Depuis plusieurs semaines, une atmosphère pesante s'installait autour des centres névralgiques du commerce. La crise, qui avait pris racine près de six mois auparavant, s'était peu à peu muée en une conjoncture désastreuse, et les tensions devenaient chaque jour plus vives. La raréfaction des ressources, exacerbée par leur détournement vers les terres sacrées du Saint-Siège d'Akielos, plongeait les marchands dans une amertume grandissante. Là où autrefois l’abnégation était leur vertu, beaucoup désormais voyaient dans cette situation une opportunité sournoise de tirer profit du chaos, espérant trouver chape-chute, un échappatoire à leur générosité forcée.

Conscient de la gravité de la situation, la famille royale, inquiète, dépêcha le comte sur les lieux. Sa mission était claire : user de son influence pour rétablir le cours des échanges et garantir que les convois parviennent sains et saufs jusqu'au port de Canope. Un effort diplomatique mais aussi logistique, une tâche ardue dans une époque où le désordre menaçait les fondations mêmes de leur unité.

Le soleil, à peine dissimulé par l’horizon d’un crépuscule d’été, déployait ses derniers rayons d’ocre sur la ville, teintant d'or les voiles du ciel. C’est à cet instant qu’un soldat en faction à Canope s’avança, porteur d'une missive scellée, qu’il remit solennellement au comte. Après des jours d’incertitude, chaque document apporté à sa main pouvait être une source d'angoisse ou de soulagement. Fébrile, le comte rompit le sceau de la lettre. Mais, contre toute attente, un soupir de soulagement jaillit de ses lèvres. Il avait attendu cette nouvelle avec une impatience discrète.

Quelques semaines auparavant, il avait soumis une demande pour suivre un entraînement qui, il en était certain, lui permettrait de mieux préparer l’avenir. Et voilà que la réponse lui parvenait enfin. D’un regard attentif, Surya parcourut la missive. L’invitation était claire, les modalités définies : une semaine encore, et il serait de retour non plus en tant qu’officier supérieur, mais en tant que simple bleu faisant ses classes, prêt à se plier aux rigueurs de l'entraînement militaire. Dans le fond de son cœur, il n'avait qu'une pensée : il brûlait déjà de se fondre dans cette nouvelle épreuve, impatient de développer de nouvelles compétences qui feraient la différence sur le champ de bataille.

La nuit précédant son départ, Surya se trouvait prisonnier d’un tourment intérieur, écartelé entre deux sentiments opposés. D’un côté, l’excitation presque juvénile de l’aventure à venir ; de l’autre, l’angoisse sourde d’abandonner, ne fût-ce que pour quelques jours, les lourdes responsabilités qui pesaient sur ses épaules. Allongé sous la voûte étoilée, son esprit dérivait, incapable de s’ancrer dans le repos. Les ombres dansaient sur les murs de sa chambre, miroitant les pensées enchevêtrées qui l’agitaient. Il avait pris soin, pourtant, de prévenir ses suzerains, leur assurant que sa vacance serait brève. Il avait aussi préparé avec soin tout le nécessaire pour la traversée qui l’attendait, mais cette préparation n’avait pas apaisé l’étrange frénésie qui l’habitait. Il se sentait, pour la première fois depuis longtemps, à la lisière d’un changement, d’un passage, comme un homme sur le seuil d’une porte qui ne saurait encore s’il entre dans une lumière nouvelle ou un abîme sans fond.

La nuit vint, et avec lui, l'appel irrésistible des flots. Sous l'obscurité complice de la nuit, le port de Canope dormait doucement, baigné par le murmure lancinant des vagues. Le navire, fier et imposant, se dressait, déjà prêt à larguer les amarres. Sans un mot, Surya monta à bord, et bientôt, à la faveur d’un souffle maritime propice, les voiles furent hissées, guidant le bâtiment vers le lointain Nordahl, terre natale du régent actuel de la thalassocratie. Il s’y était déjà rendu, neuf mois plus tôt, escortant un prince mourant, dernier espoir de survie pour un héritier agonisant. Mais cette fois, le sort en avait décidé autrement, et la raison de ce voyage s'annonçait bien moins funeste.

Là-bas, dans cette contrée éloignée, un maître l’attendait, un formateur réputé, dont le nom résonnait comme celui d’un forgeron des âmes et des corps. Cet homme était la main invisible qui avait façonné les plus grands combattants, des guerriers devenus légendaires.

La curiosité de Surya était éveillée. Il se plaisait à imaginer cet entraîneur comme un colosse robuste, aux membres trapus et à l’allure massive. Les récits qu'il avait entendus semblaient lui prêter une apparence aussi rude que son écriture : un style peu raffiné, presque âpre, comme taillé à coups de serpe. Mais avec les Amari, cette engeance d’ingéniosité et de prodiges, il fallait toujours se garder de juger hâtivement. Ils avaient cette étrange capacité à défier les apparences et à plier la matière même de l’existence à leur volonté. Qui sait si cet homme, que Surya imaginait comme un géant de chair et de muscles, n’était pas en réalité d’une apparence frêle, presque chétive, mais doté d’un esprit si affûté qu’il pourrait transformer le plus humble des êtres en un guerrier redoutable ?

Accostant au port de Miklagard, le cœur battant de Nordahl, Surya fut immédiatement saisi par l’ampleur de ce qu’il avait sous les yeux. Ce port, principal point d’ancrage du pays des guerriers, était habité par une multitude de navires, leurs voiles dressées comme d’innombrables ailes prêtes à conquérir les flots. L’effervescence régnait, et au loin, l’on ne pouvait manquer l’imposant chantier naval, gigantesque fourmilière où naissaient les plus grands vaisseaux qui, plus tard, domineraient les mers. Le bois crépitait sous les marteaux, les forges grondaient, et l’odeur âcre du goudron imprégnait l’air. Ces constructions titanesques, comme des créatures mythiques, semblaient prêtes à s'éveiller sous la main des ouvriers habiles.

