la route m'emmène à l'abri derrière des collines où je rencontre une partie des troupes placées en attente pour veiller à ce qu'il ne m'arrive rien. Ni une ni deux, je descends de mon chariot et vient présenter mon rapport à la responsable du groupe.

- Signora Di Teugghia.

Le Seigneur Jötunheim est visiblement absent, probablement posté avec un autre des groupes. Voilà bien ma veine, non pas que le Roi-Régent ne m'impressionne pas, mais je commence au moins à m'habituer au personnage. La Signora au contraire a le don de me tendre par la simple présence qu'elle dégage. Au moins, je n'ai pas à batailler avec moi-même pour la tutoyer...

- Je pense avoir récolté quelques informations importantes, j'espère qu'elles seront suffisantes pour agir.

J'aimerais ajouter que j'ai fait de mon mieux, mais j'ai le sentiment que ce n'est pas le sujet. La mission est un succès, ou elle ne l'est pas. Point.

- Les insurgés s'assurent le soutien de la population locale en leur fournissant toutes sortes de ressources, en particulier de la nourriture et du bois. Par la même occasion, ils leur offrent également des armes, officiellement pour qu'ils puissent se défendre en ces temps troublés, mais il est évident qu'il s'agit d'un prétexte pour pouvoir armer les rebelles. À ce qu'on raconte, les troubles s'étendent jusqu'en Thuléa, ou j'imagine que les criminels exilés sont des cibles de choix pour le recrutement de la rébellion. Enfin, il semblerait que le mouvement compte au moins une figure importante parmi leurs dirigeants : un ancien chef de la garde personnelle du roi Alexander Moore. Je n'ai malheureusement pas pu obtenir son nom, mais je pense qu'il présentera quoi qu'il en soit un danger redoutable.

C'est fou comme les informations récoltées en quelques heures peuvent se résumer en une poignée de secondes une fois présentées de manière synthétique. Ai-je vraiment été aussi efficace que je l'aurais pu ? Il faudra bien que cela suffise malheureusement... Et puis, je ne peux tout de même pas inventer de faux renseignements pour me faire bien voir. En revanche, il reste bien une dernière chose que je voudrais dire... mais je comptais plutôt en parler au Seigneur Jötunheim, et je ne sais vraiment pas ce qu'en pensera la Signora Di Teugghia. Après m'être dandinée sur place quelques instants, pesant le pour et le contre, je finis par me jeter à l'eau.

- Si je puis me permettre... Je ne sais pas comment la politique d'Althéa est gérée, et j'imagine bien que vous faites déjà tout votre possible, mais... les gens d'ici semblent se sentir véritablement délaissés, et même si les leaders des insurgés ont probablement des objectifs bien moins nobles en tête, j'ai peur que la colère ne continue à gronder à plus long terme même si ce mouvement-ci est étouffé dans l'œuf. Je... bref.

Je m'interromps toute seule et baisse la tête, penaude. Mais qu'est-ce qui me prend, enfin ? Je suis vraiment en train d'expliquer son métier à une noble ? Voilà ce que c'est, de traîner avec des dirigeants bizarres qui veulent être tutoyés... Je ne sais même plus comment me comporter normalement et rester à ma place. Ne reste qu'à espérer que la Signora aura trop à faire pour s'énerver.

Alors que je me l’imaginais bien avare de compliments, la Signora me remercie chaleureusement après avoir pris connaissance de mon rapport. Ouf, il semblerait que je n’ai pas été  tout à fait inutile. En tout cas, la dirigeante de Callariate ne perd pas un instant pour prendre des notes et commencer à réfléchir à la situation. Cela dit, toute absorbée qu’elle puisse être par sa réflexion, sa vigilance ne se relâche pas pour autant, et il ne faut longtemps avant que son regard inquisiteur ne décèle ma gêne et qu’elle ne m’encourage à parler d’un ton ferme. Timidement, je me permets d’exprimer mes inquiétudes quant à la situation des villageois… et me pétrifie sur place en entendant le Roi-Régent surgir de derrière mon dos pour me répondre d’une voix sèche.

Aurais-je pu dire du mal de Kanagawa ? Je…, non bien sûr, mais… je n’ai pas voulu dire du mal d’Althéa non plus. Ai-je tort de m’inquiéter pour le sort des habitants ? Je voudrais simplement pouvoir faire en sorte que tout le monde aille bien. Mais de toute évidence, je me suis permis de parler sans savoir… Penaude, j’encaisse les remontrances du Seigneur Jötunheim sans piper mot. Même sur invitation d’une Seigneuresse, je n’aurais pas dû étaler ainsi tout le fond de ma pensée. À qui ai-je donc cru parler ?

- Je vous présente mes excuses, Seigneur Jötunheim, Signora Di Teugghia. Je n’étais pas à ma place.

Le vouvoiement m’est revenu, mais tant pis, j’y réfléchirai plus tard. J’ai comme l’impression que ça me fait faire plus de bêtises qu’autre chose. Alors que les deux nobles commencent à spéculer sur l’identité du fameux chef de la garde royale, un contact inattendu me fait sursauter. Est-ce que la Signora vient de me tapoter l’épaule ? On croirait presque un geste de soutien, mais… pourquoi donc ? Peut-être a-t-elle simplement quelque chose à me demander ? Dans le doute, je me redresse bien droit comme un piquet, en attendant de recevoir une nouvelle mission.

Mais rien ne vient. La conversation continue sans autre incident. Circonspecte, je reste prête à réagir à la moindre demande de ces Seigneurs, mais c’est un éclaireur qui finit par interrompre la discussion en annonçant du mouvement. Ni une ni deux, nous le suivons jusqu’à un poste d’observation, d’où nous pouvons apercevoir un chariot approchant du village. Le Roi-Régent a l’air sur les nerfs, tendu comme un ressort. Une foule compacte s’agglutine autour du convoi, et un homme commence à haranguer les habitants, et… moi qui craignait de manquer de subtilité lors de mon enquête, je dois dire que je ne m’attendais pas à ce que les rebelles s’affichent aussi ouvertement. Au moins, pas de doute : la révolte bouillonne et n’aura plus besoin de grand-chose pour exploser, à moins que nous n’intervenions sur le champ. Sans tarder, la Signora Di Teugghia propose une stratégie sommaire : profiter d’une diversion pour prendre les rebelles. Repensant au fiasco d’un peu plus tôt, je reste d’abord silencieuse, sans oser donner mon avis. Mais tout de même, je peux bien au moins les informer de ce dont je suis capable.

- Hum… ces derniers temps, je me suis entraînée à déclencher des orages localisés, peut-être que cela pourrait servir ? Mais même en limitant sa portée j’ai peur que des civils puissent être touchés… Enfin, en tous les cas, je peux agir à distance avec ma magie, si cela peut être utile.

Ça le sera sans doute. C’est peut-être même le meilleur moyen de faire diversion, afin d’attirer l’attention des rebelles tout en gardant une distance respectable pour être à l’abri de la plupart des attaques. Mais peut-être que le Seigneur Jötunheim préférera une autre stratégie. Quoi qu’il en soit, j’ai compris la leçon : j’ai suffisamment donné mon avis pour aujourd’hui. Laissons les nobles décider.