La guerre n’a cessé d’attaquer Kanagawa. Sans relâche. Et comme si cela ne suffisait pas, des conflits diplomatiques et politiques ont ajouté leur grain de sel dans un plat déjà suffisamment épicé. Ton rôle à toi, a bien changé. De maître d’armes magique et épéistes, tu es retourné à tes anciens travers. Fureter à droite et à gauche sur ordre de supérieurs dépassés par le nombre de missions à accomplir en toute discrétion. Si tu avais laissé cette vie derrière toi, tu t’es rendue à l’évidence qu’enseigner ne t’aiderait pas à protéger tes proches.

Iseko avait été enlevée et laissée sur une île althéenne, revenue avec une légère perte de mémoire, elle est aujourd’hui incapable de dire ce qu’elle a vécu là-bas. Naoto a tout simplement disparu depuis les récents évènements, et malgré tes recherches, tu ne la retrouves nulle part. Tes supérieurs s’inquiètent des dégâts qu’elle pourrait causer. Redevenir un ninja à temps complet est le seul moyen d’obtenir un maximum d’informations.

Ainsi est ta voie à présent.

Alors que tes cheveux virevoltent au vent, relevé en une longue queue de cheval éparse, tu observes les environs de Daishan, le regard dans le vide. Si tu commençais à retrouver un semblant de vie, une humanité perdue avec ta famille, tu as de nouveau fermé la porte à tout ce qui pouvait attendrir ton cœur déjà meurtri. Tu n’as pas le temps de t’apitoyer sur ton sort, tu n’as pas non plus l’énergie de t'épancher sur des émotions, car cela représente dans tous les cas une perte.

Tu dois avancer.
Être efficace.

Sur conseils de tes supérieurs, tu as rempli un formulaire pour changer de style de combat. Si tu as d’abord pensé à décorer tes intérieurs de vêtements de jolis kunais à lancer sur tes adversaires, tu avais besoin d’une arme plus directe, plus au corps-à-corps. Et quoi de mieux qu’un kusarigama ? Si l’on en croit les dires de la population, les maîtres d’armes Amari venus sur Cheldis sont les meilleurs dans leur domaine, alors pourquoi pas.

Ainsi donc, lors d’un énième contrat, à la lueur des rayons lunaires, tu as laissé partir ce formulaire soigneusement plié pour qu’il fasse son chemin jusqu’à l’instructeur chargé de ton futur apprentissage. Du moins … Tu l’espérais.

Quelques jours plus tard, la nouvelle tombe dans tes mains, et te voilà déjà en train de prévenir tes supérieurs qu’il te faut des jours libres pour suivre cet entraînement spécial. Bien entendu, vu qu’il s’agissait d’une de leur demande, de te former sur autre chose, ils n’ont pu qu’autoriser ta courte absence.

C’est après toute cette préparation, que tu as mis le pied à Akielos de nouveau, pour rejoindre Makrinitsa. Le village ne payait pas de mine, mais tu avais sacrément besoin d’une nuit de sommeil avant d’entreprendre de rejoindre le camp d’entraînement dressé pour l’apprentissage.

Au lendemain, tu te sens prêt.

Avec quelques indications des villageois, tu parviens à trouver l’entrée d’une grotte , nichée dans les montagnes. Difficile à trouver pour un novice, mais à penser comme un ninja, ce n’est finalement pas une épreuve en soi. Quelques bougies vacillantes sont incrustées dans les parois, signe qu’il s’agit du bon endroit, mais aucune présence aux alentours. Prudent, tu pénètres dans la grotte en suivant les lueurs jusqu’à ce qu’un seul souffle ne vienne toutes les éteindre d’un seul coup.

Tu t’arrêtes et portes ta main sur le pommeau de ton glaive par réflexe, dans une position défensive. A défaut de pouvoir observer les alentours, tu écoutes. Tu as l’habitude d’être dans le noir, d’agir la nuit, d’être privé de certains de tes sens. Tu peux ressentir une présence, mais tu ne l’entends pas. Si discrète, tu t’imagines un fantôme comme dans le manoir de l’auteur sur lequel tu as enquêté quelques mois auparavant à Uzuri. Tu restes en alerte, jusqu’à ce qu’une voix, presque chuchotée se fasse entendre à côté de ton oreille. Comme une ombre, la présence apparaît et disparaît, tu ne parviens pas à savoir où elle sera la prochaine fois. C’est quelque peu frustrant.