Sans s’attarder dans l’admiration, le comte, fidèle à sa discipline, mit pied à terre et se hâta de trouver une auberge. L’épuisement des derniers jours se faisait sentir, et il savait qu’il lui fallait un repos mérité avant de se mesurer aux épreuves qui l’attendaient. Après avoir trouvé refuge dans une modeste taverne aux allures accueillantes, il se restaura d’un Kalops fumant, ce ragoût à la chair fondante qui réchauffait les cœurs dans ces terres nordiques. Le repas terminé, il gagna sa chambre sans plus tarder, espérant que le sommeil, cette fois, lui offrirait enfin le répit tant attendu.

L'aube naissante trouva Surya éveillé, son corps déjà en mouvement dans une série d’étirements fluides, destinés à réveiller chaque muscle, chaque fibre. La rudesse des exercices qui l’attendaient ne laissait place à aucun relâchement. Après cette préparation matinale, il descendit dans la salle commune de la taverne pour un déjeuner copieux, composé de pain noir, de fromage salé et de poissons séchés, le tout arrosé d’un thé infusé aux herbes robustes de la région. Il savait que ce festin serait essentiel pour soutenir les efforts du jour.

Le moment venu, il se mit en route vers le camp spécial, ce lieu redouté où seuls les braves – ou les fous – osaient se rendre. Là, l’on enseignait l’art du maniement du fameux bouclier magique des Amari, cette arme défensive qui avait joué un rôle décisif durant le siège d'Héliopolis, repoussant des vagues d’assaillants grâce à sa technologie mystérieuse. Surya s’était longtemps demandé ce que pouvait bien être ce bouclier. Était-ce un simple outil forgé dans les feux de la guerre, ou un objet infusé de pouvoir par les mains savantes des Amari ?

En arrivant au camp, il constata qu’il n’était pas seul dans cette quête. D’autres courageux avaient répondu à l’appel, hommes et femmes de tous horizons, rassemblés dans un même dessein. Certains semblaient frêles, d’autres étaient robustes et vigoureux, mais tous affichaient une détermination farouche dans le regard. Le camp, bien que modeste en apparence, dégageait une aura studieuse. Tout ici respirait l’exigence et la rigueur. Au vu de leur nombre, tout prêtait à croire qu’ils seraient encadrés individuellement, comme s’il fallait façonner chaque âme avec une attention singulière.

Il n’eut guère le temps de se perdre en conjectures, car soudain, une voix grave et puissante, semblable à un coup de tonnerre frappant la plaine, l’interpella. Ce n’était pas un appel général, mais bien le sien, comme si cette voix avait su traverser les flots et les montagnes pour atteindre directement son esprit.

“Surya !”

Le son résonna en lui, vibrant comme une corde tendue. Le comte, légèrement surpris d’être ainsi identifié parmi la foule, tourna la tête pour découvrir l’origine de cette voix. Là, se tenait un homme, ou peut-être un roc vivant, une véritable montagne. De stature imposante, son visage buriné par les coups et le regard perçant comme l'acier. Voilà donc le formateur tant redouté, celui dont on disait qu'il façonnait les guerriers comme le sculpteur façonne la pierre brute.

D’un geste large et ferme, Galadar, le maître Amari, désigna à Surya de le suivre. Le comte emboîta le pas sans hésitation. Chaque pas du formateur semblait faire vibrer la terre elle-même, comme si son poids et sa puissance étaient tels que la nature se pliait à sa volonté. Le silence, hormis le bruit sourd de leurs bottes sur le sol battu, était total, et Surya pouvait sentir l’expérience qui émanait de cet homme, comme une aura palpable qui imposait le respect sans qu’un mot n’eût encore été prononcé.

Arrivés à l’endroit désigné, Galadar s’arrêta brusquement. Surya l’imita, se tenant droit, l’esprit aux aguets, conscient que le moment qui allait suivre marquerait le début véritable de son épreuve. Le colosse Amari se retourna lentement et se planta face à lui. Sa stature était encore plus impressionnante de près. Il ne prononça d’abord pas un mot, se contentant de fixer Surya d’un regard perçant, comme s’il tentait de lire au plus profond de son âme, de comprendre ce qui animait cet homme venu de loin pour se soumettre à l’un des entraînements des plus rigoureux.

“Alors, dis-moi, mon p’tit gars. Qu’est-ce qui pousse un gaillard à suivre cet entraînement ?”

Le comte sentit le poids des attentes de cet homme, mais aussi des siennes propres. La question pouvait sembler banale, mais c’était un moment crucial où il devait, sans fard ni détour, dévoiler ses intentions.

“On m’appelle le Lion d’albâtre, non pour ma noblesse ou ma naissance, mais pour la férocité que j’ai montrée sur le champ de bataille. Pourtant, ce titre n’est rien s’il ne me permet pas de protéger ceux qui comptent sur moi. À quoi bon cette appellation glorieuse, à quoi bon ces honneurs et cette réputation, si elle ne fait que reposer sur des montagnes de morts ? Si elle ne fait qu'entasser des cadavres sous mes pieds ?”

Sa voix trembla légèrement, non par faiblesse, mais sous l’effet de l’émotion contenue qui le traversait.

“Un lion digne de ce nom ne se bat pas pour prouver sa force ou pour s’enivrer de la victoire. Un lion digne monte au front pour protéger son groupe, pour défendre les siens, non pour étendre son territoire mais pour garantir la paix à ceux qu’il chérit.”

Les mots de Surya résonnaient dans l’air froid, portés par une sincérité farouche. Galadar, impassible, écoutait, sans laisser transparaître la moindre émotion, mais Surya sentait que l’Amari attendait ces mots.

“Par ma faute, j’ai fait couler le sang, trop de fois. Mais je suis ici pour apprendre à défendre, non à détruire. Pour protéger, non pour conquérir. Si je dois être appelé le Lion d’albâtre, que ce soit également parce que j’ai su tenir le bouclier devant ceux que je dois protéger, et non parce que j’ai brandi l’épée sur mes ennemis. Voilà pourquoi je suis ici. Je veux apprendre à être plus qu’un combattant. Je veux devenir un véritable protecteur. Je veux un monde où l’on choisit son sourire quand il est l’heure de partir.”

Le silence retomba sur le camp, lourd et solennel. Galadar, sans un mot, laissa planer cet instant, scrutant le visage de Surya, comme pour juger de la véracité de ses paroles. Puis, lentement, un imperceptible mouvement de tête sembla indiquer qu’il avait entendu, et peut-être même compris, ce qui animait cet homme.

“Ici, on ne fait pas semblant ! Alors prépare-toi à encaisser jusqu’à mordre la poussière, mon p’tit gars !”

D’un simple hochement de tête, empreint d’une détermination silencieuse, Surya, désormais disciple, signala à son maître qu’il était prêt. Prêt à affronter les épreuves qui allaient forger son corps autant que son âme. Son regard, droit et assuré, plongeait dans celui de Galadar, comme pour lui signifier qu’il ne reculerait devant rien. Il y avait dans ce geste une solennité presque sacrée, un rite d'initiation tacite où les mots n'avaient plus leur place, remplacés par cette volonté muette de se soumettre au défi que la destinée, incarnée ici par ce colosse, avait préparé pour lui.

Galadar, qui ne demandait pas davantage, éclata d’un large sourire, non pas de moquerie, mais d’une satisfaction profonde, presque cruelle, à l’idée de ce que cet homme en face de lui allait devoir endurer. Lui, le Lion d’albâtre, allait bientôt découvrir que la véritable force ne résidait pas seulement dans les batailles remportées, mais dans la souffrance acceptée, dans l’épreuve qui transperce l’âme pour en extraire l’essence véritable du guerrier. Et cette essence, Galadar savait qu'il allait la faire jaillir.

D’un mouvement brusque et précis, le formateur tendit son bras massif et saisit le pavois qui reposait à ses pieds, attendant son heure. Le bouclier, large et imposant, semblait presque disproportionné dans cette scène. Sans un mot, d’un geste qui trahissait à peine l’immense force nécessaire, Galadar lança le pavois dans les airs, droit en direction du comte. La masse de métal fendit l’air avec une rapidité insoupçonnée, sifflant comme une flèche géante, prête à tester les réflexes et la détermination de son nouveau porteur.

Surya, d’abord surpris, ne perdit pourtant pas son sang-froid. Son instinct, affûté par des années de combat, prit le dessus. Il tendit les bras, et bien que l'impact fût rude, il réceptionna le bouclier, ses muscles tendus sous l’effort, ses doigts crispés autour du rebord du pavois.

Galadar, toujours souriant, se rapprocha lentement, ses pas résonnant sur le sol comme ceux d'un géant. Il observa le comte, jaugeant la façon dont il tenait le pavois, scrutant le moindre signe de faiblesse. Il s’arrêta à quelques pas de lui, son ombre immense couvrant Surya tout entier, et d’une voix grave, teintée d’une satisfaction brutale.

“Le bouclier, c’est pas juste un accessoire. Ce pavois sera ta seule protection dans les jours à venir. Tu apprendras à le manier non comme un outil, mais comme une extension de toi-même.

C’est ta nouvelle meilleure amie... Bon, une amie un peu collante, qui aime bien se prendre des baffes à ta place, mais tu vas vite comprendre pourquoi elle est indispensable. On va commencer par la base : le tenir. Tu penses que c’est simple ? Ha, attends de le sentir vibrer après quelques coups bien placés. Et là, je te préviens, tes bras vont brûler comme si t’avais passé une nuit à lever des pintes trop lourdes. Mais c’est là que ça devient intéressant.

Une fois que t’as l’habitude de lever ce truc sans trembler, on passe à la suite : repousser l’ennemi. C’est pas juste une planche à te cacher derrière. Non, c’est une arme. Un coup de bouclier bien placé, et le gars d’en face voit des étoiles. Alors voilà le plan : tu apprends à bloquer, tu encaisse, et quand t’auras compris tout ça, on se retrouve autour d’une bière pour célébrer... Ou pour te dire que tu dois tout revoir, qui sait ?

Allez, Surya, sois prêt à devenir un mur, mais un mur qui sait aussi distribuer des mandales quand il le faut.”

Galadar se redressa, ses larges épaules se tendant comme les montagnes elles-mêmes sous un ciel lourd. Ses yeux, jusqu’alors pétillants d’une satisfaction presque joyeuse, s’assombrirent soudain, tels deux orages prêts à éclater. Il scrutait son disciple avec une intensité nouvelle, comme s’il pouvait déjà voir les souffrances et les épreuves qui allaient ébranler cet homme. Ce regard, chargé d’une sombre promesse, était celui d’un maître qui savait que son élève serait bientôt confronté à la plus cruelle des vérités : celle de sa propre faiblesse, que seule la souffrance pourrait transcender.

Sans dire un mot, Galadar tendit la main vers son arme. Reposant contre un pilier de pierre, sa masse d'armes était une chose terrible, presque vivante dans sa forme brute et menaçante. La tête du marteau semblait peser une tonne. D’un geste sûr et précis, il la souleva, comme si elle ne pesait rien dans sa poigne immense.

Sans prévenir, dans un geste d’une violence aussi fulgurante que maîtrisée, Galadar abattit son marteau de guerre sur l’égide qu’il venait de confier à son disciple. Le choc résonna comme un tonnerre, éclatant dans l’air frais du matin avec une brutalité inouïe. Le pavois vibra sous l'impact, transmettant à Surya une onde de force si intense qu’il crut un instant que ses bras allaient se briser sous la pression.