« J’ai l’impression que vous êtes une ombre, comme moi, mais que votre perception est trop étriquée. Coincé dans quelques souvenirs douloureux, vous avez oublié pourquoi vous vous battez. »

Tu fronces les sourcils, sans répondre, intrigué par ses paroles.

« Le glaive. Protecteur. Noble. Chevaleresque. Un désir de protection ? Une preuve de vaillance ? Pourquoi le glaive ? »

Une bougie se rallume à tes côtés, te permettant de légèrement mieux voir, mais la présence reste cachée, et silencieuse. Sans doute attend-elle une réponse de ta part, mais que lui dire lorsqu’elle a raison ? Tu baisses les yeux, ne trouvant aucun mot qui convienne.

« Le silence … C’est une bonne chose parfois. Mais dites-moi pourquoi vous êtes venu jusqu’ici aujourd’hui. »

Sur le formulaire, une simple demande, impersonnelle, sans frioritures, comme un ninja bien dressé, un soldat à la botte d’autres qui ne pose aucune question.

« Je suis un ninja de l’armée impériale de Kanagawa, et l’on m’a demandé de- »

Sa langue claque contre son palais.

« Vous. Pourquoi VOUS êtes venu ici ? »

Tu ne comprends pas sa question. Tu es venu parce que tes supérieurs attendent de toi des résultats plus performants. Parce que la guerre est à vos portes et que tu ne peux pas prendre le temps d’hésiter ou bien même de réfléchir. La plupart du temps, c’est vrai, on le fait pour toi. On te dit où aller, quel objectif accomplir, et tu reviens pour que le cycle recommence.

« Si vous n’avez pas la réponse aujourd’hui, peut-être l’aurez-vous demain … »

Elle abandonne son invisibilité déconcertante et se présente devant toi, plongeant son regard dans le sien. Tu es quelque peu déstabilisé. Bien que tu côtoies des Amari à Kanagawa, de loin, tu es toujours perturbé par leur présence.

« Je suis Sara et je vais vous enseigner le maniement du Kusarigama. »

Avec une politesse presque automatique, tu t’inclines pour la remercier.

« Beaucoup croient que c'est une arme imprévisible, compliquée à manier. Peut-être pour eux, mais pas pour vous, si vous apprenez à l'écouter. Ce n'est pas une simple faux au bout d'une chaîne. C'est une danse, un équilibre entre le contrôle de la lame et la souplesse de la chaîne. Vous ne la maîtrisez pas… vous dansez avec elle. »

Sa voix est douce, presque chuchotée, mais chaque mot résonne avec une force tranquille. Tu l’écoutes avec une attention akieloise, comme si tu entendais le sermon d’un moine dans un temple. Tu laisses ses propos pénétrer ton être comme de petites aiguilles vicieuses qui s’insèrent dans ta peau. Tu es attentif, concentré, tu ne bouges pas d’un pouce.

« Quand vous tenez la chaîne, ne forcez pas. Laissez le poids vous guider. Laissez la tension monter au bon moment, et relâchez-la au bon endroit. Il s’agit de rythme. Si vous perdez le rythme, c’est la fin pour vous. Et pour votre adversaire, c’est une opportunité. Mais si vous suivez le courant, vous contrôlerez l’espace autour de vous comme personne d'autre. Vous pourrez frapper à distance ou à portée rapprochée, comme un éclair qui touche où il veut. »

Elle fait un mouvement rapide, et la chaîne virevolte autour d’elle avant de s’enrouler délicatement à ses pieds. Tu envies cette aisance qu’elle a de se laisser totalement guider par la fluidité de la chaîne, tu envies ce plein contrôle de soi au point de pouvoir lâcher prise.

« En combat, la discrétion est tout, mais je pense que je ne vous apprends rien. Faites en sorte que votre adversaire ne voie que le fouet. Vous, vous êtes une ombre, invisible, insaisissable. Le kusarigama fait le reste. Chaque attaque doit être pensée, chaque mouvement doit préparer le suivant. C’est ainsi que vous serez capable d'anticiper les actions de votre adversaire. »

Elle vous lance un regard appuyé, et tu frémis légèrement en maintenant le contact.

« Ici, on n’a pas besoin de hurler pour se faire entendre. Vous comprendrez cela bien assez vite. L’apprentissage du kusarigama, c’est comme apprivoiser un orage : silencieux jusqu’au moment où la tempête éclate. »
« Par quoi l’on commence ? »

Un très léger se dessine sur ses lèvres. Avant de disparaître de nouveau, elle murmure quelques mots qui résonnent contre les parois.

« Vos sens. »

Le premier jour n’a rien de simple. Si tu pensais que ton ouïe était suffisante, tu as appris à tes dépends qu’elle n’était pas au niveau de ton adversaire. Tout d’abord, sans armes, Sara te tend des embuscades dans les dédales de ces grottes qu’elle semble connaître par cœur. Tu t’es demandé depuis combien de temps elle apprivoisait les parois et les couloirs de Makrinitsa, mais elle ne t’a répondu que par énigme.

« Je ne fais que danser avec vous. »

Danser n’est pas une capacité que tu possèdes malheureusement pour toi. Tu as toujours préféré regarder ta femme et ton enfant se perdre dans les notes de musique lors de festivals plutôt que de les rejoindre. Danser est un art que tu n’as jamais appris. Ton éducation modeste et ton désintérêt pour cette pratique ne t’aident pas à comprendre l’apprentissage de Sara. Danser. Danser, mais dans quel but ?

Perdu dans tes pensées, la chaîne s’enroule autour de tes pieds avant que tu ne tombes sur les fesses, dans une grimace disgracieuse. L’instructrice apparaît devant toi, un sourcil levé, avant de tendre sa main vers toi pour t’aider à te relever.

« Vous n’êtes pas concentré. Je suis votre adversaire, un ennemi, et je veux votre mort. »

Tu plisses le nez, ressentant encore la douleur sur tes fesses, mais au lieu de saisir sa main pour te relever, tu essaies de l’attraper pour la faire basculer. Mais c’est une ombre, une vraie, elle se dissimule aussitôt dans l’obscurité des grottes. Bien décidé à te concentrer davantage, tu t’enfonces également dans le dédale, avec l’espoir que tu comprennes l’essence de cette danse et la stratégie qui repose derrière le cerveau malin de Sara.

En fin de journée, tu as peut-être développé ton ouïe pour avoir plus d’attention sur ton environnement, tu as la terrible sensation de ne pas avoir progressé. Tu n’as pas tenu le kusarigama en main, tu ne connais ni son poids, ni sa fluidité. Ainsi, tu ressens cette journée comme un échec cuisant, et cela pèse sur ton moral.

De retour au village après quelques dizaines de minutes de marche, tu vois un immense feu de camp dressé sur la petite place. Quelques gens sont attroupés pour boire un verre de nectar frais. Ton coeur n’est pas à la fête, tu essaies de te faufiler jusqu’à ta chambre provisoire, mais une femme, au sourire joyeux, vient te chercher par le bras afin de t’installer sur l’un des troncs placés autour des flammes.

Sous tes yeux attentifs et admiratifs, elle danse et danse et danse encore. Son corps semble si fluide que tu ne parviens pas à comprendre comment un corps humain est capable de faire ça. Toi, tu es rigide, notamment à cause de ta formation au bouclier, au glaive et à la magie de soin. Tu n’as jamais eu besoin de cette agilité que l’on te demande aujourd’hui.

Tu baisses les yeux, pensif, puis fermes tes paupières.
Une danse …

Voilà un mot qui te donne beaucoup de souci aujourd’hui.

La jeune femme s’avance vers toi et saisit de nouveau ton bras. Tu essaies de lui refuser, parce que tu ne sais pas effectuer les mouvements qu’elle faisait juste avant mais d’un ton enjoué, elle insiste. Sans vouloir la vexer, tu acceptes et rejoins les quelques personnes qui festoient autour du feu. Tu n’arrives pas à suivre le rythme de la musique, ton corps est comme gelé de l’intérieur.