“Ce que tu vas affronter ne sera pas une simple démonstration de force. Ici, tu apprendras à te défendre, à survivre, à protéger. Ce bouclier te forcera à tenir bon lorsque tes jambes te trahiront, lorsque ton esprit vacillera. Il te rappellera que le plus grand des guerriers n’est pas celui qui attaque, mais celui qui résiste.”

Surya serra les dents, ses muscles tendus à l’extrême pour maintenir le bouclier en place. L’écho du coup s’évanouissait lentement dans l'air tandis que Galadar, toujours impassible, se tenait devant lui, scrutant le moindre signe de défaillance dans les traits du comte. Mais Surya ne céda pas, son cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, chaque fibre de son être focalisée sur une seule idée : tenir. Tenir, coûte que coûte. Le Lion d’albâtre, malgré la douleur qui irradiait dans ses bras, malgré le poids du pavois qui semblait soudain encore plus lourd qu’auparavant, tint sur ses deux jambes.

“Voilà ce qui t’attend. Ton bouclier ne sera jamais qu’une arme de parade si tu ne sais pas encaisser. Les Amari n’ont pas forgé ce pavois pour qu’il te protège de tout sans que tu ne souffres. C’est par la douleur que tu apprendras à le maîtriser, à sentir sa force devenir la tienne.”

Il marqua une pause, laissant ces mots s'imprégner dans l'esprit de Surya.

“Faites-moi mordre la poussière autant qu’il le faudra pour devenir une montagne.”

À la réponse de son disciple, Galadar éclata d’un rire sonore. Ses épaules massives se soulevaient dans une démonstration de satisfaction brutale. Ce rire, presque aussi assourdissant que le coup qu’il venait de porter, semblait tout à la fois moqueur et plein de fierté, comme si la volonté inébranlable de son disciple venait de toucher une corde en lui. Galadar aimait la lutte, non pour l’écrasement des faibles, mais pour la naissance de ceux qui savaient résister.

“Voilà ce que j’aime voir ! La flamme qui ne s’éteint pas, même sous la tempête. Tu as du cœur, mon p’tit. Et de la volonté. Bien. Très bien.”

Ainsi débuta l'entraînement, sous le regard impitoyable de Galadar, qui n’avait d’autre objectif que de découvrir jusqu’où pouvaient aller les forces et les faiblesses de son disciple. Le maître, expérimenté dans l’art de façonner les guerriers, n'était pas seulement brutal, il était méthodique. Chaque coup, chaque instruction faisait partie d’une danse savamment orchestrée, visant à pousser Surya au-delà de ses limites pour en tirer une nouvelle essence de force. Il s’agissait d’un rituel de transformation où l’apprenti devait être brisé pour renaître plus fort.

Les coups pleuvaient, brutaux et implacables, mais derrière chaque assaut se cachaient des leçons. Galadar ne se contentait pas d’infliger la douleur ; il instruisait, corrigeait, guidait.

“Concentre ta masse dans les cuisses ! Ce sont tes jambes qui doivent encaisser le choc, non tes bras ! Les cuisses et les jambes, voilà ton ancrage !”

Les instructions étaient précises et impitoyables.

“Bande tes bras, maintiens ton centre de gravité ! Si tes bras faiblissent, ton bouclier ne sera qu’un poids mort !”

Les muscles de Surya brûlaient, mais il s’efforçait de suivre chaque conseil, serrant les dents, se retenant de céder sous la fatigue grandissante.

Les coups venaient tous azimuts, surgissant sans avertissement, d’en haut, d’en bas, de gauche à droite. Surya devait non seulement encaisser, mais apprendre à anticiper, à deviner où l'attaque allait frapper. Chaque fois qu’il recevait un coup, Galadar corrigeait la position de son bouclier.

“Pas trop bas ! Tu laisses ton flanc ouvert ! Plus souple des épaules, tu dois pouvoir pivoter sans perdre l’équilibre !”

Mais malgré sa détermination, malgré la fougue de son esprit et la volonté de prouver sa valeur, le corps de Surya commençait à fléchir. Les heures s’étiraient sous le soleil, impitoyable lui aussi, et chaque coup qui venait le projetait un peu plus près de ses limites. Il chutait, se redressait, puis chutait à nouveau. À plusieurs reprises, le pavois lui échappa des mains, ses muscles refusant de répondre aux ordres qu’il leur donnait.

Le soleil, à son zénith, observait silencieusement ce duel inégal entre la volonté d’un homme et les forces implacables du monde. À mesure qu’il descendait lentement dans la voûte céleste, Surya lui aussi s’affaissait, ses jambes flageolantes, ses bras en feu. Chacun de ses membres pesait une tonne, et ses genoux tremblaient sous le poids du bouclier qu’il s’efforçait encore de porter. Mais malgré ses efforts, son corps trahissait peu à peu sa volonté de fer.

Finalement, alors que le jour touchait à sa fin et que l’ombre du crépuscule commençait à envelopper le camp, Surya tomba une dernière fois. Cette fois, il ne put se relever. Son corps, épuisé par tant d’efforts et par la violence des coups, refusa de répondre. Allongé au sol, le souffle court, le comte fixait le ciel au-dessus de lui, les muscles engourdis, les membres incapables de le porter plus loin. Le bouclier gisait à ses côtés, comme un fardeau qu’il ne pouvait plus soulever.

Galadar, observant son disciple, s'approcha lentement, non sans une certaine satisfaction. Ce n'était pas un échec mais une étape. Le regard du maître d’armes n’était plus moqueur, mais empreint d’une certaine forme de respect. Il tendit sa main massive, saisissant celle de Surya pour le remettre sur pied. D’un geste puissant, il le redressa, bien que le comte chancela légèrement, ses jambes incapables de porter son propre poids.

“Voilà ce que je voulais voir. Aujourd'hui, tu as appris une leçon importante : connaître tes limites. Mais demain, tu apprendras à les dépasser.”

Le retour jusqu’à l’auberge, où il avait déposé ses maigres bagages, fut un véritable calvaire. Ses jambes, lourdes comme du plomb, pliaient sous chaque pas, et son esprit, embrumé par l’épuisement, peinait à trouver l’énergie nécessaire pour continuer. Il marchait, soutenu par la seule force de son obstination, ses pensées se mêlant dans une brume de fatigue et de douleur.

Quand enfin il aperçut l’enseigne de l’auberge, la lune, d’un bleu éclatant, dominait déjà le ciel d’été. Sa lumière, douce et apaisante, ne parvenait pourtant pas à soulager la lourdeur qui pesait sur les épaules du comte. Il poussa la porte avec un soupir d’épuisement, son corps réclamant une halte définitive, mais l’appel du ventre se fit tout aussi pressant. Il savait qu’après une journée d’efforts aussi intenses, il devait absolument reprendre des forces. Ses muscles tiraillés par la faim autant que par la fatigue, il se laissa guider par l’aubergiste, acceptant sans même écouter la première suggestion venue.

Le repas fut avalé rapidement, sans goût, ses mâchoires mâchant mécaniquement la nourriture comme un réflexe de survie. Chaque bouchée semblait peser plus lourd que la précédente, et à peine eut-il fini qu’il se leva, titubant, pour gravir les escaliers de bois qui menaient à sa chambre.

Une fois à l’intérieur, il alluma une petite bougie qu’il posa sur la table près du lit, l’éclat vacillant de la flamme projetant son ombre sur les murs de la modeste pièce. C’est alors qu’il fut saisi, dans une sorte de demi-sommeil, par la silhouette noire que la lumière imprimait contre le mur. Un instant, il se sentit stupide d’être surpris par sa propre image, comme un enfant apeuré par les fantômes de son imagination.

Consterné par sa propre faiblesse, il secoua la tête, chassant cette idée absurde. Son corps, au bord de l’effondrement, ne pouvait supporter un instant de plus. Sans même prendre la peine de se déshabiller complètement, il se laissa tomber sur le lit, ses membres enfin libérés de l’obligation de soutenir son poids.

Avant même que sa tête ne touche l’oreiller, le sommeil l’enveloppa dans ses bras invisibles. Ses yeux se fermèrent, son esprit plongea dans un abîme profond, et le monde extérieur disparut, remplacé par la paix fugace de l’inconscience.

Au petit matin, Surya se réveilla sous les premiers rayons du soleil. Ses muscles, endoloris par l'effort de la veille, pulsaient encore légèrement sous sa peau, mais cette douleur ne le gênait pas. Au contraire, elle lui apportait une sensation de vitalité.

Se levant lentement, il s'étira longuement, savourant l'étirement de ses muscles encore tendus, avant de s'immerger sous une douche froide qui, loin de l'engourdir, raviva ses sens et le prépara pour la journée à venir. L'eau glacée lui redonna une vigueur presque sauvage, lui rappelant qu’il se trouvait dans le pays des guerriers, où rien ne devait être pris à la légère.

Descendant ensuite dans la salle commune de l’auberge, il prit le même repas copieux que la veille, destiné à nourrir non seulement le corps mais aussi l’esprit combatif. Chaque bouchée renforçait en lui la conviction qu’il pouvait affronter ce nouveau jour avec la même détermination, sinon plus, que la veille.

Après avoir terminé son repas, le lion quitta l'auberge en direction du camp d’entraînement, le pas plus assuré, bien que ses muscles fussent encore alourdis par la veille. Il arriva en avance, le ciel était encore teinté des couleurs douces de l'aube, et les premiers bruits du campement s'élevaient à peine, timides murmures du réveil des autres disciples.

Profitant de cette avance, il s’éloigna quelque peu du tumulte naissant pour trouver un endroit calme où il pourrait, comme chaque matin, adresser son oraison aux dieux. S'agenouillant dans l'herbe encore fraîche de la rosée, il ferma les yeux et, le visage tourné vers les cieux, murmura ses prières. Ses lèvres formaient des mots de gratitude et d’humilité.

Après l’oraison, il se plongea dans une méditation profonde, son esprit se vidant progressivement des pensées encombrantes, ne laissant place qu’à la concentration pure. Il imaginait déjà le travail à venir, chaque coup, chaque mouvement, chaque enseignement de Galadar. Son corps, malgré la fatigue, se préparait déjà à encaisser de nouveaux coups, à se relever, encore et encore. Dans cette quiétude intérieure, il sentit la douleur se dissoudre légèrement, comme si la méditation lui permettait de transcender ses limites physiques. Il s’imprégna de cette énergie tranquille, fortifiant son esprit pour affronter la nouvelle journée avec le même dévouement que la veille.

Lorsque Surya ouvrit les yeux après sa méditation, il fut surpris de voir Galadar déjà là, planté devant lui comme une ombre imposante. L’Amari le fixait en silence, ses yeux perçants semblant évaluer chaque nuance de son être, comme s'il pouvait lire dans son esprit la fatigue, la volonté, et la résolution qui s'y mêlaient. Galadar ne prit pas longtemps avant de briser le silence de sa voix grave et profonde.

“Je suppose que ton corps est encore endolori par les efforts de la veille.”, commença-t-il, un léger sourire en coin trahissant une certaine satisfaction. “Mais comme on dit, il faut battre le fer tant qu'il est encore chaud. Alors, on va continuer comme hier, et même aller plus loin. Forger ton mental pour forcer ton corps à dépasser ses limites.”

Toujours calme et concentré après sa prière et sa méditation, le lion hocha simplement la tête en signe d'accord. Il comprenait les règles du jeu. Le combat qu'il menait n'était pas uniquement contre les coups de Galadar, mais contre ses propres faiblesses, ses propres doutes. Sans un mot, il saisit le pavois que Galadar lui tendait et se mit en position, ses pieds fermement ancrés dans le sol, prêt à encaisser ce qui allait suivre.