Tes mouvements sont bruts ou trop coincés. Tu n’es pas à ton aise ici. La jeune femme saisit tes mains et les glisse sur ses hanches, dans une tentative de séduction qui fait monter le rouge à tes joues. Alors que tes yeux fuient, tu remarques une drôle d’ombre derrière un arbre des alentours et des yeux perçants te fixent.

Sara.
Tu n’es peut-être pas capable de voir son visage, mais tu sais que c’est elle. Pour l’avoir ressentie toute la journée, tu n’as aucun doute là-dessus. Aussitôt regardée, aussitôt disparue. Tu émets un faible sourire, tes mains suivant toujours les déhanchés ardents de la jeune femme qui a jeté son dévolu sur toi.

Ce soir-là, tu prends conscience de plusieurs choses.
Tu n’es pas fait pour danser à proprement parler.
Mais ce n’est pas cet art que Sara voulait t’enseigner.

Non.
Ce qu’elle voulait dire, c’était : lâcher prise.

Tu n’as pas été capable de fermer l'œil de la nuit. Après avoir refusé doucement les avances de la jeune femme au déhanché endiablé, tu as rejoint ta chambre dans le but de dormir. Mais les pensées allaient et venaient comme une danse machiavélique, t’empêchant de te reposer ou de méditer. Le jour se lève à peine que tu te débarbouilles le visage, relèves tes longs cheveux dans une queue de cheval haute et sommaire, puis quittes l’auberge silencieuse de toute activité.

Tu traverses le village, la tête dans les nuages. Ce n’est pas la fatigue qui pèse sur tes épaules, mais la sensation d’être perdu, de ne pas savoir qui tu es, ce que tu veux et où tu vas. Tu ne peux pas trouver l’illumination en une seule journée. Après tout, l’ordre venait d’en haut, il n’y a rien de plus à comprendre sur cette décision. Cela dit, Sara ne semble pas de cet avis.

En arrivant près de la grotte, tu inspires tout l’air possible pour faire gonfler tes poumons et ton torse, avant de tout relâcher dans un souffle court qui vise à te motiver. Un peu de nerfs bon sang. Sara ne se contente pas d’accepter que tu te laisses porter par quelques ordres hiérarchiques, elle veut te pousser dans une réflexion sur toi.

C’est plus difficile qu’il n’y paraît.

« Vous n’êtes pas concentré. »

Malgré un léger frisson qui te parcourt, tu ne sursautes pas en entendant ces mots dans ta nuque. Tu te contentes de fermer les yeux un instant, entre agacement de ne pas l’avoir entendue et amusement de constater que ce comportement est une habitude chez elle. Elle se place devant toi et te regarde fixement, sans rien dire. C’est comme si elle était en train de lire dans ton esprit, comme si elle lisait les nombreuses lignes de réflexion que tu avais depuis la veille au sujet de cet entraînement.

« Vous allez apprendre à manier le Kusarigama aujourd’hui. Pensez à l’apprentissage d’hier, vos sens doivent être éveillés, votre concentration au maximum. »

Elle tourne les talons, prête à s’enfoncer dans l’obscurité de la grotte, mais elle s’arrête.

« J’espère que vous avez pu vous reposer, que votre agréable compagnie de la nuit ne vous a pas privé de ce privilège. »

Un léger ton rosé colore tes joues avant que tu ne protestes.

« Je savais que vous étiez là, je vous ai vue ! »

Elle tourne un regard vers toi, et tu jurerais qu’elle arbore un léger sourire.

« Vue ou sentie … ? Vous avez appris quelque chose hier finalement … »

Encore une fois, tu allais répondre mais elle te coupe l’herbe sous le pied. Tu te retrouves pantois un instant. Tu n’es pas certain qu’il s’agisse d’un compliment, mais toi qui avais l’impression d’avoir échoué, c’est sans doute le boost dont tu avais besoin pour commencer la journée. En plus de savoir que tu allais enfin avoir l’arme dans les mains.

…

Tes yeux sur le kusarigama, tu inspectes visuellement l’arme sous toutes les coutures. Sa chaîne est médiocre, mais cela suffira pour ton entraînement. La lame n’est pas aiguisée, ce qui t’arrange puisque tu auras moins de chance de te blesser pendant l’entraînement. Sara t’explique, de sa voix à demi chuchotée, qu’il va te falloir de l’entraînement à manier d’abord la chaîne, à comprendre son poids et sa portée. Elle te fait faire quelques mouvements mais tu n’as pas l’habitude de manier quelque chose d’aussi fluide. Au mieux, tu as déjà eu une dague entre les doigts, mais rien de serpentin comme une chaîne. Dire que tu es empoté est un euphémisme. Le poids de l’arme te tombe une fois sur la tête, provoquant un léger mal de tête pendant quelques heures, mais rien qui ne t’arrête.

Alors que tu continues de t’entraîner avec beaucoup de difficultés, tu es capable de sentir que Sara se trouve quelque part dans les environs. Tu es plus conscient de ton environnement sans même t’en rendre compte, mais tu n’iras pas le dire ou bien même le croire.

« J’ai réfléchi à la raison de ma présence ici. Je ne suis pas certain de vous donner la réponse que vous attendez. Je ne suis que la marionnette de mon pays. J’exécute chaque ordre que l’on me donne sans discuter. Kanagawa est ainsi, elle inculque la discipline. C’était mon choix de continuer à servir ma patrie pendant la rébellion. J’ai protégé les enfants impériaux, aidé la jumelle apeurée d’être tuée à se défendre, à faire face du mieux que j’ai pu … »

Tu t’es arrêté, tête baissée, plongé dans tes souvenirs. Certains plus douloureux que d’autres.

« Si j’agis sous les ordres directs de mon pays, je n’ai pas besoin de me préoccuper des conséquences parce que ce n’est pas ce qu’on me demande. Je ne dis pas que les décisions prises sont indiscutables, mais j’estime que plusieurs cerveaux avec de l’expérience sont plus fiables que celui d’une seule personne. »

Où est ta place dans la chaîne alimentaire de Cheldis ?
Tu n’y as jamais réfléchi.

« Cependant, je ne suis pas dénué de raison ou de volonté. Il m’est arrivé de détourner les ordres pour arriver à une conclusion qui convient à tout le monde. »

Un regard à présent déterminé, c’est comme si tu venais de trouver une réponse plus ou moins convenable. Tu reprends les mouvements avec la chaîne, faisant tournoyer le poids avec un peu plus de facilité qu’au début. Tes poignets sont certes douloureux à force de se tourner dans tous les sens, mais tu sens qu’ils travaillent pour fournir les efforts que tu demandes.

« Vous m’avez demandé pourquoi je voulais m’entraîner, changer de spécialité, pourquoi le kusarigama … Voici ma réponse : je veux servir mon pays, lui être utile. Je veux également être l’ombre qui protège les plus faibles et je ne crois pas me tromper en disant que j’ai bien fait de suivre cet entraînement. C’est un immense changement de point de vue pour moi, j’estimais devoir être en avant pour prendre les coups à la place des autres, mais la guerre exige des remises en question. Elle exige que je reprenne mon ancienne place. Si je suis efficace dans ma profession, je parviendrai à combiner les deux. »

Et le fait de savoir où tu vas, d’avoir mis tes mots sur ta pensée, tu parviens, de justesse, à effectuer une manœuvre complexe avec le kusarigama. Tu n’es pas sûr de pouvoir la reproduire mais le simple fait d’avoir fait tournoyer la chaîne autour de toi sans te blesser ou sans te frapper littéralement avec, te donne un petit sourire victorieux.

L’après-midi du deuxième jour, Sara t’explique comment utiliser le kama de l’arme. Tu as du mal à tout saisir, mais tu n’hésites pas à poser des questions. Tu es presque surpris de la patience dont ton instructrice fait preuve avec toi. Tu as l’impression d’être retourné quelques années en arrière, lorsque tu as intégré ton service militaire tardivement, sauf qu’ici, tu es le seul élève. Sauf que dans cette situation, tu n’en as que pour trois petits jours. Seulement trois jours et deux nuits pour assimiler la nouveauté dans ta petite tête kanagawaise.