Mais aujourd'hui, quelque chose avait changé. Galadar semblait décidé à pousser les choses encore plus loin. Là où les coups d’hier étaient brutaux mais mesurés, ceux d’aujourd’hui seraient plus violents, plus rapides, et bien plus imprévisibles. La forge dans laquelle il était plongé s’apprêtait à devenir plus ardente encore.

Les premiers coups tombèrent avec la force d’un marteau frappant sur l’enclume. Contrairement à la veille, Galadar variait non seulement la puissance de ses attaques, mais aussi les angles et les directions. Les assauts fusaient de toutes parts, forçant le disciple à ajuster constamment sa posture, à bouger plus vite, à anticiper avec plus de précision. Son bouclier volait presque sous le poids des frappes, mais il tenait bon, chaque muscle de son corps tendu comme un arc prêt à rompre, mais résistant.

Galadar ne donnait aucun répit. “C'est dans la douleur que tu te renforces !”, criait-il en ponctuant ses ordres de coups supplémentaires. Chaque frappe semblait vouloir enfoncer le comte dans le sol, mais à chaque fois, il se relevait, serrant les dents, trouvant en lui la force de continuer.

L’intensité de l’entraînement était telle que le monde autour d’eux semblait s’effacer. Il n’y avait plus que le bruit sourd des coups, le choc de l’égide, et la respiration haletante de Surya, qui peinait à suivre le rythme infernal. Mais malgré la douleur, malgré la sueur qui dégoulinait de son front, quelque chose en lui commençait à changer. Il ne subissait plus les coups de la même manière. Petit à petit, il parvenait à les anticiper, à ajuster son bouclier avec plus de finesse, à utiliser ses jambes et ses hanches pour absorber l’impact sans perdre l’équilibre.

Cependant, à chaque assaut, Galadar semblait augmenter encore la force, comme s'il testait continuellement les nouvelles limites de son élève, cherchant le point de rupture. Les bras du lion, bien que tendus comme des cordes prêtes à craquer, se renforçaient, et son esprit, galvanisé par cette lutte incessante, s’élevait au-dessus de la souffrance. Pour atteindre le ciel, il fallait bien d'abord gravir la montagne, et cette montagne, il la sentait sous ses pieds, haute et impitoyable.

À la mi-journée, alors que le soleil atteignait son zénith, Galadar, avec la sagesse du vieux guerrier qu’il était, leva la main et imposa une pause. Il savait qu’un entraînement efficace exigeait un équilibre. Il ne fallait pas pousser trop fort, trop vite, au risque de briser ceux qui cherchaient à se dépasser. Dépasser ses limites, après tout, ne consistait pas à les ignorer, mais à les comprendre, à les affronter patiemment, avec discipline. Le corps et l’esprit devaient se forger progressivement, sous peine de céder sous le poids de l’orgueil et de la présomption.

À la mi-journée, alors que le soleil atteignait son zénith, Galadar, avec la sagesse du vieux guerrier qu’il était, leva la main et imposa une pause. Il savait qu’un entraînement efficace exigeait un équilibre. Il ne fallait pas pousser trop fort, trop vite, au risque de briser ceux qui cherchaient à se dépasser. Dépasser ses limites, après tout, ne consistait pas à les ignorer, mais à les comprendre, à les affronter patiemment, avec discipline. Galadar l’avait appris à travers les batailles et les années. Le corps et l’esprit devaient se forger progressivement, sous peine de céder sous le poids de l’orgueil et de la présomption.

Surya, haletant, épuisé mais toujours debout, accueillit cette pause avec un mélange de soulagement et de reconnaissance. Il se laissa tomber au sol, épongeant la sueur qui perlait à son front. Autour de lui, le camp tout entier semblait résonner au même rythme. Les autres disciples partageaient cette douleur, cette épreuve commune, et dans leurs regards brillait une forme de camaraderie, forgée dans l’effort partagé.

Les conversations s’élevaient doucement dans l’air calme de cette pause. Certains échangeaient des conseils sur la manière d’absorber les chocs sans trop fatiguer le corps, d'autres partageaient leurs découvertes sur la meilleure posture à adopter, sur la concentration nécessaire pour anticiper les frappes. Le comte assimilait ces récits comme autant de leçons supplémentaires. Ici, tous étaient élèves et maîtres à la fois, chacun apportant sa pierre à l’édifice de leur apprentissage.

Galadar, un sourire narquois aux lèvres, brisa à nouveau le silence. Son regard s'était fait plus intense, comme celui d'un prédateur observant sa proie se transformer peu à peu.

“Encaisser, c'est bien beau. Mais ça devient vite ennuyant si on ne fait que ça. Un bouclier, ce n'est pas juste pour se protéger. C'est aussi bien une arme défensive qu'offensive.”

Il fit quelques pas vers Surya, son ombre immense s'étirant sur le sol comme celle d'un colosse.

“Tu peux parfaitement coller des mandales avec. Ne l’oublie jamais : une défense bien maîtrisée peut se transformer en attaque fulgurante.”

Galadar poursuivit, ses yeux perçants fixant son disciple.

“Maintenant que tu sembles un peu mieux contrôler ton corps, on va passer à l'attaque et à la contre-attaque. Mais ne crois pas que je vais te faire de cadeaux. Si tu veux frapper, il va falloir le mériter.”
Il fit tournoyer sa masse d'armes, une lueur malicieuse dans les yeux, avant de se remettre en position.

À l'aube du troisième jour, comme un rituel ancré dans sa chair et son esprit, le comte s'adonna à sa routine habituelle. La fraîcheur matinale avait une vigueur particulière ce jour-là, mordant sa peau sous la douche froide qu’il prenait pour éveiller son corps à l’effort qui l’attendait. Le repas copieux qu’il ingurgitait ne faisait qu’anticiper les dépenses d’énergie qu’il savait inévitables. Puis, avec une détermination inchangée, il rejoignit le camp d’entraînement en avance, comme il l'avait fait les deux jours précédents. Chaque pas qu'il posait semblait plus lourd, comme si la terre elle-même reconnaissait la fatigue accumulée.

Surya adressa sa prière habituelle aux dieux. Puis, il s’installa en position du lotus, sa respiration ralentissant peu à peu, son esprit se plongeant dans le silence. Ses muscles endoloris, courbaturés, chaque fibre de son être semblait avoir été brisée et reformée sous la pression des jours d’entraînement. Pourtant, malgré la douleur, quelque chose en lui se raffermissait. La volonté, cette flamme intérieure, l’empêchait de céder, lui ordonnait de continuer. Sans elle, il n’aurait jamais pu remettre le couvert pour un troisième jour. Mais il savait que la souffrance endurée était un bien pour un mal. Il ne cherchait pas la facilité, il cherchait à apprendre.

Dans le théâtre de son esprit, tandis que son corps immobile méditait, les scènes du combat de la veille se rejouaient avec une netteté troublante. Il revoyait chaque attaque, chaque parade manquée, chaque erreur commise. La seconde moitié de l’entraînement lui revenait en détail : les conseils de Galadar, les instructions de ses camarades de formation, les voix de ceux qui avaient partagé son fardeau et essuyé leurs propres échecs. Chacun avait contribué à façonner son apprentissage, à marteler dans sa conscience l’importance de l’attitude, de la posture, de la vigilance.

Pourtant, malgré ses efforts acharnés, malgré toute la bonne volonté du monde, il n’avait réussi aucune parade parfaite. Pas une. Cet instrument qu’était le bouclier semblait lui échapper, comme si son corps, pourtant volontaire, refusait d’intégrer la leçon. À chaque attaque, Galadar l’avait écrasé sous le poids de sa force brute, ses coups venant de tous côtés, imprévisibles, implacables. Le sol, froid et dur, avait été son compagnon de la veille, l’accueillant sans cesse après chaque échec. Combien de fois avait-il mordu la poussière ? Il n'aurait su dire. Le nombre exact lui échappait, mais à vrai dire, cela importait peu. Son corps le lui rappelait suffisamment, chaque muscle criant à la moindre tension.

La douleur était devenue un écho de ses chutes. Mais au-delà de cette souffrance physique, le lion savait que l’épreuve était mentale. Chaque fois qu'il s’était relevé, chaque fois qu'il avait saisi à nouveau le bouclier pour affronter la tempête, c’était son esprit qu'il fortifiait, non seulement son corps. Il avait appris, à ses dépens, qu’il ne suffisait pas de subir les assauts. Il devait les anticiper, sentir le moment où la défense devenait offensive. Cela demandait une finesse et une précision qu’il ne maîtrisait pas encore.

Tandis que le camp s’emplissait peu à peu de bruits, d'échauffements et de conversations, l’officier, dans un silence presque cérémonial, se releva de sa méditation. Ses muscles endoloris protestèrent faiblement, mais il les fit taire, concentrant son esprit sur les mouvements appris. Face à un adversaire invisible, il entama une série de gestes, lentement d’abord, chaque mouvement contrôlé, calculé. Ses bras portaient le bouclier, ses jambes ajustaient sa posture, et chaque coup qu’il esquissait était pensé pour devenir un prolongement naturel de son corps.

Il savait que l’habileté véritable ne résidait pas seulement dans la force brute, mais dans la finesse de l'exécution, dans l’automatisme des gestes ancrés dans la mémoire musculaire. Il fallait que chaque parade, chaque attaque devienne un réflexe, que son esprit et son corps ne fassent plus qu’un. Les leçons d’hier, ses échecs répétés, devenaient des bribes de sagesse qu’il espérait intégrer pleinement aujourd’hui.

Peu importe le nombre de chutes, l’important était de se relever, encore et encore, jusqu’à ce que son corps, si laborieux en cet instant, réponde enfin à l’appel de l’esprit et devienne l’arme et le mur véritables qu’il aspirait à être.

Soudain, un rire éclatant brisa le calme qui enveloppait son entraînement solitaire. Un rire franc, sonore, empli d’une satisfaction malicieuse. Galadar venait de s'annoncer. Son regard, fier et amusé, se posa sur son disciple. “Ah, Surya !”, s’exclama-t-il, tout en avançant vers lui, les bras croisés sur son large torse. “Je vois que la douleur d’hier ne t’a pas encore terrassé. C’est bien ! C’est très bien même.”

Il fit une pause, scrutant les mouvements du comte qui ne s’était pas arrêté, continuant de perfectionner ses gestes.

“Je ne sais pas si l’on peut se satisfaire de ne pas avoir réussi à porter une seule contre-attaque. Je peux dire cependant avoir une bonne connaissance du sol nordahlois dorénavant.”

Il n’y avait qu’une certitude dans son esprit : il tiendrait encore aujourd’hui. Le lion ne renonçait jamais à gravir la montagne, même si chaque pas le rapprochait du vide. Il en allait de sa volonté, de son devoir et de son honneur.

Galadar se mit à rire face à la dérision dont était capable le comte, puis fit un signe de la tête, son sourire se transformant en une expression plus sévère, celle d’un maître prêt à tester une nouvelle fois les limites de son élève. La voix du maître se fit plus rauque, plus dure, comme si le poids de l’épreuve à venir se matérialisait dans ses mots.

“L’objectif pour ce dernier jour est le suivant. Tu vas devoir me repousser, contre-attaquer et tenir jusqu’à ce que je me lasse de frapper. On verra aujourd’hui si ce lion d’albâtre a vraiment des crocs… et si ton bouclier peut aussi mordre.”

Ainsi débuta l’épreuve finale, véritable sommet de l’entraînement éprouvant qu’il avait enduré sous l'œil intransigeant de Galadar. Le formateur, avec un plaisir non dissimulé, enchaînait les assauts avec une violence mesurée, mais suffisante pour malmener son disciple. Les coups tombaient de toutes parts, impitoyables, imprévisibles, ne laissant à Surya aucun instant de répit. Le bouclier qu’il tenait fermement dans sa main volait parfois sous la force des impacts, le projetant plusieurs fois au sol, mais chaque fois, le comte se redressait, plus résolu que jamais.