Le kama est une lame particulière, et bien que la tienne soit émoussée, tu comprends à sa forme de faucille qu’elle peut causer des dégâts importants mais fourbes. Un mannequin devant tes yeux, Sara te montre quelques techniques simples, avec des mouvements lents pour que tu puisses regarder et reproduire. Sans même t’en rendre compte, ta main a enserré le manche du kama et tu as instinctivement imité ses gestes.

C’est loin d’être parfait, mais plus tu pratiques, moins tu ressens de pression contraignante. Le genre qui te raidit les muscles et tire sur les tendons de tes articulations. Concentration et assiduité sont les maîtres mots de ces trois jours, tu t’efforces de rester alerte sur le moindre changement dans ton environnement.

C’est ce que Sara t’a appris.
C’est ce qu’elle veut que tu maintiennes.
Tu ne veux pas la décevoir.

« Vous allez enchaîner des coups simples sur le mannequin. Une fois que vous aurez compris l’enchaînement, vous pourrez pratiquer la fluidité. N’utilisez pas le kusari pour l’instant, seulement le kama. »

Tu te contentes de hocher la tête avec détermination et te mets au travail.

…

La journée se termine alors que le ciel a perdu les couleurs que lui donne le soleil en journée. Tu ne t’es pas rendu compte du temps passer, ni de la fatigue accumulée dans tes muscles durant ces longues heures d’entraînement. En déposant le kusarigama dans un coin, tu te masses machinalement les poignets, avant de sentir la présence de Sara se rapprocher. Elle saisit tes mains pour observer ta peau, remarquant à la lueur de quelques torches allumées et vacillantes des rougeurs anormales.

« Appliquez de la glace dès que vous rentrez, ainsi que ce baume. »

Elle te tend une petite boîte circulaire qui tient tout juste dans ta main. Tu la regardes, haussant un sourcil, posant une question silencieuse avec tes yeux.

« Je ne peux pas vous ménager en trois jours, mais il est important de savoir que votre corps est un outil nécessaire pour les combats. Si vous le malmenez sans en prendre soin en retour, il vous lâchera. »
« Je vous remercie pour votre sollicitude et vos conseils. »

Sara est une bonne personne. Amari ou humain, les êtres vivants se ressemblent d’une certaine manière. Chaque individu a besoin d’air pour vivre et d’un corps pour survivre. Tu as entendu bien des rumeurs sur ces êtres venus d’autres contrées, qu’ils traitaient les humains comme des petits insectes ignorants. Mais tu ne te sens pas comme ça avec Sara. Elle est dure, mais c’est pour le bien de ton entraînement, il n’y a pas une once de discrimination dans ces mots.

Du moins, tu ne l’as pas ressenti.

Après un énième remerciement et une salutation respectueuse, tu quittes la grotte pour rejoindre ta chambre temporaire dans la taverne de Makrinitsa. Tu effectues les soins demandés par ton instructrice et ne tardes pas à dormir. Les deux jours précédents ont été remplis, tu mérites un peu de repos.

…

A l’aube du lendemain, tu rejoins le lieu de ton entraînement, et immédiatement, sans prévenir, Sara te met en situation. A l’aide de son kusarigama, elle effectue quelques enchaînements, que tu es censé esquiver au prix d’une concentration maximale. Tu te prends des coups, le poids du kusari se fait ressentir sur ton corps, comme si quelqu’un te donnait des coups de pied ou de poing un peu partout. Tu te pensais agile, mais il fallait que tu rencontres Sara pour te rendre compte que tu te reposais sur tes lauriers sans penser à une amélioration significative de ta forme.

Tu n’arrives pas à suivre sa vitesse, sa dextérité, qu’il s’agisse de tes yeux ou de tes sens, il est impossible de parvenir à tout faire en même temps. Du moins, pas aujourd’hui, avec si peu de pratique. Tu espères y arriver, un de ces jours. Pouvoir confronter l’ombre elle-même est intéressant. Malgré tes nombreux échecs, malgré les nombreuses fois où le kusari s’enroule autour de tes pieds pour te faire basculer, malgré les chutes douloureuses sur les fesses, malgré tout ça … Tu apprends énormément.

Tu ne sais pas comment tu vas continuer ton entraînement, lorsqu’un professeur aussi talentueux que Sara ne sera plus à tes côtés pour reprendre ta posture, te forcer à rester focus, ou te donner des conseils avisés sur le maniement de ton corps et de l’arme mais, tu te promets de faire le maximum.