L’épuisement commençait à grignoter les forces de Surya, chaque muscle de son corps hurlait sous la tension, mais sa volonté restait inébranlable. Galadar, conscient du danger de pousser un homme au-delà de ses limites physiques, sonnait de courtes pauses de temps à autre, permettant à l’officier de s'hydrater, de manger un morceau, et surtout de calmer les muscles brûlants d’effort. Mais ces moments de répit étaient de courte durée. Dès que le formateur l'ordonnait, les assauts reprenaient avec une férocité nouvelle.

Il tenait, mais à quel prix. Son corps, plus qu’exténué, ne se maintenait debout que grâce à une force invisible, celle de la volonté pure. Ses pensées dérivèrent vers le passé, vers les souvenirs douloureux qui avaient nourri sa détermination. Il repensa à ceux qu’il avait perdus, à ces vies arrachées parce qu’il n’avait pas été capable de les protéger. Car il était parfois resté à l’arrière, préférant l’arc et ses flèches à la mêlée, il s'était éloigné du front.

Mais maintenant, face à Galadar et au poids de son propre bouclier, il comprenait l’erreur de ces choix. On ne peut défendre ce qu’on aime qu'en acceptant de recevoir les coups, en s'exposant au danger pour protéger les siens.

Alors, dans les flammes de l’anéantissement, son esprit brûlait un autre carburant : l'image de ceux qu'il pouvait encore protéger aujourd'hui. Sa sœur, ses amis, son peuple, tous ceux qu'il aimait, et une autre pensée, plus secrète, plus douce, qu’il conservait précieusement au fond de son cœur. Il revit brièvement le visage de celle qu'il aimait et dont il avait perdu la trace après les sombres événements de février.

La journée glissa doucement vers sa fin, et bientôt la nuit étendit son vaste manteau étoilé au-dessus du camp d’entraînement. Le soleil s'était couché sur des heures d’efforts ininterrompus. Surya avait réussi, par deux fois, à parer les assauts de Galadar. Ses parades étaient maladroites, hésitantes, de simples réflexes arrachés à son corps épuisé. Pourtant, c’était un progrès, aussi minime fût-il. Mais chaque petite victoire s'effaçait bien vite sous la violence des coups suivants, et à chaque étreinte brutale avec la terre, la lutte devenait plus ardue.

À chaque chute, le sol semblait l’appeler plus intensément, à l’instar d’un berceau réconfortant. Ses muscles ne répondaient plus. Ses jambes refusaient désormais de le porter. Et pour la première fois depuis le début de cet entraînement, même son esprit vacillait, incapable de commander à ce corps brisé de se relever.

Allongé sur le sol, les yeux rivés aux cieux, il regardait les étoiles danser dans la profondeur du firmament. Peut-être était-ce l'épuisement qui voilait sa vue, ou peut-être la lueur ténue de ces astres scintillants. Mais il n’avait plus même la force de serrer les dents face à cette défaite. Ses pensées se faisaient lointaines, ses souvenirs diffus. Le rugissement du lion s'était tu, remplacé par le murmure doux et inflexible du corps qui exigeait repos.

Galadar, de son côté, avait vu son disciple se battre jusqu’au bout de ses forces, sans jamais plier sous la pression des coups, sans jamais se rendre volontairement. Un éclat de fierté brillait dans ses yeux. Surya n’avait peut-être pas remporté l’épreuve, mais il l’avait endurée avec honneur.

S'approchant de lui, Galadar tendit une main ferme vers le comte, l’aidant à se remettre péniblement sur pied. Mais les jambes de ce dernier ne tinrent plus, flanchant sous son poids. Le maître, avec la même bienveillance qui contrastait avec sa rudesse, passa un bras sous l’épaule de son élève et l’aida à se maintenir debout. Galadar se transforma en béquille vivante pour celui qu’il avait forgé à travers la souffrance.

“Tu t’es battu avec ton cœur aujourd'hui.”, dit-il doucement, sa voix grave adoucie par une lueur de respect. “Et c’est tout ce qui compte. Le corps trahit, mais l’esprit… l’esprit d’un lion ne plie jamais.”

Surya sentit toutefois un semblant de réconfort dans ces mots. Il n’avait pas triomphé, mais il n’avait pas non plus échoué.

“Grâce à vous, je suis peut-être finalement un lion.”

Surya murmura d’une voix vacillante, ses yeux mi-clos, la fatigue imprimée dans chaque fibre de son être. Galadar éclata de rire, un rire franc et puissant qui résonna dans la nuit, comme un coup de tonnerre.

“Tu délires, mon p’tit. Allez, pour fêter la fin de cet entraînement, on va aller arroser ça avec des bières. Crois-moi, ça te fera oublier que tu as mal !”

Sur ces mots, il porta son disciple non sans quelques railleries amusées vers la taverne du camp. Les sons familiers des rires et des discussions animées s’élevaient de l’auberge, contrastant avec l’effort silencieux et intense de ces derniers jours.

En pénétrant dans la taverne, ils furent accueillis par l’atmosphère chaleureuse qui régnait parmi les autres disciples, déjà attablés, leurs visages encore rougis par la fatigue, mais illuminés de sourires. Des anecdotes légères fusaient de tous côtés, chacun racontant ses mésaventures de l’entraînement, riant de bon cœur des erreurs, des chutes, des maladresses.

Galadar déposa Surya sur un banc, une bière à la main, et leva son propre verre en direction de la salle.

“À nos bleus devenus moins bleus !”

Les rires éclatèrent de plus belle, et, malgré la douleur qui lui pesait encore, Surya sentit un sourire se former sur ses lèvres. Pour la première fois depuis longtemps, il se laissait aller à la légèreté du moment.