Cette rencontre a changé quelque chose à l’intérieur de toi.
Tu ne le sens que très peu pour le moment, parce que tu ne peux pas te concentrer sur l’entraînement et tes propres changements, mais lorsque tu en prendras conscience, Yamato, tu auras beaucoup grandi.

…

L’exercice suivant consiste à manier l’ensemble de l’arme, alternant entre des coups serpentins avec la chaîne et des coups plus francs avec la partie faucille. Tu as du mal à te coordonner, c’est comme si tes mains ne voulaient pas faire deux choses distinctes à la fois. C’est sans doute le plus difficile, donner l’ordre à un poignet de tournoyer tandis que l’autre doit simplement trancher. Épuisé mentalement comme physiquement, tu ne sais plus vraiment comment faire pour tenir. Tu te rappelles de cette fois où les Anthróposraptis vous ont encerclé dans la forêt d’Akielos, une marchande, Iseko et toi, lorsque tu devais tenir face aux assauts répétés de leurs lianes acérées … La sensation est similaire.

Tu n’es pas du genre fragile. Tu as une bonne constitution, et le service militaire de Kanagawa n’est pas connu pour être sympathique. A cause de la rébellion de 1538, la sévérité de l’éducation militaire s’est renforcée, ce qui a rendu les entraîneurs moins patients, plus stricts, plus à cran. Toi, qui as appris en fréquentant les champs de bataille, tu as vu les changements s’opérer.

Mais ici, avec Sara, c’est d’un autre niveau.
Tout ton corps te fait ressentir le poids de ces trois jours.
La lourdeur d’une unique nuit de sommeil.
La douleur de tes poignets te fait lâcher l’arme.
Plusieurs fois.
Tu grimaces.
Tu te relèves malgré les chutes.

Mais il arrive un moment où tu n’es plus capable de serrer le poing sur la poignée du kama. Il arrive un moment où ton corps refuse de se lever, si bien que tu as l’impression que tes fesses sont collées au sol de la grotte. Essoufflé, tant par les efforts monstrueux, les assauts répétés de Sara que par les différentes parties souffrantes de ton corps, tu cesses de lutter. L’Amari s’arrête également pour s’approcher de toi.

« Je sens une nouvelle détermination aujourd’hui, mais vous devez apprendre à vous économiser. Si vous donnez tout sans écouter votre corps, vous finirez dans cet état à chaque fois. Vous précipiter causera votre perte. Faites attention. »

Tu pousses un long soupir avant d’essayer de te relever, grimaçant de nouveau à cause de ton poignet. Sara te tend son bras, que tu saisis volontiers sur l’avant-bras afin d’épargner tes tendons déjà trop sollicités. Une fois sur tes pieds, tu poses ton dos contre la paroi de la grotte pour te remettre de tout cet entraînement.

« Prenez du repos à présent. Je suis certaine que vous vous souviendrez de chaque mouvement, chaque douleur, chaque écho en ces murs pour poursuivre votre maîtrise. »

Elle pèse probablement ses mots, parce que tu ne vas pas abandonner de si tôt. Mais pour le moment, c’est effectivement un repos bien mérité qui t’attend en rentrant. Tu ne vas pas non plus te dépêcher pour rentrer à Kanagawa, ces derniers jours ont été particulièrement éprouvants, tu as besoin d’un peu de calme et de méditation.

Après quelques échanges supplémentaires, des inclinaisons respectueuses de ta part pour la remercier de tout ce qu’elle a fait pour toi en trois jours seulement et un au-revoir sans certitude que vous vous retrouverez un jour, vous vous quittez. Sara recommencera à former un nouvel apprenti dès le lendemain, et toi, tu prendras doucement la route pour rentrer au pays.

Marchant lentement jusqu’à l’auberge du village, tu regardes le ciel.
Cette fois, tu peux voir les douces couleurs de l’été akielois.
Cette fois, le soleil éclaire encore Cheldis, bien qu’il soit bas à l’horizon.

Demain, un nouveau combat commencera.
Demain, tu le sais, tu seras un autre homme.